YugoslaviaLa République socialiste fédérale de Yougoslavie a été le seul pays dans l’histoire à avoir expérimenté l’autogestion durant presque toute son existence. L’autogestion était censée être l’essence du système social yougoslave et les Conseils de travailleurs en étaient le cœur. Les réussites et les échecs de cette expérience prennent une importance évidente du fait du retour des idées de démocratie participative et d’autogestion dans certains pays et dans certains courants du mouvement ouvrier 1. Si l’expérience yougoslave nous prouvait que l’autogestion en tant que telle est impossible, alors il serait inutile de relancer cette idée puisque chaque tentative serait alors vouée à l’échec. Mais si l’échec de l’autogestion yougoslave n’est pas causée par les imperfections inhérentes de l’être humain, alors d’autres explications doivent être recherchées. Dans le même temps, le fait que les Conseils de travailleurs aient duré quarante ans est en soi une évidence que ce projet avait des côtés positifs qui ne doivent nullement être sous-estimés.

Retour historique sur la création des Conseils de travailleurs

L’autogestion ouvrière 2 ne faisait nullement partie du programme initial du Parti communiste de Yougoslavie (qui prit le pouvoir en 1945). Selon ce parti, l’économie se devait d’être sous le contrôle de l’État d’autant que les nationalisations devaient généraliser la propriété d’État. Le Bureau politique du Parti communiste était l’organe politique essentiel ; les syndicats étaient contrôlés par le parti et n’étaient qu’une simple courroie de transmission. Les Conseils de travailleurs ont été créés pour la première fois en 1949. Ils devaient servir d’organes consultatifs alors que la prise de décisions restait dans les mains des dirigeants d’entreprises nommés par l’État. Ce n’est qu’en juin 1950 que les Conseils de travailleurs sont devenus des organes de gestion par une loi de l’Assemblée fédérale populaire plaçant les entreprises d’État et les plus hautes unités économiques sous la gestion de collectifs de travail.

Les Conseils de travailleurs n’ont pas été créés suite à un mouvement conscient des travailleurs mais plutôt comme un sous-produit du conflit entre Staline et la direction du PC yougoslave. Il est improbable que ces conseils de travailleurs eussent été créés si ce conflit ne s’était jamais produit.   Ce conflit a posé à la direction du parti yougoslave deux problèmes. Premièrement, il devait d’abord prouver sa propre légitimité et sa fidélité au marxisme pour justifier sa contestation de la direction soviétique. Deuxièmement, le conflit lui-même incitait à une remise en cause de l’ordre social existant qui n’était qu’une simple duplication du système soviétique. Il eut été étonnant, voire impossible, d’expliquer pourquoi ces deux directions sont entrées en conflit s’il n’y avait aucune différence de système social.

Évidemment, la direction yougoslave aurait pu choisir une autre façon de se différencier de l’Union soviétique. Mais l’introduction de l’autogestion comme alternative au système soviétique n’est pas non plus le fait du hasard. La plupart des dirigeants yougoslaves étaient des marxistes érudits. Il n’est ainsi pas surprenant qu’ils aient décidé de « retourner à Marx » et d’intégrer des idées qui, d’une façon ou d’une autre, étaient présentes durant la Commune de Paris et la Révolution d’octobre. Par ailleurs, le concept d’autogestion ouvrière, déjà connu dans le mouvement ouvrier et la théorie marxiste, s’opposait naturellement et de façon indiscutable à la pratique stalinienne de domination bureaucratique sur la totalité de la société, tout particulièrement dans le domaine économique. Ensuite, il était évident que les travailleurs, dans une économie centralement dirigée, ne pouvaient que manquer de motivation économique. Cela induisait la nécessité d’une gestion décentralisée. Si la décentralisation n’entraîne pas nécessairement le contrôle ouvrier, c’était la solution la plus appropriée dans le contexte yougoslave. Enfin, durant la guerre de libération nationale de 1941-1945, des comités populaires de libération auto-organisés sont apparus sur tout le territoire comme de nouvelles institutions de pouvoir. Même s’ils étaient sous la direction politique de l’Armée nationale de libération et du Front national de libération, ils intégraient de nombreux non-communistes ou de membres des partis bourgeois d’avant-guerre. Même si ce phénomène n’a duré que quelques années, les dirigeants yougoslaves l’ont vu comme un bon point de départ pour le développement de l’auto-organisation ouvrière et de l’autogestion.

La révolution yougoslave a été réelle, trouvant ses origines dans la lutte contre l’occupation nazie. À la fin de la guerre, la direction yougoslave avait à sa disposition une armée de 800 000 hommes et un parti communiste expérimenté de 141 000 membres 3. Elle ne reçut de l’aide de l’armée rouge soviétique qu’à la fin de la guerre. De cette lutte indépendante, la direction yougoslave entendait poursuivre une politique indépendante. Ceci ne pouvait mener qu’à un conflit avec la direction soviétique.

À cause de la stalinisation du PC yougoslave dans les années 1930, le concept de « socialisme d’État » a été accepté et mis en place durant les premières années de l’après-guerre. Il a aussi été appelé « étatisme révolutionnaire » par certains idéologues en vue et proclamé comme une nécessité dans une société sous-développée. Cependant, l’existence de cet « étatisme révolutionnaire », même temporaire, a amené la formation d’une bureaucratie qui devenait de facto une nouvelle classe dirigeante. C’était une bureaucratie avec ses intérêts propres qui a initié l’autogestion, avec la première forme de Conseils de travailleurs. Telle était la contradiction de base du système yougoslave d’autogestion qui l’amènera finalement à l’échec.

Il n’y avait pas de mouvement ouvrier fort et autonome en Yougoslavie au moment des premiers Conseils de travailleurs. Les syndicats étaient sous le contrôle du PC qui était fortement centralisé. Les syndicats d’avant-guerre ont longtemps été contrôlés par un petit groupe social-démocrate pro-régime et lorsque les communistes ont gagné des positions dirigeantes dans les principaux syndicats (de plus de 100 000 membres), ils ont alors été démis par le gouvernement (1940). L’aile politique du mouvement ouvrier n’était pas forte non plus. Alors que le Parti socialiste légal était fortement intégré dans le régime et sa classe dirigeante et n’avait pas une grande influence sur la classe ouvrière, dans les années 1930, le PC était totalement illégal et ce, même s’il avait une influence grandissante sur les travailleurs. C’est ainsi qu’à la fin des années 1940, le mouvement ouvrier manquait d’autonomie et n’avait aucune culture politique développée qui pouvait l’autonomiser de l’État, du parti ou des employeurs.

L’arriération économique et culturelle la société yougoslave a eu un grand impact sur le développement de l’autogestion. La petite taille de la classe ouvrière à la fin de la seconde guerre mondiale – avec 75 % de la population vivant de l’agriculture 4 – a aussi influencé le projet des Conseils de travailleurs 5. Les travailleurs yougoslaves étaient d’origine essentiellement paysanne. Ils manquaient de qualifications professionnelles, sans parler de culture d’organisation et de lutte contre les autorités. La plupart de ces nouveaux travailleurs concernés étaient en fait souvent des ouvriers à mi-temps disposant d’un lopin de terre pour cultiver. Ils n’étaient pas habitués à la discipline du travail ouvrier ou au fonctionnement des Conseils de travailleurs. Leur manière de pensée était typiquement « petite bourgeoise ».

De plus, la société yougoslave n’a jamais développé ce type de culture politique démocratique qui était nécessaire à l’exercice de l’autogestion. Il y a toujours eu une culture politique autoritaire dans laquelle des leaders charismatiques jouaient les premiers rôles dans la vie sociale pendant que l’État était souvent vu comme bienveillant à l’égard du peuple. Ceci explique pourquoi les travailleurs yougoslaves n’ont pas su résister à la dégénérescence bureaucratique de l’autogestion. Dans le même temps, la direction du parti était face à un dilemme. D’une part, elle se devait d’approfondir le processus de transformation socialiste de façon à se démarquer du modèle soviétique et à se légitimer ainsi vis-à-vis des travailleurs yougoslaves. D’autre part, elle ne pouvait pas surmonter son manque de pratique de démocratie politique qui trouve son origine dans sa subordination à l’idéologie stalinienne et à ses relations internes centralisées. Dans la pratique, cette divergence ne pouvait être résolue que d’une seule façon : en introduisant une forme d’autogestion des travailleurs dans laquelle la bureaucratie et la classe ouvrière travaillaient ensemble – mais avec une prépondérance de la première.

Cette situation sociale a induit des doutes dans la direction du parti sur la prédisposition des travailleurs à l’autogestion. Le dirigeant yougoslave Josip Broz Tito pensait au contraire que l’autogestion ouvrière avait, de ce point de vue, été introduite en retard 6. C’était l’une des contradictions inévitables qui a marqué la première étape de l’autogestion ouvrière : l’autogestion exige un certain niveau de développement culturel professionnel et des capacités de gestion ; le temps et la pratique sont nécessaires pour y arriver. D’après une analyse réalisée sur les conseils ouvriers à Užice en Serbie, la plupart des membres des Conseils de travailleurs ne prenaient pas part à la discussion, alors que les dirigeants d’entreprise gardaient le premier rôle. Les décisions étaient principalement faites par des cadres administratifs et techniques et les travailleurs avaient tendance à les accepter sans réserve 7.

Processus législatif

Les Conseils de travailleurs ont été introduits dans les entreprises d’État par une directive de décembre 1949. Des conseils ont été formés dans 215 entreprises prédéfinies ; six mois plus tard, leur nombre avait atteint quasiment 800. Mais ils n’avaient aucun droit de gestion. Ils ne pouvaient que donner des avis et faire des propositions aux directeurs d’entreprises, lesquels n’avaient aucune obligation de les accepter. Ainsi, selon l’article 3 de la directive, les Conseils de travailleurs pouvaient discuter les plans de travail des entreprises, des règlements sur le lieu du travail, des normes de travail, etc. Le directeur devait prendre en considération les prises de position des Conseils de travailleurs. S’il y était opposé, il devait alors saisir un responsable opérationnel et administratif au niveau supérieur qui devait trancher le différend. Mais avant que cette décision ne soit prise, le directeur pouvait ne pas prendre en compte les demandes du Conseil des travailleurs. Même si le Conseil de travailleurs s’opposait aux décisions du niveau supérieur, le directeur se devait de les appliquer. Si les pouvoirs des Conseils de travailleurs au niveau de l’entreprise étaient très limités, ils étaient inexistants au niveau de la branche ainsi qu’au niveau national. Les premiers Conseils de travailleurs établis entre décembre 1949 et juin 1950 étaient des organes de participation et aucunement d’autogestion.

Les premiers Conseils de travailleurs ont été accueillis favorablement par la classe ouvrière et la société yougoslave dans son ensemble, mais il était clair dès le début que les limites dans lesquelles ils travaillaient était inacceptables. Une nouvelle loi fondamentale, ratifiée par le parlement fédéral le 27 juin 1950, constituait la base légale de l’autogestion ouvrière. Elle devait abolir la bureaucratisation excessive de l’économie, introduire une nouvelle démocratie et « établir progressivement la gestion des entreprises d’État et des plus grandes instances économiques par des collectifs de travailleurs selon les principes socialistes selon lesquels les travailleurs ont à gérer eux-même la production socialisée » (Préambule de la loi fondamentale) 8. L’article 1 de la loi établit que les collectifs de travail dirigent les entreprises d’État, qui sont la propriété du peuple, au nom de la collectivité et dans le cadre du plan économique de l’État. Les collectifs de travail remplissent cette tâche au travers des Conseils de travailleurs et des Conseils de gestion. Les Conseils de travailleurs sont élus par les travailleurs du collectif pour une période d’un an (articles 2 et 3). Le Conseil de travailleurs dans son ensemble, ainsi que chacun de ses membres, peuvent être démis à tout moment (article 3/2). Ceci rend les membres du conseil – à la différence des parlementaires qui ne peuvent être démis – responsables à l’égard de ceux qui les ont élus.

Le fait que les Conseils de gestion en tant qu’organes exécutifs aient eu une grande influence sur la gestion était le premier point faible de ce modèle d’autogestion ouvrière. Il est exact qu’ils étaient définis comme des comités élus et responsables devant les Conseils de travailleurs, mais ils étaient aussi responsables de la gestion des entreprises, conjointement avec le directeur, dans son fonctionnement quotidien. Pour ces décisions, le Conseil de gestion n’était pas seulement responsable vis-à-vis du Conseil des travailleurs mais aussi à l’égard des organismes d’État. Ceci a sérieusement restreint l’autogestion, en dépit de certaines limitations (dans l’article 6) des pouvoirs des Conseils de gestion. Une limite supplémentaire de la loi fondamentale était que le dirigeant d’une entreprise n’était pas élu par ses travailleurs mais nommé par l’État ou un Conseil de gestion d’une entreprise étatique d’un niveau supérieur. Le dirigeant n’était ainsi pas responsable vis-à-vis du Conseil des travailleurs mais à l’égard d’un Conseil de gestion ou d’un dirigeant d’un niveau supérieur.

Les Conseils de travailleurs avaient entre 15 et 120 membres. Les plus grands Conseils ressemblaient plus à des assemblées ou parlement de travailleurs 9 et ils n’avaient pas de contacts quotidiens avec les travailleurs.  De plus, les membres du Conseil n’étaient pas obligés de suivre l’opinion des travailleurs sur des points particuliers, ce qui renforçait ce manque de contact. C’était en soi une contradiction : les travailleurs pouvaient révoquer les membres du Conseil de travailleurs s’ils étaient en désaccord avec leurs décisions, mais ils ne pouvaient les obliger de suivre une ligne prédéfinie durant leur mandat.

Tous les travailleurs de l’entreprise, indépendamment de leur qualification, pouvaient élire et être élus dans ces conseils. Ces élections se tenaient tous les ans, sous une forme directe ou dans un scrutin secret. Légalement, les Conseils de travailleurs avaient les prérogatives suivantes : l’approbation des plans généraux économiques de l’entreprise, l’adoption de règlements intérieurs, l’élection et la révocation du Conseil de gestion, la délibération sur des décisions particulières d’un Conseil de gestion, l’allocation d’une partie du surplus de l’entreprise.

La relation entre les Conseils de travailleurs avec les Comités de gestion peut être comparée à celle des parlements et des gouvernements. Ceci était particulièrement le cas lorsque les Conseils de travailleurs étaient importants. Leur taille les handicapait en efficacité alors que les petits Conseils, composés de quelques cadres arrivaient à s’imposer. Et bien que les Conseils de travailleurs pouvaient définir l’orientation des entreprises, les Comités de gestion conservaient le contrôle sur les affaires courantes.

À partir de 1950, les Conseils de travailleurs ont toujours renforcé leurs positions. La constitution de 1974 et le décret sur le travail associé de 1976 (en serbo-croate Zakon o udruženom radu ou ZUR) ont marqué le sommet de leur position en renforçant leurs droits et en introduisant de nouvelles formes d’organisation basées sur le principe de la délégation. Les grandes entreprises ont été divisées en de plus petites unités, appelées Organisations de base du travail associé (OBTA) de l’ordre de 300-400 travailleurs, lesquelles étaient à nouveau subdivisées en unités encore plus petites correspondant aux divisions du travail et qui élisaient des délégués aux Conseils des travailleurs 10. Au niveau des OBTA, les travailleurs pouvaient décider des orientations les plus importantes. Pour autant, comme ces OBTA étaient dépendantes d’organisations plus grandes, régionales et nationales, le champ de leurs décisions restait limité.

Les institutions de base de l’autogestion étaient les assemblées et les Conseils de travailleurs. Les assemblées, composées de l’ensemble des travailleurs, se réunissaient de temps en temps pour fixer les principales priorités, alors que les Conseils se réunissaient plus régulièrement et décidaient des choses importantes. Il est important ici de distinguer deux droits donnés aux travailleurs à l’égard des Conseils de travailleurs. Tout d’abord, les travailleurs avaient le droit de démettre des membres du Conseil. Ils avaient ce droit depuis le début mais ne l’ont utilisé qu’en de rares occasions. Un autre droit qu’ils n’ont obtenu qu’en 1970 était de donner aux membres du conseil des consignes de vote précises. Si les travailleurs n’étaient pas satisfaits du comportement des membres du Conseil, ils pouvaient les démettre.

D’après la constitution de 1974 (article 100), les Conseils de travailleurs avaient le pouvoir d’élire les organes exécutifs et les dirigeants, d’établir les statuts de leurs entreprises, de définir la politique économique et les moyens de sa mise en œuvre, etc. Mais ils devaient suivre les directives fixées par les électeurs, ce qui signifiait qu’ils ne pouvaient pas suivre leur propre politique 11. Les Conseils de travailleurs ont alors eu plus de latitude en ce qui concerne l’affectation du surplus et l’accumulation. Les membres du Conseil devaient alors être en contact permanent avec leur base électorale – les travailleurs eux-mêmes – et ne pouvaient pas, comme dans la première phase de l’autogestion ouvrière, agir de façon indépendante. Ceci a évidemment démocratisé l’autogestion tout en élargissant son champ. Par un vote à la majorité des deux-tiers, les Conseils de travailleurs élisaient leurs dirigeants et les organes de gestion qui restaient responsables devant eux. Les nominations, cependant, restaient faites par des commissions spéciales composées de délégués des travailleurs, de membres des syndicats et de représentants des collectivités locales.

Les Conseils de travailleurs et les réformes du système

Les Conseils de travailleurs ont été concernés par de nombreuses réformes du système yougoslave de 1950 à 1990. Au début, le système se caractérisait pas un contrôle bureaucratique sur l’économie à partir d’un seul centre. À partir de là, on a assisté à un élargissement de l’autonomie des conseils de travailleurs. Entre 1952 et 1956, les conseils de travailleurs ne pouvaient pas déterminer l’allocation des ressources et la distribution du revenu 12. L’État déterminait le système des salaires ainsi que l’usage des fonds. Les réformes de décentralisation des années 1950 n’ont pas changé de façon significative le rôle des Conseils de travailleurs, sauf qu’ils dépendaient des niveaux républicain 13 et local au lieu des institutions fédérales. Après 1957, les salaires n’ont plus été fixés par les autorités publiques et les conseils de travailleurs eurent le droit de décider l’allocation des ressources restantes après paiement des impôts.

Les quinze années après l’introduction des Conseils de travailleurs peuvent être décrites comme une période de décentralisation graduelle de l’économie avec dévolution des pouvoirs sur les entités fédérales et les municipalités tout en élargissant l’autonomie des conseils de travailleurs. Les premiers éléments d’une économie de marché ont été introduits au début des années 1960. Ceci a contribué à la constitution d’une couche sociale managériale qui a remplacé les directions étatistes à la tête des entreprises. Formellement, les gestionnaires étaient sous le contrôle des Conseils de travailleurs, mais dans la pratique, ils imposaient leur pouvoir aux Conseils des travailleurs qui dans la plupart des cas étaient des chambres d’enregistrement.

Dans la première partie des années 1960, l’État maintenait un contrôle considérable sur les prix et les revenus des travailleurs. Les conseils de travailleurs ne pouvaient prendre des décisions relatives à la production que dans de cadre de prix établis par l’État. En 1965, l’élite politique a décidé de lancer une réforme radicale du système économique, introduisant plus d’éléments d’économie de marché et élargissant l’autonomie des entreprises. La fraction dominante de l’élite politique défendait que le marché et l’autogestion était inséparable. Son argument était que le marché était la précondition limitant l’intervention étatique dans l’économie qui en retour était nécessaire pour une plus grande autonomie des entreprises dirigées par les Conseils de travailleurs 14.

La réforme de 1965 a provoqué une réduction radicale de la planification économique, tout particulièrement au niveau macroéconomique. Les Conseils de travailleurs n’étaient pas en mesure de prendre les décisions adéquates, tout particulièrement au niveau des investissements. L’impact de de cette réforme a été globalement négatif. En réduisant la planification économique, elle a renforcé le marché et de ce fait, les gestionnaires comme décisionnaires dans les entreprises. D’un autre côté, elle a créé de fortes différentiations sociales et une hausse du chômage. Le gouvernement fédéral n’était plus en mesure de garantir un développement économique harmonieux dans le pays. En terme d’autogestion, l’introduction du marché n’a pas permis de renforcer les conseils de travailleurs et autres organes d’autogestion. Les grands gagnants de cette réforme ont été les gestionnaires qui ont remplacé les bureaucrates comme décisionnaires dans les entreprises. Les gestionnaires ont été vu, à cause de leur compétence et connaissances, comme une garantie d’efficacité économique. Leurs intérêts convergeaient avec ceux des élites politiques des républiques qui souhaitaient fragiliser le centre fédéral par des réformes de marché et réduire la place des travailleurs autogestionnaires et de leurs institutions.

Une tentative de renverser ce cours a eu lieu au début des années 1970. Les nouveaux objectifs étaient de réaffirmer le rôle de la planification économique, de réduire le rôle du marché et de faciliter l’autogestion ouvrière en divisant les entreprises et en introduisant un système de délégation. La réaffirmation de la planification de signifiait pas la centralisation, pas seulement pour se différentier du stalinisme, mais aussi parce que les élites républicaines ne pouvaient accepter une telle réforme. C’est ainsi que la planification a été réintroduite par en bas, par les entreprises. La planification yougoslave devait être la somme de plans micro-économiques. Dans le même temps, l’élite politique décidait de réaffirmer le rôle dirigeant du parti par diverses chambres parlementaires composées exclusivement de fonctionnaires du parti et au travers des élections à la direction des entreprises où 76 % des dirigeants étaient membres de la Ligue des communistes.

Les résultats ont été catastrophiques. Même si le nombre de travailleurs dans les Conseils et autre organes d’autogestion a augmenté, cela n’a nullement renforcé l’autogestion puisque les travailleurs avaient peu d’influence sur les prises de décisions dans le cadre de leurs Organes de base du travail associé (OBTA). Les OBTA étaient parties prenantes de plus grandes organisations de travail associé – les Organisations de travail (OT) – et n’étaient pas économiquement indépendantes. De temps en temps, les OBTA et OT s’unifiaient dans des organisations composites de travail associé (OCTA) qui travaillaient dans le cadre d’une république et parfois de deux républiques. Les décisions les plus importantes au niveau micro étaient promulguées dans les OT ou les OCTA alors que les OBTA n’avaient aucune influence.

Afin de créer les OBTA après 1974 et 1976, les entreprises existantes devaient se diviser en plus petites entités économiques relativement indépendantes. Chaque OBTA se comportait comme une entité indépendante avec ses intérêts propres. Les réformes de 1974 et 1976 n’ont pas établi d’institutions qui auraient permis une intégration de la classe ouvrière yougoslave. La planification économique a été vue, comme cela a été mentionné précédemment, comme un processus de négociation et de complaisance entre des républiques et provinces autonomes, alors que les institutions fédérales et républicaines manquaient cruellement de mécanismes de mise en œuvre de plans économiques.

Ce nouveau système a mené à la bureaucratisation et une surproduction d’actes juridiques. Entre 1,25 et 1,5 millions d’actes ont été adoptés dans les premières années de la réforme avec une croissance du nombre de travailleurs administratifs de 44,3 % entre 1972 et 1978 15. Le processus de prise de décision était aussi très compliqué 16 et les travailleurs, qui prenaient très au sérieux leurs droits à l’autogestion, étaient éventuellement déçus, considérant que le système était moins légitime et efficace qu’avant la réforme 17.

La classe politique yougoslave a promu l’idée d’une classe ouvrière ethnique ou par république (opposée à la classe ouvrière unie de la Yougoslavie promue par le président Tito). Cette idée est arrivée conjointement avec le processus de confédéralisation de la Yougoslavie. Les républiques et provinces autonomes ont construit huit systèmes économiques lâchement connectés les uns aux autres. Ils avaient chacun leur plan économique, et la classe politique de chaque république a souvent tenté d’établir une sorte de pacte social avec sa propre classe ouvrière en accordant des augmentations de salaires sans aucune coordination. Ceci a sévèrement réduit l’impact des Conseils de travailleurs. Ainsi, alors que la décentralisation était organisée au niveau fédéral, les républiques et provinces autonomes n’ont jamais été décentralisées au niveau des collectifs de travailleurs. La classe politique yougoslave n’a jamais accepté le concept d’autogestion combiné avec un plan central organisé démocratiquement.

Lire la seconde partie

Traduction : Benoît Borrits

Source originale : http://sdonline.org/57/workers-councils-in-yugoslavia-successes-and-failures/

Notes:

  1. Note du traducteur : Nous utilisons ici « mouvement ouvrier » comme traduction de « workers’ movement » dont la traduction littérale serait plutôt « mouvement des travailleurs ».
  2. Note du traducteur : De même, nous traduisons ici le terme « workers’ self-management » par « autogestion ouvrière ».
  3. Istorija Saveza komunista Jugoslavije, Izdavački centar “Komunist” – Narodna knjiga – Rad, Beograd, 1985, 309.
  4. Samoupravljanje u Jugoslaviji 1950-1980 (dokumenti razvoja), Privredni pregled, Beograd, 1980, 434.
  5. Ceci était aussi souligné dans les « Thèses » préparées pour le premier congrès des Conseils ouvriers qui a eu lieu en 1957 : « La classe ouvrière yougoslave est trop jeune ; elle souffre d’une insuffisance d’éducation générale, professionnelle et économique, et de la connaissance nécessaire à une gestion satisfaisante des entreprises. »
  6. « Peut-être que certains pensent que la loi arrive trop tôt, que les travailleurs ne sont pas prêts à intégrer des techniques compliquées de gestion des usines et des autres entreprises… Par conséquent, elle [L’autogestion] n’a pas été introduite trop tôt mais avec un certain retard… » (Tito, Discours  l’Assemblée populaire à l’occasion de l’annonce de la Loi fondamentale de gestion des entreprises d’État et des associations économiques par des collectifs de travailleurs, dans Samoupravljanje u Jugoslaviji 1950-1980, 68).
  7. Branislav Gligorijević, Uvođenje radničkih saveta (1950-1953), Užice nekad i sad www.graduzice.org/userfiles/files/uvodenjeradnickihsavetaod1950do1953.pdf
  8. Le texte de la loi fondamentale peut être trouvée dans Samoupravljanje u Jugoslaviji,1950-1980, 59-66. Les raisons de la création de conseils de travailleurs ont été définies dans les « Thèses » du premier congrès des conseils de travailleurs en 1957 : « permettre à la classe ouvrière de réaliser son droit historique de pratiquer la gestion directe de l’économie ; permettre à la classe ouvrière de réaliser son rôle social et d’étendre ses droits gagnés durant la révolution socialiste ; d’écarter les dangers d’une gestion administrative de l’économie ; d’assurer de meilleures conditions pour un développement sans entrave des forces productives ; de faire des intérêts matériels et moraux des travailleurs le facteur essentiel de développement du socialisme dans les conditions d’un système de propriété sociale… »
  9. D’après le quotidien Borba, il y avait en 1956 208 000 membres de conseils de travailleurs (The Impending First Workers’ Councils Congress in Yugoslavia, RFE News and Information Service 1957, Open Society Archives, www.osaarchivum.org/files/holdings/300/8/3/pdf/72-3-181.pdf)
  10. Voir George A. Potts, The Development of the System of Representation in Yugoslavia with Special Reference to the Period Since 1974, Lanham, MD: University Press of America, 1996, 319-34.
  11. « Les délégués agissent en fonction des directives données par les travailleurs ou le conseil des travailleurs de l’OBTA qui les a élus et sont responsable devant eux de leur action. » (article 101/4 de la Constitution de 1974).
  12. Duško Sekulić, Društveno-ekonomske reforme u jugoslovenskom društvu s osvrtom na društva ‘realnog socijalizma,’ dans Teorija i praksa “realnog socijalizma” (Théorie et pratiques du « socialisme réellement existant »), Belgrade, 1987, 97.
  13. Note de l’éditeur : le terme « républicain » désigne les six républiques constitutives de la République fédérale de Yougoslavie.
  14. « Afin d’encourager la créativité des autogestionnaires et de permettre un système plus efficace, il était nécessaire de les libérer de l’étau étatique, ce qui signifiait que l’introduction du marché était nécessaire » (Teorija i praksa “realnog socijalizma,” 99).
  15. Teorija i praksa “realnog socijalizma,” 213.
  16. Dans un cas extrême, 7000 travailleurs ont voté dans un référendum sur une décision. Dans une des OBTA parties prenantes, le résultat était de 31 à 29 contre une décision. Cet écart de deux voies dans une seule OBTA a bloqué l’expression de 7000 (ibid., 214).
  17. « Le sentiment que l’administration pouvait manipuler les décisions a conduit à des désillusions rapides à l’égard du système. Le changement révolutionnaire, dans lequel les travailleurs seraient les maîtres réels de leur travail et de ses résultats était promis, mais dans la réalité l’administration était restée le principal décisionnaire »(ibid., 212-13).