« L’autogestion c’est pas de la tarte ! » est une formule de Marcel Mermoz. Il fut l’un des piliers de l’aventure de Boimondau qui montre qu’à toute époque, même les plus difficiles, l’envie d’autogestion peut animer les travailleurs. Les plus âgés d’entre nous se souviennent que dès la première élection présidentielle au suffrage universel en 1965 les candidats « marginaux » ont été présents. Cette année-là, ce fut Marcel Barbu. Pas du tout aguerri au nouveau média télévisuel, terne, il n’a guère marqué les esprits. Pourtant, il était le fondateur d’une expérience hors du commun : la communauté de travail de Boimondau.
En pleine guerre
Le hasard, et non la prémonition, fait qu’on croise Lip au tout début de l’aventure. Ou plutôt Fred Lippman, le fondateur de Lip. Car Marcel Barbu œuvre dans l’horlogerie à Besançon et y tente une première expérience d’organisation différente de son entreprise.
Mais c’est en 1941 qu’il crée à Valence une nouvelle entreprise « Société Marcel Barbu : BOItiers de MONtre du DAUphiné » qui se fera connaître sous l’acronyme Boimondau. Principes de base : salaire égal pour tous (y compris lui-même), importance primordiale accordée aux conditions de travail, voix au chapitre sur tout ce qui concerne la vie de l’entreprise. L’entreprise connaît une réussite fulgurante, un an plus tard, ils sont 70. C’est alors que Marcel Barbu pose par écrit les principes de ce qu’il appelle la communauté de travail par opposition à l’entreprise capitaliste. Ces 20 principes ne se limitent pas au seul fonctionnement de l’entreprise, à l’égalité, à l’absence de hiérarchie et à la coopération qui doivent y régner, mais englobent aussi la vie familiale, matérielle, morale, culturelle, spirituelle dans et hors travail.
Résistance et réflexion
Le refus du STO (service du travail obligatoire) fera entrer Marcel Barbu et ses salariés dans la Résistance. Une grande partie de la communauté s’installe dans une ferme. Le travail se poursuit dans des conditions souvent rocambolesques. Mais cela n’empêche pas la réflexion de se poursuivre, d’autant que Marcel Mermoz est arrivé en 1943 et qu’il est très différent d’origine, de formation et de conviction de Marcel Barbu. Ce dernier est profondément chrétien et moraliste quasi psycho-rigide tandis que Mermoz est de formation marxiste et libertaire. Les discussions sont vives dans la rédaction de la « Règle communautaire » qui entre en vigueur en janvier 1944. Marcel Barbu va alors au bout de sa démarche et abandonne à la communauté les moyens de production.
La « Règle communautaire », énorme document, fixe l’organisation de la communauté (assemblée générale, conseil général, tribunal, commission de contrôle, etc.), la morale minimum commune, les principes de base, les déclarations et engagements, les statuts des personnes (stagiaires, postulants, compagnons et compagnes, vétérans), les structures communautaires (assemblées de contact, groupes de quartier). Le chef de la communauté est élu par l’assemblée générale pour trois ans et ne peut pas être candidat de lui-même.
La difficulté de durer
À la sortie de deux années très mouvementées dans la Résistance (Marcel Barbu sera déporté à Buchenwald), l’entreprise et la communauté reprennent une vie plus normale. Barbu sera tout de même député de la Drôme et siègera à l’extrême gauche de la Chambre, sur un tabouret! Il propose des projets de loi sur les communautés de travail qui n’aboutissent pas et finit par démissionner.
Les différences de vue entre Barbu et Mermoz persistent. Les compagnons finissent par choisir Mermoz, et Barbu décide de partir. La Communauté va alors développer et diversifier ses services. Elle crée une coopérative de consommateurs, une coopérative d’HLM, une maison de repos, une colonie de vacances, un ciné-club, des équipes sportives, etc. Elle essaime également et d’autres communautés de travail sont créées. Elles sont sept à Valence, avec plus de trois cents salariés, quand se crée en 1954 l’Union horlogère de Valence qui va les réunir (auxquelles il faut ajouter quatre communautés à Besançon).
Mermoz a quitté la communauté en 1951 et de nombreuses divergences apparaissent dans la deuxième moitié des années 1950. La Règle est suspendue dès 1958 et la société disparaît en 1971.
Un livre vivant et plein de questions
L’auteur, Michel Chaudy, a recueilli de très nombreuses archives et s’est entretenu avec de nombreux anciens acteurs de l’aventure Boimondau. Le livre n’en présente qu’une partie, mais tout est accessible sur le blog de l’auteur sur le site Rhône-Alpes Solidaires.
L’ouvrage n’est pas un roman, mais de nombreux passages sont des récits mis en scène à partir de témoignages, technique qui rend la lecture aisée et vivante, ce qui soulage de certaines longues énumérations des règles de fonctionnement, indispensables mais quelquefois abstraites et fastidieuses. Ce sont bien des hommes et des femmes en chair et en os qui ont vécu cette histoire dans une époque particulièrement mouvementée et périlleuse.
Beaucoup trouveront le personnage de Marcel Barbu peu sympathique. Chrétien psycho-rigide, délaissant souvent femme et enfants, poursuivant une aventure personnelle, même au sein d’une structure collective. On pourra soupçonner de sa part le paternalisme sous l’autogestion. D’autant que ses liens avec le régime de Vichy peuvent paraître, sinon troubles, du moins peu critiques a priori ; il n’entrera en résistance qu’à partir du STO qui va lui prendre « ses » ouvriers et seulement après avoir tenté de faire jouer ses relations vichystes (le mouvement des Compagnons de France auquel il a brièvement appartenu et qui finira lui aussi d’ailleurs par entrer dans la Résistance) pour y échapper. Heureusement, il y a Marcel Mermoz, figure beaucoup plus conforme aux représentations du militant ouvrier autogestionnaire. Et il y a tous ces travailleurs plus ou moins anonymes sans lesquels rien n’aurait pu se faire, mais évidemment ils sont moins spectaculaires.
Un exemple qui montre qu’à travers n’importe quelle époque, l’idée et le désir autogestionnaire sont toujours présents.