Christophe Ramaux nous interpelle sur l’Etat social, un ensemble institutionnel qui s’est constitué durant tout le XXe siècle et qui n’a jamais été défait par le néolibéralisme. Si cet ouvrage ne s’inscrit pas dans une perspective autogestionnaire de la société, il n’en ouvre pas moins des possibles à l’heure où les reprises d’entreprises par les salariés rappellent la nécessité d’une sécurisation des revenus.
Dans un livre imposant, Christophe Ramaux défend la thèse que l’Etat social est une alternative vivante à la crise du néolibéralisme que nous connaissons actuellement. Comment définir l’Etat social ? On le réduit fréquemment à la seule protection sociale composée des différentes redistributions que sont la retraite, la santé et l’indemnisation du chômage. Dans la réalité, la protection sociale n’est qu’un des quatre piliers, les autres étant la régulation des rapports de travail, la présence de services publics et la mise en œuvre de politiques économiques (budgétaire, monétaire, fiscale, de change…).
L’apparition de l’Etat social débute à la fin du XIXe siècle et prendra son essor tout au long du XXe siècle, l’apogée de celui-ci se situant durant les trente glorieuses. Il prendra des formes différentes selon les pays. Ainsi, dans les pays anglo-saxons, les régulations des rapports de travail ont toujours été faibles, faiblesse en partie compensée par l’activation de politiques économiques dont l’objectif essentiel est la limitation du chômage. A l’inverse, l’Etat social de la France, comme celui de nombreux autres pays du continent européen, a été caractérisé par une présence importante des services publics dans l’économie, et jusqu’à maintenant, par une forte régulation des rapports du travail.
Si le néolibéralisme a indiscutablement cherché à détruire l’Etat social et réussi à démanteler une partie significative des services publics, force est de constater que celui-ci est toujours présent dans les économies de l’OCDE et que dans une certaine mesure, il a même progressé. C’est ainsi que la moyenne des prélèvements obligatoires des différents pays de l’OCDE est passée de 32% du PIB en 1980 à plus de 36% aujourd’hui. De même, sur le terrain des dépenses publiques (cumulant services et redistributions), celles-ci sont restées relativement stables depuis 1980, évoluant dans une plage de 43% à 52% du PIB sans véritable tendance haussière ou baissière.
C’est pourquoi Christophe Ramaux juge que « nous ne vivons plus dans des économies de marché, si tant est que celles-ci aient jamais existé, mais dans des économies avec marché et intervention publique ». L’auteur note que cet Etat social si présent dans l’économie n’a paradoxalement jamais été théorisé. Le marxisme traditionnel voit dans l’Etat l’instrument de la domination d’une classe sur l’autre. Le keynésianisme, bien qu’ayant été un vecteur essentiel de la constitution de l’Etat social, restera sur le terrain économique. Tout au plus, l’auteur voit-il dans l’école de la régulation le début d’une réflexion sur cette réalité. Pour Christophe Ramaux, l’Etat social est consubstantiel à la démocratie, pour laquelle le mouvement ouvrier a été largement moteur.
Pour les nombreux travailleurs qui envisagent de reprendre leur entreprise dans une forme autogestionnaire, l’incertitude économique des revenus à venir est la question essentielle du succès ou de l’abandon de tels projets. Cette analyse de l’Etat social et de sa présence dans l’économie ne peut que nous ouvrir des pistes et interpeller les autogestionnaires. Pourtant, si les trois premiers chapitres sont extraordinairement fouillés et étayés, on ne peut qu’être déçu par le dernier chapitre « Un passé porteur d’avenir ». Faire référence au passé pour bâtir un avenir ne peut être qu’une noble entreprise… à la condition que l’avenir ne se résume pas à l’invocation d’un retour au passé. Comme l’auteur l’indiquait au début de son livre, l’Etat social a pris de multiples formes dans le passé et il ne serait donc pas exclu qu’il en prenne de nouvelles à l’avenir, piste que Christophe Ramaux n’emprunte pas.
On peut souhaiter, comme l’auteur, une nouvelle expansion de l’Etat social dans ses volets services publics et redistributions. Or ceci pose la question d’une hausse des prélèvements obligatoires au-delà de ce qui existe actuellement. Comme cela a été posé sur notre site (cf, Autogestion et crise de la dette), la hausse des prélèvements obligatoires impose un autre positionnement par rapport à l’Etat, dans lequel l’utilisation de ces prélèvements soit directement contrôlée par les citoyen-nes, un positionnement appelant de nouveaux développements démocratiques et donc autogestionnaires. Il n’en est hélas point question chez Christophe Ramaux qui se limite à présenter la démocratie représentative comme étant un modèle achevé, forme qu’il oppose au tirage au sort des élus : il s’agit d’un débat très important et controversé qui ne peut être traité en quelques pages dans un livre qui n’est pas centré sur un tel sujet.
De même, il appelle fort justement à un redressement de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Un tel redressement ne peut pas ne pas avoir des répercussions sur la profitabilité des entreprises. On peut effectivement considérer qu’une telle éventualité ouvrirait la voie à une relance keynésienne de l’économie, relance qui reconstituerait les profits des entreprises. Ce scénario s’est pourtant enrayé dans les années 1970 et la baisse continue des gains de productivité associée à la crise écologique n’incite guère à croire à une telle éventualité. Un scénario plus probable est d’envisager la multiplication à très grande échelle des reprises d’entreprises par les salariés, scénario dans lequel la complémentarité avec l’Etat social jouerait à plein. Dommage que Christophe Ramaux se limite à une vision statique de l’économie dans laquelle « l’économie sociale est précieuse mais il ne faut pas trop lui prêter ».
Un livre essentiel qui devrait interpeller les autogestionnaires sur l’articulation entre un existant (l’Etat social) et des unités de production autogérées en gestation. Si, comme le défend Christophe Ramaux, l’Etat social est autre chose qu’un simple volet de l’Etat bourgeois, n’y aurait-il pas les moyens de prolonger cette réflexion sur l’utilisation de cette forme comme voie de dépérissement de l’Etat pour évoluer vers « l’administration des choses » ?
L’Etat social, Pour sortir du chaos néolibéral, de Christophe Ramaux, Ed. Mille et une nuits, 470 p. 20€