Nous publions ci-dessous la contribution de Mohammed Harbi, dans Autogestion, hier, aujourd’hui, demain, (Syllepse, 2010), accompagné des annexes qui suivaient dans le livre (article de Raptis, décrets de 1963, circulaires, articles, documents visés par le texte de M. Harbi), ainsi que des extraits de l’entretien accordé aux Temps Modernes en juillet 1982 « l’expérience de 1962 à 1965, sa portée, ses limites ».

(Photo : Explication des décrets de mars, meeting de l’Amicale des algériens en France. (Au milieu, Mohammed Harbi); Coll. privée.

LA DEMOCRATIE AUTOGESTIONNAIRE ALGERIENNE A L’EPREUVE

Lorsqu’à l’automne 1963, le président Ahmed Ben Bella décide l’organisation d’un congrès des travailleurs du secteur agricole autogéré, baptisé à tort congrès des fellahs, la première question posée est de savoir qui devait l’organiser. Le Front de libération nationale (FLN), dont l’appareil est encore en gestation après son implosion au cours de l’été 1962, le Bureau national d’animation du secteur socialiste (BNASS), maître -d’œuvre des décrets de mars 1963, l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) ou le ministère de l’agriculture et de la réforme agraire, bras exécutif de la politique agricole.

Dans une interview à Révolution africaine (juillet 1963), Ahmed Ben Bella estime qu’il revient au syndicat de prendre le secteur socialiste en main. Tournant le dos à cet engagement, il confie la préparation du congrès au FLN. Ce revirement s’explique par le discrédit de la direction de l’UGTA. Parvenue au sommet de l’organisation à l’issue d’un véritable coup de force appuyé par Ahmed Ben Bella, Mohamed Khider et Bachir Boumaza, la direction centrale n’a pas réussi à toucher le cœur des travailleurs. Sa légitimité n’est pas reconnue. Dans le même temps, les partisans de l’autonomie à l’égard du FLN, sûrs de l’appui des syndicats urbains, tentent de l’extérieur de s’implanter dans le secteur agricole, de combattre toute déviation étatique de l’autogestion et d’unifier sous leur égide la classe ouvrière.

La conquête de l’UGTA est un enjeu d’importance pour toutes les factions du FLN, à droite[1] comme à gauche. Dans le monde du travail, les ouvriers du secteur agricole forment la majorité de la classe travailleuse.

La première initiative en vue d’organiser un congrès des travailleurs de la terre a pour origine la commission organique du FLN sous l’impulsion d’Omar Benmahjoub, membre du bureau politique.

Au départ, il y a un noyau central confié à Belhamissi, un des secrétaires de l’UGTA « illégitime » qui a l’appui du secrétariat du FLN et de ses compères de la direction de l’UGTA pour organiser les réunions à l’échelle nationale et préparer le programme du congrès. Ni le bureau politique ni le comité central n’en sont avisés. L’affaire s’ébruite quand le ministre de l’agriculture, Ahmed Mahsas, informé par ses collaborateurs des réunions organisées dans les domaines reprend le projet à son compte. Il semble à un moment que Benmahjoub et Mahsas agissent de concert. Benmahjoub cherche à investir comme candidat Belhamissi au secrétariat général de l’UGTA et ne tarit pas d’éloges à son égard. Il répète sans cesse : « Ce Belhamissi est une révélation sur le plan syndical », mais omet de signaler que celui-ci, instituteur de son état, n’a même pas été élu par la Fédération des travailleurs de l’éducation et de la culture. Quant à Mahsas, son but est clair. Il s’en est ouvert en toute franchise après le congrès à un membre du bureau politique, Aït El Hocine, ancien responsable de l’Amicale des Algériens en France : « Oui, vous avez tous des bases dans les fédérations, moi aussi je veux m’en créer une[2]. »

Que faire pour éviter l’embrigadement des ouvriers agricoles et aider les partisans de l’autogestion en lutte contre les bureaucrates qui veulent faire main basse sur l’UGTA ? Avant même que Zahouane, le responsable de la commission d’orientation, ne soit alerté des réunions informelles se tiennent entre des éléments du BNASS (Lotfallah Souleiman, Mohammed Harbi), de l’UGTA (Mourad Benattig, Rebah Slimane) et un député (Abdelaziz Zerdani). En sort un texte diffusé par la section de l’UGTA d’Alger-Centre ( Document n° 1). Aussitôt après, Abdelaziz Zerdani soulève la question lors d’une réunion de la commission d’orientation. La décision est prise de faire barrage aux manœuvres qui visent à réviser les décrets de mars sur l’autogestion et à consolider l’étatisation du mouvement ouvrier. Les défenseurs de -l’autogestion au comité central se réunissent à la préfecture d’Alger sous la présidence de Hocine Zahouane, réunion au cours de laquelle sont prises les mesures suivantes : déclencher une campagne d’information à tous les niveaux pour dénoncer les intrigues des bureaucrates du FLN qui substituent à un fonctionnement normal des institutions les jeux de l’ombre ; s’appuyer à cet effet sur les textes de la charte d’Alger et le discours d’Ahmed Ben Bella au congrès du FLN (avril 1964) ; désigner Mohand Saïd, animateur de la commission des organisations de masse, pour suivre les travaux du congrès ; charger Mohammed Harbi de rédiger une note d’orientation à la presse, à la radio et à la télévision pour éclairer l’opinion sur les tentatives de révision des décrets de mars ( Document n° 2).

Les directives de la commission d’orientation sont suivies à la lettre par tous les organes de presse et plus particulièrement par les hebdomadaires El Moudjahid de langue arabe et Chabab (jeunesse) sous l’autorité de Zemnouar Merrouche et de Haïdar Hassani. Dans Révolution africaine, Amar Ouzegane se tient sur une prudente réserve.

Notre but n’est pas de nous substituer aux représentants des ouvriers agricoles, mais de neutraliser l’action de leurs ennemis. Dès l’ouverture du congrès, le président Ben Bella sa caution à Mahsas : « Je vous présente Mahsas qui a fait de la prison avec moi. Il n’a de leçon à recevoir de personne. » L’attaque déguisée vise Mazouzi, Rebah, Slimane et Mourad Benattig et conforte ses amis. Choqué, Mazouzi quitte le congrès. Les fonctionnaires du ministère de l’agriculture n’ont pas les mains libres pour autant. Les délégués des ouvriers agricoles ne se laissent pas faire. Les récalcitrants sont séquestrés à Rocher-Noir avant l’ouverture du congrès. Malmenés par Mokhtar Bouchafa[3] qui les menace en exhibant ostensiblement son revolver, ils réagissent au congrès et présentent leurs doléances sans faux-fuyants. De leurs interventions il ressort que les assises de la FNTT tournaient, comme le premier congrès de l’UGTA, à l’opération policière ( Document n° 3).

À gauche, Hocine Zahouane décide de réagir le samedi. Resté en contact avec les cadres de la commission d’orientation (le capitaine Mostafa Khalfallah, Ali Merrouche), de la commission économique (Hamadache) et de l’UGTA (Rabah et Benattig), il se rend au congrès où il trouve une atmosphère -irrespirable. Pressenti comme futur secrétaire général de la FNTT, Bouchafa oriente les travaux du congrès et en expulse Belhamissi en recourant à la violence. Zahouane téléphone à Ben Bella, l’entretient de l’atmosphère qui règne au congrès et de la volonté des fonctionnaires du ministère de l’agriculture de prendre par la menace et l’intimidation le contrôle de la commission exécutive de la FNTT. S’ensuit un échange sur la notion de producteur. Ils ne parviennent pas à s’entendre au téléphone, Zahouane se rend alors à la villa Joly et lui fait un compte-rendu du déroulement du « congrès ». Gêné, Ben Bella promet finalement après une discussion serrée que sur les quarante-deux membres de la commission exécutive, il n’y aurait que deux fonctionnaires. Il se rend à Ben Akroun pour sermonner Bouchafa et ses collègues. Il est 16 heures. Tout le monde croit à un revirement de Ben Bella. Les partisans de Benmahjoub Nekkache et Boudissa se rendent à la villa Joly et le firent changer d’avis. Vers 18 heures, Zahouane fait un saut au congrès. Les jeux étaient presque faits. Certains délégués pleuraient de rage. Zahouane reprit le chemin de la villa Joly pour demander des explications à Ben Bella. Celui-ci ne savait que répondre et finit par lui dire : « Les autres frères de la commission organique s’en occupent. Je te demande de ne pas ajouter à la tension et ne plus intervenir. » L’échange est tendu : « Je ne cautionnerai pas une telle politique et tu dois t’attendre à ma démission. » Ben Bella l’accompagna jusqu’à l’ascenseur : « Non, ce n’est pas comme çà qu’il faut me dire. » À 21 heures, Zahouane fait à nouveau un saut au congrès. Les imposteurs jubilaient aux côtés de Boudissa, mais Ben Bella sanctionna Bouchafa auquel échappe le secrétariat général au profit de Ramdane Bouchebouba, ancien contrôleur général de l’organisation du MTLD, arrêté en France au cours de la guerre comme chef de wilaya.

Le soir même de la clôture d’un congrès scandaleux, Zahouane adresse un article au Peuple d’Alger, à Républicain et à Alger Le Soir et les conjurés se retrouvent en accusés devant l’opinion publique ( Document n° 4).

Ce n’est que le 29 décembre que Zahouane revoit Ben Bella en présence de Ben Alla. Ben Bella lève les bras au ciel et dit : « Comment tu nous fais un coup comme ça, Hocine. » « Je t’avais averti, répond Zahouane et de toute façon ce congrès est un scandale et il reste contesté. » « Oui, tu vois, c’est que je ne voulais pas laisser le congrès entre les mains des communistes », répond Ben Bella. Les communistes, c’était pour Ben Bella les nationalistes de gauche, c’est-à-dire tous ceux qui s’étaient opposés à lui sur la question de l’autonomie des syndicats et qui, sur le terrain étaient les adversaires des syndicalistes du PCA.

Lors de la réunion du comité central qui suivit le congrès de la FNTT, Saadouni propose de dénoncer le congrès de la FNTT. Ben Bella élude la question et ne l’inscrit pas à l’ordre du jour. Ce fut, après l’épreuve du congrès un moment révélateur des ambiguïtés du président Ben Bella sur la question de l’autogestion et des illusions que nourrissent à son égard les concepteurs des décrets de mars. En vérité, l’année 1964 est caractérisée par une offensive tous azimuts des tenants du conservatisme social et des étatistes qui avancent masqués derrière le bouclier de la religion. La gauche, qui inclue en son sein le parti de la sécularisation, s’est vue accusée d’anti-arabisme, d’anti-islamisme et d’athéisme ( Document n° 5). Et, comme Ben Bella considère l’islam comme le ciment normatif de la société, il s’est montré plus sensible aux pressions de ses amis étatistes qu’aux intérêts fondamentaux du monde ouvrier.

Mohammed Harbi


[1]. S’y retrouvent des partisans de la propriété privée et des étatistes liés à Ben Bella, ainsi que d’anciens apparatchiks du PPA-MTLD.

[2]. Propos rapportés à Hocine Zahouane par Aït El Hocine

[3]. Chef du commando du FLN à Alger avant Yacef Saadi.