L’auteur a choisi une forme romanesque pour décrire une société « misarchiste ». Misarchiste ? « « Mis » vient du verbe grec « misein » qui signifie « détester », « haïr », comme dans « misogyne », qui hait les femmes ou « misanthrope », qui hait les êtres humains… et « archie » vient de « arkos », le chef. » Une société où on refuse les chefs, une société pas si imaginaire que cela tant, tout au long du récit, de nombreuses anecdotes nous montrent certaines proximités avec nombre de nos aspirations ou de tendances actuellement à l’œuvre. L’histoire est simple, Sébastien Debourg, né en 1972 et professeur de droit à l’université de Cergy-Pontoise, victime d’un accident aérien sur son trajet vers Sydney, décide de partir seul à la recherche de secours. C’est ainsi qu’il découvre un pays inconnu, l’Arcanie, qui vit sous le régime politique de la misarchie. Un peu comme les nord-coréens connaissent probablement peu nos pays occidentaux, il se trouve qu’on nous cache l’existence même de cette société merveilleuse, alors qu’inversement les arcaniens connaissent assez bien nos sociétés… Le narrateur va de découverte en découverte au travers d’un récit, d’une longue aventure avec la jeune et belle Clisthène et des rencontres en tous genres avec des personnages aussi hauts en couleurs que les « cravates bleues » ou les membres de la confrérie de l’Agneau.
Résumer en quelques mots la misarchie ? Un refus très net de tout pouvoir des uns sur les autres avec comme corollaire l’impossibilité de profiter du travail d’autrui, les unités de production étant autogérées par leurs travailleurs. La société est ainsi organisée en associations et en districts. Une association relève d’une volonté de ses membres de se regrouper pour une réalisation commune. Ainsi une entreprise ou une unité de production relève de l’association. Un district correspond à la rencontre d’un territoire donné – une ville, un bassin, un immeuble, etc. – avec une fonction précise. Différents districts se juxtaposent donc avec des fonctions et des zones géographiques différentes : « Il existe des districts de bassin qui regroupent tous les habitants d’un même bassin hydraulique, afin de gérer le réseau d’eau potable ; des districts routiers ; des districts d’immeuble qui regroupent tous les habitants d’un immeuble ; voire des districts d’ascenseur, qui sont spécialisés dans la gestion d’un ascenseur… La Caisse centrale qui gère tous les comptes en bigors est un district, puisqu’elle touche tous les Arcaniens. La Haute Cour, qui juge en troisième ressort les questions relatives aux fondamentaux dans toute l’Arcanie, est encore un district. Les activités de la police sont aussi des districts, naturellement. On appelle districts « solidaires » les districts qui organisent la collecte des fonds destinés au financement des biens fondamentaux, comme la santé, l’éducation, la sécurité, la communication… » On est ainsi de facto membre d’un district dès l’instant qu’on est sur la zone géographique qu’il couvre. Alors que l’on peut, dans des cas extrêmes, se faire exclure d’une association, le corollaire de l’adhésion obligatoire au district est l’impossibilité de l’exclusion.
C’est la disparition même de l’État et de la Nation qui est ainsi programmée. On est d’ailleurs frappé du multiculturalisme de cette société dans laquelle diverses langues cohabitent, dans laquelle les origines ethniques sont largement métissées, dans laquelle les vêtements les plus divers et excentriques sont admis. Le migrant n’est plus un envahisseur mais un « primo-arrivant » appelé à prendre, s’il souhaite rester, toute sa place dans la société. Il bénéficie d’office d’une « flashette », sorte de super smartphone qui sert à contacter diverses personnes ou entités ainsi qu’à payer services et produits, l’argent liquide ayant disparu. Mais aucun angélisme : une fois épuisé le pécule initial, aucun système de « revenu universel » ne prendra le relais, lequel revenu universel avait déjà fait l’objet d’expérimentations dans le passé. Ce récit énonce une évidence qu’il est bon de rappeler dans le contexte de déchaînement de repli identitaire face à l’étranger : tout homme est, de par son travail, apporteur de richesse et co-consommateur de la richesse qu’il crée avec d’autres.
Les habitants de l’Arcanie se définissent avant tout comme humains, membres de plusieurs districts et associations. Significatif cet échange dans lequel Sébastien essaye d’introduire le concept de « public » et de « privé » que son interlocuteur arcanien Joseon ne comprend pas. On retrouve dans ces districts et associations une forme possible de la Fédérations des Communs qu’appellent de leurs vœux, Pierre Dardot et Christian Laval à la fin de leur livre « Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle ».
On ne peut reprocher à l’auteur de vivre dans un monde de bisounours : son approche de la société est totalement pragmatique. C’est ce qui explique que les districts ont un caractère obligatoire, notamment les districts solidaires qui ont pour charge de financer les services non marchands essentiels à la population. Disparition du caractère coercitif de l’État au profit de Communs divers et variés mais certaines obligations, telles que la contribution fiscale, perdurent.
De même, on saluera l’insistance de l’auteur à ne pas dénigrer le rôle de l’entrepreneur et du ou des fondateurs dans les unités de production dirigées par les travailleurs. Ils sont ici reconnus par la société qui leur accorde des Golden Shares (ça ne s’inventent pas!) qui leur permettent de conserver un temps une prépondérance dans l’entreprise, prépondérance temporaire dans la mesure où, au final, les travailleurs auront la majorité. Nous ne déflorerons bien sûr pas les subtilités de ce système pour laisser au lecteur le soin de découvrir au fil des discussions comment cette transition s’organise. On est cependant en droit de questionner les solutions retenues qui nous paraissent parfois un peu trop « financières » pour une société de ce type, d’autant que la question du financement des moyens de production est largement éludée. Fort heureusement, il n’est probablement pas dans l’idée de l’auteur de présenter cette solution comme définitive mais comme un possible comme en témoignent les multiples débats qui existent à ce sujet dans la société misarchiste. Reconnaissons à l’auteur le mérite d’aborder un réel problème sur lequel trop de bien-pensants de gauche se contentent de jeter un voile pudique qui ne sont pas sans rappeler les « applatisseurs » de la misarchie.
Dans la même veine, on peut aussi interroger l’existence d’une monnaie unique, totalement numérique, au moment où diverses monnaies locales et/ou alternatives éclosent. Ne seraient ils pas d’autres communs en construction ? Difficile aussi de comprendre comment les « traceurs », sortes de vérificateurs de la bonne moralité des comptes, peuvent subsister dans cette société et surtout leur rôle réel… Mais tel est bien le grand mérite de ce livre : susciter des débats comme ils ont existé et existent toujours au sein de la société misarchiste.
Au moment où l’extrême droite et le repli national semblent l’horizon indépassable de l’échec du libéralisme, Emmanuel Dockès nous livre ici un manifeste de l’espoir, celui d’une société libérée dans laquelle l’égalité n’est pas broyée par l’omnipotence d’un État fut-il « socialiste » ou « populaire ». Non, ce récit n’est pas « soit trop extraordinaire pour être réaliste, soit trop réaliste pour faire rêver. » ; il s’inscrit dans des aspirations et des réalités que l’on commence à voir émerger.
Voyage en misarchie, Essai pour tout reconstruire
Emmanuel Dockès
Editions du détour
Version papier 416 pages – format : 14 X 22 cm
ISBN : 979-10-97079-04-8
Prix : 22,00 €
ePub
ISBN : 979-10-97079-05-5
Prix : 17,60 €
Voilà un essai qu’il serait intéressant de croiser avec les travaux de Friot et du Réseau Salariat, qui ébauchent une société très proche avec des « modalités techniques » (notamment la cotisation comme mode de financement des salaires et des investissements) adaptées.
Si on entend par « très proche » le fait qu’Emmanuel Dockès se positionne dans une société post-capitaliste, alors oui. Par contre les modalités de financement préconisées par Emmanuel Dockès sont au contraire assez éloignées de Bernard Friot, ne serait-ce que l’idée du maintien transitionnel d’un investissement privé pour stimuler l’entrepreneuriat. De même, il n’y a aucun revenu inconditionnel dans ce livre… Il faut donc lire ce livre qui nous donne une approche très différente d’une société post-capitaliste et notamment dans son aspect transitionnel, ce qui est le point très faible des travaux de Bernard Friot.