On oublie souvent que l’irruption de la Commune de Paris a été provoquée par une question militaire. L’Empire, qui s’était aventuré dans une guerre incertaine contre la Prusse, avait connu une piteuse défaite provoquant sa chute. Le 4 septembre 1870, le gouvernement de la Défense nationale, est formé après la capture de Napoléon III à la bataille de Sedan et la République proclamée à l’Hôtel de Ville de Paris.
Issue de la Révolution française, la garde nationale avait étrangement perduré et conservé en son sein quelques traditions démocratiques, notamment l’élection de ses cadres. Les conseils de famille, réminiscence des conseils d’administration de l’ancienne armée royale, sont réactivés. Sous l’autorité d’un capitaine, ils sont notamment chargés du paiement de la solde. Fin septembre 1870, la garde nationale comptait 260 bataillons composés de 300 000 hommes issus à ce moment essentiellement des quartiers populaires. À Paris, un débat s’ouvre sur la question de l’élection des officiers et sous-officiers des bataillons de la garde nationale de Paris. Cependant, les événements s’accélèrent. La République est proclamée le 4 septembre et quinze jours plus tard les Prussiens organisent le siège de la capitale. De son côté, le tout nouveau gouvernement tente de reprendre la main sur la garde nationale. Devant cette menace, la troupe n’est pas en reste. Un appel est lancé, sans succès, par des hommes du 186e bataillon (10e arrondissement de Paris) demandant à chaque compagnie de choisir un représentant pour se coordonner.
Élection, droit de révocation et de gestion aux armées
Dans le 11e arrondissement, les gardes nationaux créent leur propre comité. Un document « Des droits et des devoirs des délégués » des gardes nationaux est voté. Il précise que « les délégués librement élus [ont] Ie droit de gérer et d’administrer dans leurs compagnies ou bataillons respectifs tout ce qui concerne l’administration des dits bataillons et compagnies ». Cependant, le 17 septembre le siège de Paris commence. Le 10 novembre, une assemblée de délégués de bataillons appelle à tenir une rencontre pour élire un comité central et la formation d’une fédération parisienne. Inquiet le gouvernement ordonne la dissolution de tous organes délibératifs au sein de la garde et propose la restauration de conseils de famille où les officiers siègent de plein droit et où sont seuls présents deux délégués élus de la troupe. Sans succès. Des gardes nationaux regimbent à ses décisions. Cependant, encore une fois le processus de décomposition du gouvernement provisoire accélère l’Histoire. Le 28 janvier 1871, il annonce la capitulation de Paris, mais le maintien de la garde nationale pour veiller à « l’ordre public » qui n’est, on le devine, qu’un ordre social à préserver. Les élections législatives prévues en février relancent l’activité politique au sein de la garde nationale et la question de sa constitution en Fédération. Plusieurs appels à l’organisation de la troupe sont lancés. L’attachement à la République et l’occupation prussienne dominent les déclarations. Enfin, le 6 février, une assemblée des gardes nationaux se proclame Assemblé républicaine de la garde nationale et apporte son soutien à 7 candidats aux élections municipales et aux organisations politiques favorables à la République (dont l’Association internationale des travailleurs). Le 8 février 1871, une nouvelle réunion de délégués de gardes nationaux déclare « qu’il est essentiel que la garde nationale prenne en commun une part active au mouvement électoral puisqu’elle est le cadre naturel de l’organisation politique de la cité ». Le 15 février 1871, les délégués de dix-huit légions de la garde nationale créent un Comité central de la garde nationale. Ils chargent une commission provisoire d’en élaborer les statuts. Un mois plus tard ce sont 215 bataillons qui ont adhéré à la Fédération républicaine de la garde nationale qui vient de naître.
Le 24 février, 2 000 délégués représentant 200 bataillons décident de s’opposer à toute tentative de désarmement de la garde nationale et à l‘entrée des Prussiens dans Paris. Ils demandent aux compagnies de désigner de nouveaux chefs dans l’éventualité où ceux en exercice s’opposeraient à cette décision. Plusieurs milliers de gardes nationaux manifestent quotidiennement place la Bastille pour la défense de la République et contre l’entrée des Prussiens dans Paris. Lorsque le 1er mars, il est annoncé que 30 000 Prussiens vont occuper les Champs-Élysées, les gardes nationaux se mobilisent pour s’emparer des pièces d’artillerie et leurs munitions et les mettre à l’abri. La population est en effervescence et le 18e arrondissement de Paris se couvre de barricades.
Le 10 mars, une réunion des délégués représentant 215 bataillons de la garde nationale se tient de nouveau et proclame « Plus d’armées permanentes, mais la nation toute entière armée … Plus d’oppression, d’esclavage ou de dictature d’aucune sorte, mais la nation souveraine, mais les citoyens libres de se gouverner à leur gré. »
Quelques jours plus tard, le Comité central de la garde nationale et un Comité de la Fédération républicaine, qui était en instance de formation, fusionnent et adoptent les statuts suivants : « La garde nationale a le droit absolu de nommer tous ses chefs, et de les révoquer dès qu’ils ont perdu la confiance de ceux qui les ont élus, toutefois après une enquête préalablement destinée à sauvegarder les droits de la justice ». Ses principaux articles instituent une démocratie aux armées :
« Art. 1. La Fédération de la garde nationale est organisée ainsi qu’il suit ;
elle comprend :
- L’assemblée générale des délégués ;
- Le Cercle de bataillon ;
- Le Conseil de légion ;
- Le Comité Central.
Art. 2. L’assemblée générale est formée :
- D’un délégué élu à cet effet dans chaque compagnie, sans distinction de grade ;
- D’un officier par bataillon élu par le corps des officiers ;
- Du chef de chaque bataillon.
- Ces délégués, quels qu’ils soient, sont toujours révocables par ceux qui les ont nommés.
Art. 3. Le Cercle de bataillon est formé :
- De trois délégués par compagnie, élus sans distinction de grade ;
- De l’officier délégué à l’assemblée générale ;
- Du chef de bataillon.
Art. 4. Le Conseil de légion est formé :
- De deux délégués par Cercle de bataillon, élus sans distinction de grade ;
- Des chefs de bataillon de l’arrondissement.
Art. 5. Le Comité Central est formé :
- De deux délégués pour l’arrondissement, élus sans distinction de grade par le Conseil de légion ;
- D’un chef de bataillon par légion, élu par ses collègues.
Art. 6. Les délégués aux Cercles de bataillon, Conseil de légion et Comité Central, sont les défenseurs naturels de tous les droits de la garde nationale. Ils devront veiller au maintien de l’armement de tous les corps spéciaux et autres de ladite garde, et prévenir toute tentative qui aurait pour but le renversement de la République. »
On peut penser que les délégués qui ont voté ces statuts avaient en tête la nomination par le gouvernement au poste de commandant en chef de la garde nationale du général d’Aurelle de Paladines. Ce vieil aristocrate monarchiste avait alors annoncé sa feuille de route : « J’ai la ferme volonté de réprimer avec énergie tout ce qui pourrait porter atteinte à la tranquillité de Ia cité ». Douze jours plus tard, le Comité central unique est constitué. Désormais les gardes nationaux ne reconnaissent que son autorité. Le principe de révocabilité est appliqué à tous les échelons et le Comité central en devient l’organisation fédératrice. L’assemblée générale est composée des délégués de chaque compagnie, sans distinction de grades, les officiers élisant quant à eux leurs propres délégués. Les commandants en sont membres de droit.
Le 18 mars, c’est l’insurrection. Le gouvernement décide de reprendre les 271 canons et 146 mitrailleuses de la garde nationale. Il faut couper les mains de cette armée séditieuse qui entend faire obstacle à la politique de capitulation du gouvernement devant l’ennemi prussien. Cette tentative est mise en échec par le peuple de Paris, appuyée par la garde nationale. Des bâtiments officiels sont pris (Préfecture de police, ministère de la Justice). Thiers s’enfuit de Paris. Des membres du Comité central se précipitent à l’Hôtel de Ville et tiennent une réunion. Doivent-ils prendre le pouvoir ? Ils disposent de la force armée. Ils décident de rester à l’Hôtel de Ville le temps d’organiser des élections qui sont prévues au plus tôt pour le 22 mars, elles auront lieu finalement le 26. Le 28 mars, les élections passées, la Commune de Paris proclamée, le Comité central se retire et cède sa place au nouveau gouvernement communal.
Femmes en armes
Comme précédemment pendant la Révolution française, les femmes revendiquent le droit de porter des armes pour la défense de l’œuvre sociale en cours. Le 11 avril, l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés est fondée notamment par Nathalie Le Mel et Élisabeth Dmitrieff, Marceline Leloup, Aline Jacquier, Thérèse Collin, Aglaé Jarry et Blanche Lefevre. Le même jour, l’Union par voie d’affiches, sur les murs de Paris, déclare que «toute inégalité et tout antagonisme entre les sexes, constituent une des bases du pouvoir des classes gouvernantes». Rappelons que les femmes ne sont ni électrices ni éligibles, cependant, elles sont présentes et actives dans les institutions sociales et politiques de la Commune. Lors de la création de l’Union Elisabeth Dmitrieff avait proposé la formation d’une ligue militaire des ouvrières de Paris. Plus tard, au club de Saint-Sévrin, la proposition de la formation d’un bataillon de femmes est applaudie, y compris par les hommes présents dans l’assemblée. Le 12 avril 1871, André Léo, membre du Comité des citoyennes du 17e arrondissement, déclare «…Paris est loin d’avoir trop de combattants ; … le concours des femmes devient nécessaire. A elles de donner le signal d’un de ces élans sublimes… On les sait anxieuses, enthousiastes, ardentes… à se donner tout entières (les femmes du peuple surtout) à la grande cause de Paris. Qu’elles entrent donc d’action dans la lutte autant qu’elles y sont de cœur… Louise Michel, Mme de Rochebrune, bien d’autres, ont déjà donné l’exemple … Que le général Cluseret ouvre donc immédiatement trois registres sous ces titres : Action armée, Postes de secours aux blessés ; fourneaux ambulants. Les femmes s’inscriront en foule … »
Le 13 mai, une manifestation d’une centaine de femmes se rend à l’Hôtel de Ville pour demander des armes. La veille, une affiche interpellait les gardes nationaux de la 12e Légion, et proclamait «Un grand exemple vous est donné : des citoyennes, des femmes héroïques.. . ont demandé des armes au Comité de salut public pour défendre… la Commune et la République. » En réponse, le colonel commandant la 12e Légion, « heureux et fier d’avoir à enregistrer un pareil dévouement, a pris la décision suivante : la première compagnie des citoyennes volontaires sera immédiatement organisée et armée… Ces citoyennes marcheront à l’ennemi avec la Légion… » Ce fut un des rares exemples où la Commune reconnut aux femmes un statut de combattantes à part entière. De son côté, le Comité des Femmes de la rue d’Arras avait « recueilli trois cents inscriptions pour la Légion des Femmes qui veulent s’armer sur les remparts ». Quelque mois plus tôt, en octobre 1870, alors que Paris est assiégé par les troupes prussiennes, ce club de femmes avait déjà déclaré « nous sommes décidées à tout pour repousser l’ennemi, nous faisons avec joie le sacrifice de notre vie, mais malheureusement la volonté ne suffit pas il nous faut un costume et des armes » 1. Un peu avant, le 8 septembre, une manifestation composée en majeure partie de femmes, sous la direction de Louise Michel et André Léo avait demandé des armes.
Cependant, cet engagement ne fait pas l’unanimité. André Léo de l’Union dénonce de la façon dont certains officiers et chirurgiens des avant-postes traitaient les ambulancières : «…il y a dans Paris un très grand nombre de républicains, très forts en logique, et que cet amour des femmes pour la République indigne et désole. Les faits de ce genre, que l’histoire, à d’autres époques, enregistre comme héroïques, leur semblent admirables dans le passé, mais tout à fait inconvenants et ridicules aujourd’hui ». En dépit de ces initiatives, les femmes seront le plus souvent enfermées dans le rôle de cantinières ou d’infirmières. Le 23 mai, c’est l’appel les parisiennes aux barricades. Joséphine Dulembert, une ancienne rédactrice du Moniteur des Citoyennes, Brossert, cantinière au 84e bataillon et Ladoïska Caweska participent à l’organisation de la défense de la gare de Montparnasse. Environ 120 femmes construisent et défendent la barricade de la place Blanche. Une cinquantaine de femmes sous la direction de Nathalie Le Mel, construit une autre barricade place Pigalle et aident à sa défense. André Léo est présente sur une barricade aux Batignolles, Louise Michel à celle de l’entrée de la Chaussée Clignancourt. Ce sont plusieurs milliers de femmes qui se battirent les barricades. De cette participation active est née la légende des « Pétroleuses ». Elles en paieront un prix du sang élevé pendant la Semaine sanglante.
Le grade de général est supprimé
Le 20 mars 1871, le Journal officiel de la République française, (édition de la Commune), publie en première page une déclaration de la Fédération républicaine de la garde nationale où elle déclare « Si le comité central de la garde nationale était un gouvernement, il pourrait, pour la dignité de ses électeurs, dédaigner de se justifier mais comme sa première affirmation a été de déclarer “qu’il ne prétendait pas prendre la place de ceux que le souffle populaire avait renversés”, tenant à simple honnêteté de rester exactement dans la limite expresse du mandat qui lui a été confié.. ». Le même numéro annonce la convocation des élections communales. Le Comité central de la garde nationale déclare alors « L’état de siège est levé. Le peuple Paris est convoqué dans ses sections pour faire ses élections communales. La sûreté de tous les citoyens est assurée par le concours de la garde nationale. »
L’édition suivante du Journal précise les modalités d’organisation (élection, révocation…) au sein de la garde nationale. À la veille des élections communales, le Comité central déclare «Citoyens, notre mission est terminée; nous allons céder la place dans votre Hôtel de Ville à vos nouveaux élus, à vos mandataires réguliers. »
Le 28 mars, la Commune de Paris est proclamée à l’Hôtel-de-Ville. Elle va durer un peu plus de deux mois (18 mars 1871-28 mai 1871). Durant cette période, la vie démocratique de la Fédération ne s’interrompt pas. Par exemple le 31 mars 1871, le comité central rappelle que « tous les bataillons de la garde nationale de Paris procéderont vendredi aux élections nécessaires pour compléter leurs cadres. Il sera également procédé dans les compagnies qui ne l’ont point fait à l’élection des délégués de la Fédération républicaine de la garde nationale […] Le comité central rappelle aux gardes nationaux qu’ils ont le droit de révoquer leurs chefs dès qu’ils ont perdu la confiance de ceux qui les ont nommés. ». Le 31 mars 1871, le comité central remet à une délégation toulousaine une déclaration où il est affirmé la « suppression de l’armée régulière et son remplacement par la garde nationale, seule force armée dans la cité et dans l’État, répondant de la police intérieure et du salut militaire de la patrie. Élection de tous les chefs sans exception, suppression des privilèges, protection au mérite et guerre au favoritisme. »
Le 9 avril, Journal officiel de la République française annonce que « considérant que les grades de généraux sont incompatibles avec l’organisation démocratique de la garde nationale et ne sauraient être que temporaires : Art. 1. Le grade de général est supprimé». Le même jour, le comité central à propos de l’élection des délégués rappelle que « les gardes nationaux ne sauraient apporter trop de soin dans l’élection de ceux qu’ils appellent à les commander. La science militaire, l’énergie et la foi républicaine sont des qualités que doivent réunir les candidats. »
Trois mois après l’écrasement dans le sang de la Commune de Paris, les gardes nationales sont dissoutes le 25 août 1871 dans toutes les communes de France. La loi du 27 juillet 1872 prévoit que « tout corps organisé en armes et soumis aux lois militaires, fait partie de l’armée et relève du ministère de la guerre » (Art. 6). Remise de sa grande peur, la bourgeoisie décide d’en finir avec tout risque démocratique dans les forces armées. La Grande muette est née.
Cette contribution est un extrait enrichi de « Autogestion et question militaire » publiée dans le volume 8 de Autogestion, l’encyclopédie internationale, accessible sur le site des Utopiques, lesutopiques.org ou celui des Editions Syllepse, syllepse.net
Notes:
- Voir le très documenté blog Ma Commune de Paris animé par Michel Audin, https://macommunedeparis.com/. ↩