En 1901, selon Georges Goutet, auteur d’une étude sur les coopératives, il existe 2500 coopératives dont 1684 de consommation et certaines ont entre 12 à 15 000 membres. La CGT, dont nombreux membres sont engagés, dans ce mouvement, discute de leur avenir et de la position de la confédération à leur égard. La discussion est vive et contradictoire.
Le congrès de 1898 de Rennes est le premier à se préoccuper des coopératives créées par des Bourses du travail ou des syndicats. Le premier souci est l’application dans les coopératives des normes sociales défendues par le syndicat. Il s’agit dans les coopératives de production de supprimer tout travail aux pièces, d’appliquer l’égalité des salaires et la journée de huit heures, de rechercher une clientèle dans les coopératives de consommation et inversement pour les coopératives de consommation d’acheter prioritairement aux coopératives de production. Le délégué de la Bourse de Nice annonce la formation d’une coopérative de boulangerie dont 30% des bénéfices seront consacrés à fournir gratuitement du pain aux chômeurs. Il demande que les Bourses soient à l’initiative de coopératives de consommation et considère que ces initiatives peuvent attirer des syndicats qui voient ainsi l’utilité du regroupement confédéral. À Rennes, un délégué signale qu’une coopérative de production a été formée et qu’une seconde est en voie de l’être. La Bourse bretonne a créé une société de consommation, la Famille rennaise, où les patrons et les commerçants ne peuvent pas être membres. La coopérative achète ses sacs à une autre coopérative de Paris qu’elle paie plus cher mais qu’elle préfère soutenir. Elle achète également ses bouteilles à la Verrerie d’Albi. Les deux tiers de son conseil d’administration sont composés d’ouvrier syndiqués. Le délégué de Nantes, quant à lui, souligne le danger que les coopératives de production entrent en concurrence. Au terme du débat le congrès émet le vœu que « les sociétés coopératives de consommation s’engagent à donner de préférence, à égalité de prix et de qualité, leurs fournitures aux sociétés similaires de production… et affirmer ainsi, d’une manière pratique, leur solidarité coopérative.»
Ennemie ou instrument de combat ?
En 1900, la question des coopératives est à l’ordre du jour. Le premier intervenant du débat est le délégué Bourderon. Il dénonce « l’esprit de lucre qui domine beaucoup de coopératives. » Il a appris que des coopératives « colossales » de la Seine ont accepté de se fournir auprès de négociants « payant leurs ouvriers 5 francs tandis que le taux syndical est 6 francs. » Il faut, selon lui que les coopératives obligent les fournisseurs à prouver qu’elles paient au taux syndical. « Ce serait d’autant plus facile que les négociants qui cherchent à fournir aux coopératives sont nombreux parce qu’ils savent que c’est de l’or en barre. » De même, le délégué Brun s’alarme du fait que « dans certaines coopératives de production les ouvriers sont plus exploités que chez les patrons. » Il conclut que « les coopératives ne peuvent pas rendre de services à la classe des travailleurs et nous croyons que c’est surtout grâce aux syndicats qu’on arrivera à l’émancipation des travailleurs. » Un autre délégué ajoute que « dans les sociétés de production, on regarde les syndicalistes comme des malfaisants. » La discussion se poursuit. Peschard des tailleurs de pierre de la Seine « veut que, créées dans un esprit d’émancipation, elles [les coopératives] soient, en raccourci, un tableau de notre idéal social ; il faudrait que là se démontre la capacité du prolétariat à se gérer soi-même, au lendemain de la société renversée, c’est-à-dire dans la société future. » Malheureusement, il constate que ce n’est pas le cas, rapporte sa mauvaise expérience dans une coopérative de consommation et dénonce vigoureusement les pratiques de nombreuses coopératives. Il rappelle en conclusion que « le jour où la grève sera déclarée, il faudra que les travailleurs soient aptes à se diriger eux-mêmes. » Bouchet déclare au congrès que « les syndicats lyonnais ne croient pas à l’utilité de lancer le prolétariat dans la voie de coopération. » Si le délégué Siffait prend acte de cette situation et cite le cas de la coopérative la Moissonneuse « gérée par des brigands d’ouvriers », il considère cependant que « les coopératives doivent servir de premiers échelons de l’émancipation ouvrière parce qu’ainsi vous formez des organisateurs. » S’adressant à certains délégués, il poursuit : « S’il y en a donc qui sont égoïstes [des coopératives], c’est de votre faute ; vous n’avez qu’à y entrer ! Lorsqu’on veut combattre, on va à la bataille, et ce n’est pas derrière l’ennemi qu’on critique ce qu’il fait », « nous devons nous organiser économiquement. Nous ne voulons pas plus de Jaurès que de Vaillant et des autres ; nous voulons des syndiqués qui s’organisent économiquement et lorsque nous serons organisés, nous ne craindrons pas tous ces messieurs, nous ferons ce que nous voulons » et conclue qu’« il faut que les syndiqués entrent en masse dans les coopératives de consommation et fassent le nécessaire pour l’évolution économique et la Révolution. » D’autres délégués dénoncent tout autant des coopératives soumises à la loi du Capital. Mais pour le délégué Soulery, « Entrons en masse dans les coopératives et nous y changerons le niveau de pensée existante ; elles ont des tendances bourgeoises, nous les ferons socialistes ! » ; avec les coopératives, les travailleurs « apprendront à s’administrer eux-mêmes. » Dans le même sens, Clément, du syndicat des serruriers, ajoute qu’il a mandat de soutenir les coopératives. Il revient sur les mauvaises pratiques de certaines d’entre elles. « Toutes les coopératives ont leur berceau dans les syndicats et, généralement, elles ont été créées par des militants qui, ensuite, se lancent dans l’action bourgeoise, parce qu’au moment où ils ont préconisé la coopération, ils pensaient non à l’émancipation des masses, mais leur propre émancipation personnelle. » Il revient sur la question du label ou marque syndicale qui doit s’imposer à toutes les coopératives de production comme garantie sociale. « Donc au lieu de combattre les coopératives, il faut dans l’état actuel de la société les développer le plus possible et leur donner des bases sociales ; il faut que tous les militants syndiqués entrent dans les coopératives s’emparent des conseils d’administration et y fassent prévaloir l’esprit syndical. » Pommier de Tours estime qu’une coopérative « pourrait donner quelque chose au point de vue de l’émancipation des travailleurs qu’à la condition d’englober tous les éléments ou d’être organisés en commandite sous le contrôle de toutes les organisations ouvrières. » Et de citer l’exemple de sa ville « infestée de coopératives bourgeoises qui avaient englobé une partie des travailleurs » où « nous avons fondé une coopérative, la Prolétarienne, basée sur les principes socialistes et si elle végète encore c’est parce que les travailleurs suivent trop le courant bourgeois. »
Au terme de la discussion considérant que la coopérative « est un milieu propice pour la propagation des idées de solidarité et des connaissances nécessaires pour l’administration de la société future » et « considérant que la plupart des coopératives de production actuelles ne sont basées que des principes bourgeois et égoïstes », le congrès considère qu’« il y donc intérêt que l’élément syndical s’empare des conseils d’administration des coopératives…. », « Celles-ci deviendraient alors les ateliers coopératifs, propriétés communes, type des ateliers communistes futurs. » En conséquence, le congrès invite également les syndiqués « à pénétrer dans les coopératives de consommation… et à y faire appliquer dans une large mesure le principe communiste. »
Cette orientation guidera l’ensemble des textes de la CGT dans les années qui suivent. À l’écoute des discussions du congrès, on devine que le mouvement coopératif au tournant du siècle n’est pas homogène et qu’il constitue un enjeu politique pour le mouvement ouvrier. En effet, une partie du mouvement est soumise à la loi du Capital et reproduit la férocité de l’exploitation capitaliste. De plus, les coopératives sont, parfois, un instrument de corruption et de dévoiement de militants. Elles minent alors le mouvement syndical et son indépendance de classe. Mais c’est justement pour ces raisons, ainsi que l’expliquent de nombreux délégués, qu’il faut mener la bataille politique au sein du mouvement coopératif pour le ramener sur des bases socialistes. Repousser les tentacules du Capital, gagner du terrain, libérer des espaces, c’est la perspective qu’expriment des syndicalistes d’alors. Car le mouvement coopératif est une arme pour la constitution d’une classe des exploités qui soit apte à prendre les commandes de la société, à poser par son expérience pratique indépendante la question du pouvoir et à construire une alternative socialement et économiquement crédible. Ce combat, on le sait aujourd’hui, sera perdu. Cependant, le contenu de ces débats, datant d’un siècle, n’ont pas atteint leur date de péremption et résonnent aujourd’hui à l’heure de Fralib et de la Fabrique du sud. Évidemment toute ressemblance avec ceux d’aujourd’hui n’est pas fortuite.