Les éditions Syllepse ont publié un ouvrage réalisé par un auteur de Hong-Kong sur la Chine contemporaine. S’inscrivant dans une rhétorique marxiste révolutionnaire, celui-ci décrit comment la bureaucratie a su conserver le monopole du pouvoir pour engager, à son profit, la transformation capitaliste du pays. Une description de la Chine qui montre que l’aspiration à une démocratie pleine et entière, pour ne pas parler d’autogestion, répond intégralement aux aspirations de la nouvelle classe ouvrière et des populations urbaines et rurales.
S’agissant de la phénoménale croissance des dix dernières années, la Chine fait l’objet de nombreux commentaires élogieux saluant fréquemment l’émergence de sa classe moyenne. Sa traversée sans histoire de la crise asiatique des années 1997 et surtout son rebond en 2009 semblent en faire un havre de stabilité construit sur une rupture avec certains poncifs du Consensus de Washington comme en témoigne sa volonté de contrôler la parité de sa monnaie ou encore la place de l’État dans les secteurs clés de l’économie. Pourtant, la Chine inquiète depuis toujours les économistes occidentaux qui s’interrogent régulièrement sur la solidité de leur système bancaire et plus récemment sur l’endettement non contrôlé de ses collectivités locales.
Le livre de Au Loong Yu, La Chine, un capitalisme bureaucratique, nous fournit des clés de compréhension de cette contradiction à travers une description de la formation de la bourgeoisie chinoise qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Il donne une vision des mouvements sociaux qui est souvent absente dans nos médias traditionnels. L’auteur s’inscrit dans une filiation politique et intellectuelle marxiste révolutionnaire : loin d’avoir été un pays socialiste, la Chine maoïste était avant tout un État ouvrier contrôlé et dominé par une bureaucratie à l’image de ce qui existait dans les anciens pays d’Europe orientale. L’originalité de la transition chinoise vers l’économie de marché est que la bureaucratie a pris l’initiative de cette transition et a su la contrôler à son profit tout au long de ses différentes phases. La nouvelle bourgeoisie chinoise est ainsi directement issue des rangs de la bureaucratie et ne peut être distinguée de celle-ci. De ce point de vue, l’arrivée de millionnaires dans les rangs du PCC n’est pas un épiphénomène.
D’abord limitée à une période d’apprentissage au travers du projet « un pays, deux systèmes » qui marquait la volonté de maintenir le capitalisme à Hong-Kong et de développer les premières Zones économiques spéciales, ce capitalisme se généralisera à partir des années 1990 par les privatisations de petites entités publiques puis à partir des années 2000 des grandes entreprises. La bureaucratie chinoise, comprenant qu’il valait mieux s’enrichir par le développement capitaliste plutôt que par des prélèvements indus sur une production séquencée par des plans quinquennaux, va prendre en main et à son profit le processus de privatisation des entreprises publiques. Dans ce processus, l’expropriation massive de terres et de logements au nom de la modernisation de l’économie et surtout de la constitution de son capital privé, en sera le collatéral indispensable.
Si le mouvement de la place Tien’anmen en 1989 a été essentiellement réduit par les médias occidentaux à une mobilisation en faveur des droits de l’homme et de la démocratie, l’auteur nous montre le rôle clé joué par l’irruption de la classe ouvrière dans cette séquence. Alors que celle-ci était sous la tutelle de la Fédération officielle des syndicats, simple courroie de transmission de la politique du PCC, on a assisté à de nombreux mouvements sociaux qui se sont organisés de façon indépendante des syndicats officiels. Selon l’auteur, c’est la jonction souhaitée par ces mouvements avec celui des étudiants qui remettant en cause la toute puissance du parti dominant, qui aurait été l’élément déclencheur de la violente répression du 4 juin 1989.
Depuis cette date, le mouvement ouvrier indépendant semble avoir été décapité pendant quelques années. L’arrivée de nouvelles générations n’ayant pas connu les événements de 1989 et la formation d’une nouvelle classe ouvrière formée de travailleurs migrants ouvre de nouvelles perspectives de mouvements multiformes allant de l’action industrielle classique à des luttes citoyennes contre les évictions frauduleuses. Le rôle de Zhurenweng (classe dirigeante), officiellement décernée aux travailleurs par la doctrine officielle rentre fatalement en contradiction avec les privatisations massives qui se déroulent dans le pays. La désillusion sur le rôle progressiste du PCC amène ainsi de temps en temps les salariés à mettre en pratique ce rôle de Zurenweng par le contrôle direct d’entreprises. L’expérience en 2002 de la papeterie de Zhengzhou en est sans doute l’exemple le plus achevé. Plus récemment, la mobilisation des habitants de Wukan, dans la province du Guangdong contre des saisies illégales de terres a débouché sur des élections libres du comité de ville.
L’originalité de ce livre est de présenter concrètement comment la bureaucratie d’un pays dit socialiste a été capable de se transformer en classe, en mettant l’intégralité de son système répressif au service du développement du capitalisme. On ne manquera pas de faire le parallèle avec l’évolution de la défunte Union soviétique où la bureaucratie s’est volatilisée en quelques années. La reprise en main accélérée du pays par Poutine ne serait-elle pas, sous des discours faisant plus appel à la fibre nationale qu’à un discours communiste, une tentative de rejoindre l’exemple chinois ?
La Chine : un capitalisme bureaucratique
Au Loong Yu
Editions Syllepse
Pages : 191 pages
Format : 115 x 190
ISBN : 9782849503904
Papier : 10 euros
e-Pub : 6,99 euros