À la fin de 2011 et au début de 2012, les forces du régime ont commencé à se retirer ou ont été expulsées par les groupes armés de l’opposition d’un nombre croissant de régions. Dans le vide laissé, les organisations locales de base ont commencé à se transformer en structures ad hoc de gouvernement local, dans lesquelles les militant·es des comités locaux de coordination (CLC) ont souvent constitué le noyau principal des conseils locaux. Dans certaines régions libérées des forces armées du régime, des administrations civiles ont également été créées pour compenser l’absence de l’État et prendre en charge ses fonctions dans divers domaines, comme les écoles, les hôpitaux, les routes, les systèmes d’eau, l’électricité et les communications. Omar Aziz, un militant anarchiste de 63 ans qui a été arrêté en octobre 2012 et est mort sous la torture dans une prison du régime en février 2013, a été le premier à appeler à la mise en place de conseils locaux en octobre 2011. À Damas et dans sa périphérie, ses idées et ses appels à la création de conseils autonomes ont probablement inspiré leur mise en place, mais la réalité sur le terrain et la nécessité pour les militant·es et les populations locales d’organiser politiquement la société et de coopérer avec les groupes d’opposition armés y ont également largement contribué.
Selon la chercheuse Rana Khalaf, le premier conseil local a été établi dans la ville de Zabadani à la fin de 2011, avec pour objectif principal de coordonner les civils et les groupes d’opposition armés. Il est ensuite devenu un prototype de gouvernance locale imité dans toutes les zones du pays contrôlées par l’opposition. Les conseils locaux se sont également développés rapidement dans la périphérie de Damas au début et au milieu de l’année 2012, comme à Douma, qui était habité par plus d’un demi-million de personnes à l’origine, bien que leur nombre ait diminué au fil des années. Le conseil local démocratiquement élu de la ville de Douma a été établi en septembre 2012 et a servi de modèle à de nombreux autres à travers les zones libérées. En 2016, le conseil local comptait 298 membres élus. La ville de Douma était divisée en 18 zones géographiques. Dans chaque zone, un comité de quartier était formé, composé de 20 à 25 membres, qui se réunissait périodiquement et constituait le lien entre le conseil local et les citoyens. Au sein du conseil local, les membres du comité, du conseil et du bureau devaient s’accorder sur les conditions et principes suivants : « Le membre doit soutenir la chute du régime dictatorial corrompu et l’établissement d’un état-civil et démocratique, basé sur la révocabilité des mandats et travailler à cette fin ». Les dirigeants et les fonctionnaires de Douma qui ont fait défection du régime ont créé un conseil local de services relativement efficace fournissant certains services de manière autonome par rapport au régime.
Des exemples similaires de conseils locaux efficaces existaient également dans le nord du pays, comme à Manbij, dans le nord-est du gouvernorat et à Raqqa, jusqu’à ce que les deux villes tombent sous l’occupation de l’État islamique et du Levant (ISIL) en 2014. À Manbij, le conseil local, connu sous le nom de Conseil révolutionnaire, avait été fondé en secret en avril 2012, trois mois avant que la population locale ne prenne le contrôle total de la ville. Pendant la période initiale, il a organisé des manifestations pour expulser la police et les forces de sécurité, et s’est coordonné avec les conseils locaux et révolutionnaires d’autres villes. Lorsque les forces armées du régime se sont retirées à la fin du mois de juillet 2012, le conseil local a pris le contrôle des institutions étatiques abandonnées et s’est efforcé de maintenir la vie (par exemple, en organisant un système d’assurance maladie, en déblayant les décombres causés par les bombardements, en collectant des fonds et en distribuant de l’aide), malgré les bombardements aériens. La plupart des activités ont été menées par un groupe d’environ 50 jeunes activistes appelé Mouvement pour le changement et la construction à Manbij. Le système d’assurance maladie gratuite a notamment été organisé dans le cadre d’une campagne intitulée « votre santé est importante pour nous », qui a fait appel à des médecins et autres travailleurs bénévoles et a bénéficié à une centaine de familles. Des rapports de santé mensuels ont également été établis sur l’état de chaque famille afin de garantir la prise en charge des familles dans le besoin et d’éviter les retards.
Jusqu’au départ des forces du régime de la ville d’Idlib en mars 2015, Raqqa avait été la seule capitale provinciale libérée du régime. Au début, la ville a souffert d’un énorme vide de pouvoir, en particulier dans les services publics, tandis que les rues étaient remplies d’ordures et de vestiges des barricades du régime. Cela n’a pas duré longtemps car les activistes et les organisations locales ont commencé à organiser la gestion des services de la ville et d’autres besoins nécessaires aux habitant·es, malgré le bombardement constant de la ville par les forces armées du régime. C’est à cette époque que le Conseil local de Raqqa a été créé après la libération de la ville. Plus de quatre cents activistes indépendant·es et représentant·es d’organisations de la société civile, d’organes révolutionnaires et de clans locaux ont initialement élu 50 membres pour former le secrétariat général. Ce dernier a ensuite élu les membres du conseil local en son sein et a joué le rôle de la municipalité en fournissant divers services. Les organisations populaires se sont considérablement développées dans la ville et étaient le plus souvent dirigées par les jeunes. Plus de 42 mouvements et organisations sociales étaient officiellement enregistrés à la fin du mois de mai 2013. L’un des groupes de jeunes influents dans la ville était le mouvement Haquna (notre droit), qui se présentait comme un mouvement de jeunes pour les droits humains qui « croit en la nécessité de construire une Syrie civile et démocratique, fondée sur la liberté, la justice et l’égalité entre tous ses citoyens, et le respect de toutes les croyances religieuses ». Ils ont joué un rôle important en aidant à la gestion de la communauté civile à Raqqa et en remplissant le vide laissé par l’expulsion des forces du régime.
La province d’Alep et la ville, où l’insurrection armée s’est retrouvée avec plusieurs millions d’individus sous son contrôle après l’expulsion forcée du régime de ces zones entre mi-2012 et début 2013, ont également connu l’expansion des conseils locaux et des formes de gouvernances. Le conseil local comptait 25 membres élus chaque année, non pas directement par la population, mais qui étaient sélectionnés sur des listes par les membres des assemblées des soixante-trois conseils de la zone libre d’Alep. Les représentants des associations professionnelles avaient également le droit de vote – avocat·es, ingénieur·es et enseignant·es.
Cela ne signifiait pas que les conseils locaux ne présentaient pas de lacunes, comme le manque de représentation des femmes ou des minorités religieuses et ethniques en général. Selon une étude sur l’activisme civil en Syrie en 2014, la participation des femmes était faible. Quatre conseils locaux ont fait état d’une représentation féminine allant jusqu’à 17 %. Ils étaient situés dans les régions de Hama, Raqqa et Alep. La faible participation des femmes s’est poursuivie dans la plupart des conseils locaux tout au long du soulèvement. Selon une étude menée par le centre de recherche Omran for Strategic Studies entre janvier et mai 2016 sur 105 conseils locaux (sur 427 dans toute la Syrie), seuls 2 % des membres étaient des femmes.
D’autres problèmes existaient également. Huda Yahya, une militante de la province d’Idlib, bien que décrivant les conseils locaux comme des mini-gouvernements remplaçant les institutions de l’État et concernés par la fourniture de services publics à la population civile, a fait valoir les éléments suivants :
« ces conseils ont montré certaines formes de désorganisation, de pratiques non démocratiques, de représentation des (grandes) familles et de sous-représentation des femmes. Ils n’ont pas non plus réussi à gagner la confiance des citoyens… »
Les conseils civils n’étaient pas non plus toujours complètement autonomes par rapport aux groupes militaires, dépendant souvent d’eux pour leurs ressources, ou parce que les membres du conseil étaient largement sélectionnés en fonction de l’influence des groupes militaires locaux.
Les membres du conseil étaient également souvent choisis plutôt qu’élus, en fonction de l’influence des chefs militaires locaux, des structures claniques et familiales, et des formes de notabilités locales. Selon la chercheuse Agnès Favier, « la majorité des conseils locaux (plus de 55 %) n’ont pas vu le jour par le biais d’élections, mais ont été établis par des mécanismes d’ « auto-sélection des élites ».
Un autre problème rencontré a été le besoin de compétences professionnelles et techniques particulières. Par exemple, dans le gouvernement de la province d’Idlib, l’une des conditions pour être élu était d’être diplômé universitaire. Cela permettait aux classes supérieures de monopoliser la représentation de ces conseils.
Malgré ces limites, les conseils locaux ont pu rétablir un niveau minimal de services sociaux dans leurs régions et bénéficier d’un certain niveau de légitimité. Le rôle des conseils locaux s’est poursuivi tout au long des débuts de la révolution syrienne, malgré les multiples menaces et l’approfondissement de la guerre, dans divers territoires contrôlés par l’opposition. Cependant, le nombre de conseils locaux n’a cessé de diminuer au fil des ans en raison des avancées militaires des forces pro-régime qui ont capturé les territoires contrôlés par l’opposition et des attaques des groupes armés fondamentalistes islamiques et djihadistes contre les conseils civils, les remplaçant par leurs propres conseils.
Source : Syrie : le martyr d’une révolution, Syllepse, à paraitre 2022.