Le 15 octobre 1973, le premier ministre Pierre Mesmer avait annoncé « Lip, c’est fini ». Après le rejet du plan Giraud, (voir précédent article) on pouvait craindre une démobilisation, le pourrissement faute de perspectives. Mais pour les travailleurs, la lutte continue : le trésor de guerre toujours en lieu sûr, les comités Lip continuant dans toute la France à organiser la solidarité, diffusant Lip Unité, vendant les montres. Les Lip se déplacent partout en France à la rencontre des travailleurs comme à Roubaix (10 octobre 1973), à la Bourse du travail de Lyon (24 octobre 1973), à nouveau à Roubaix avec les travailleurs de La Redoute (10 novembre 1973), Charles Piaget intervient au meeting du PSU à la Mutualité, (Paris 24 octobre 1974). L’affaire est aussi connue à l’international, et par exemple les Lip se rendent en Italie, dans la ville industrielle de Turin (octobre 1973).
Par ailleurs, en coulisses, les contacts ne sont pas rompus avec plusieurs interlocuteurs empruntant des canaux diversifiés. Il s’agit notamment de rencontres entre la CFDT métallurgie, des responsables du PSU et des patrons, des industriels, notamment Antoine Riboud, José Bildegain et Renaud Gillet qui vont aboutir aux « accord de Dole » le 29 janvier 1973.
Ancien du PSU et de l’UNEF, l’avocat Tony Dreyfus 1 a le contact avec le médiateur nommé par le gouvernement. Antoine Riboud, PDG de Rhône Poulenc, avec Renaud Gillet, est sollicité par Interfinexa, cabinet de consultants représentant Ebauche SA. Leur premier plan échoue, les banques faisant défaut. José Bidegain reprend la négociation pour une solution Claude Neuschwander 2. Bidegain est un industriel palois, venant du Centre des jeunes patrons, il incarne l’aile « moderniste » du Conseil national du patronat français (CNPF devenu depuis MEDEF) dont il est alors vice-président. C’est une figure du christianisme social, proche de Jacques Delors, ancien conseiller social de Jacques Chaban Delmas 3. Il vient de la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne). Claude Neuschwander est également un ancien jéciste et a été vice-président information de l’UNEF de 1956 à 1958. Il est entré chez Publicis en 1961 dont il devient le « numéro deux » et est un des « jeunes patrons contestataires» qui a occupé le siège du CNPF en mai 1968. Il est membre du PSU également 4. Il accepté la mission en tant que militant du PSU lors d’une réunion tenue dans l’appartement de Michel Rocard, secrétaire national du parti.
Début janvier 1974 Le ministre Jean Charbonnel 5 annonce qu’il a chargé Claude Neuschwander de rechercher un plan de relance pour Lip.
Les 26, 27 et 28 janvier 1974 les négociations se déroulent à la mairie de Dole entre Claude Neuschwander, José Bidegain et les représentants des syndicats de Lip. L’assemblée générale accepte le plan qui prévoit 850 réembauches. Le 29 janvier la délégation de Lip signe les accords de Dole tout en demeurant très vigilante (voir interview de Charles Piaget). La Compagnie européenne d’horlogerie (CEH-LIP), dirigée par Claude Neuschwander reprend alors les activités horlogerie de Lip. Le 8 mars 1974 le tribunal de commerce autorise le redémarrage de la CEH-LIP. Jacques Duhamel, maire de Dôle, obtient le retrait des CRS des trois départements limitrophes en échange de la restitution du « trésor de guerre ». Le 9 mars 1974, les CRS évacuent l’usine.
Le 11 mars 1974, après 329 jours de lutte les 135 premiers réembauchés reprennent le travail, accompagnés par tous les Lip réunis par un serment, le discours de Vittot : « Ce matin ici pour signer le pacte qui nous lie, nous resterons tous ensemble ».
Pendant tous ces mois, les salariés en attente de réembauche sont en stage : « ils s’emmerdaient, avaient peur qu’on ne les reprenne pas ». Ainsi, la rentrée des Lip s’effectue progressivement. Pour ceux qui ne sont pas réembauchés, il est difficile de continuer à faire des assemblées générales, dispersés dans des lieux de formation différents. Mais il y en a une par semaine. Les liens se distendent, mais La gazette de liporum sort chaque semaine sous forme de bande dessinée. Cette phase de la lutte pour la réintégration de tous, entre mars et décembre, sera la plus dure et la plus souterraine, ne connaissant ni la médiatisation, ni l’enthousiasme de la première lutte.
Finalement, 10 mois après les premiers, le 15 décembre 1974, les 21 derniers ouvriers reçoivent leur lettre de réembauche et reprennent effectivement le 31 mars 1975. C’est une victoire, issue d’un rapport de forces combinant action légale/illégale, mobilisation/négociation, démocratie directe avec publicité des débats et représentation syndicale, et surtout solidarité populaire.
Mais c’est le « mauvais exemple » donné aux travailleurs, alors que la crise a commencé avec son cortège de licenciements. Aux élections présidentielles de mai 1974 6, Valery Giscard d’Estaing l’emporte à droite contre Jacques Chaban-Delmas au premier tour et il est élu Président de la République au second tour contre François Mitterand. Le 27 mai 1974, il nomme Jacques Chirac Premier Ministre. Jean Charbonnel n’est plus ministre.
Le dernier salarié de Lip n’est pas encore rentré que pour la droite et le patronat l’heure de la revanche a déjà sonné… (à suivre)
Bruno Della Sudda, Jean-Pierre Hardy, Patrick Silberstein, in Lucien Collonges (coord), Autogestion hier, aujourd’hui, demain, Paris, Syllepse 2010
Claude Neuschwander, Patron mais, entretiens avec Bernard Guetta, Paris Le seuil, 1975
Claude Neuschwander, Lip, vingt ans après : propos sur le chômage, Paris, Syros. 1993
Charles Piaget, Roland Vittot « Lip, une lutte riche d’enseignements » in Jean-Claude Gillet et Michel Mousel (coord), Parti et mouvement social, le chantier ouvert par le PSU, Amis de Tribune socialiste, Paris, Harmattan, 2011
Patrick Silberstein, « Lip » in collectif, La France des années 68, Syllepse, 2008
VIDEO
Christian Rouaud, Les Lip, l’imagination au pouvoir, 2007
Sur le site de l’INA, quelques documents autour de la négociation de Dôle et de ses acteurs:
Neuschwander http://www.ina.fr/video/I00013590/retro-conflit-lip-itw-claude-neuschwander-repreneur-et-patron-social-video.html
ARCHIVES DE LA NEGOCIATION
BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine) Cote : F delta res 0578/37
Transcriptions d’enregistrements manuscrits, ronéo., dactylographiés : Une chemise : « négociations de Dôle » entre les syndicats et un groupe d’industriels (janvier-février 1974) : les négociations, photocopie d’un manuscrit ; « l’accord de Dôle » (29 janvier 1974), ronéo. ; commentaires sur l’accord, dact., manuscrits, ronéo.
Archives nationales fonds national pour l’emploi Cotes 19880594/4 , DGE 399. Description – Société Lip à Besançon.
* Formation en vue de la reconversion du personnel : bilan financier de l’action menée au profit des salariés licenciés, notes. 1974.
* Déroulement de la formation : correspondance entre le ministère du travail et la direction Lip horlogerie, compte-rendu de réunion. 1974-1975.
* Conventions de formation : compte-rendu du déroulement des opérations de formation réalisées avec le F.N.E au profit des salariés licenciés, correspondance interministérielle sur le dispositif juridique et financier et la mise en oeuvre des mesures de conversion, conventions conclues avec les établissements d’enseignement, convention éducation nationale, correspondance entre le ministère et les centres de formation professionnelle (A.F.P.A). 1973-1975.
– Société Lip à Besançon.
* Procédure utilisée pour le règlement des frais de conversion professionnelle : note du service de l’emploi et de la formation professionnelle, note du contrôleur financier. 1975.
* Situation de l’emploi, historique de l’affaire « Lip » : correspondance interministérielle, note sur les conflits collectifs du travail de la direction générale du travail et de l’emploi. 1973.
* Solutions proposées : projet de communiqué sur l’audience accordée par le ministre du travail aux représentants d’une organisation syndicale, décision de la commission des communautés européennes portant agrément d’une demande d’intervention du fonds social européen, notes sur la préparation des réunions avec les représentants des organisations syndicales, correspondance du directeur départemental de la main-d’oeuvre au préfet du Doubs relative au reclassement du personnel. 1973-1974.
* Situation du personnel et perspectives de reclassement : rapport, note de synthèse sur la formation du personnel, compte-rendu d’audience prévue pour les représentants des syndicats, articles de presse et tracts syndicaux. 1973-1974.
* Accords de Dole entre les industriels suisses et français de l’horlogerie et les représentants des organisations syndicales. 1973-1975.
Aux Archives municipales de Besançon, le fonds Lip
http://culture.besancon.fr/ark:/48565/a0113898841862lE75n
Notes:
- Frédéric Ploquin,Eric Merlen, Secrets d’avocats, Paris, Fayard 2012. Tony Dreyfus a été maire socialiste du 10ème arrondissement à Paris de 2001 à 2008. ↩
- Henri Weber, Le parti des patrons, Paris, Le Seuil 1986, ed 1991 ↩
- Jacques Delors a été membre de la pré-JOC puis de la JEC, syndicaliste CFTC puis CFDT, membre du MRP, de la Jeune République puis de l’UGS. Jacques Chaban Delmas a été Premier ministre de Pompidou en 1969/1970, promouvant la « nouvelle société ». ↩
- Voir son autobiographie, Une vie de militance, note de lecture Marina Marchal http://www.germe-inform.fr/?p=368 et le chapitre sur « Lip : rien ne se fait bien sans passion 1974-1976 » http://www.souffledor.fr/igc/fichier/SO/souffledor_bou/produit/extrait%20Claude%20Neuschwander.pdf ↩
- Formé également dans le « christianisme social », il est membre du MRP jusqu’en 1947 où il rejoint le RPF de De Gaulle, fait partie des « gaullistes de gauche ». ↩
- La proposition d’une candidature unitaire de Charles Piaget est rejetée au conseil national de son parti, le PSU, qui fait le choix de soutenir la candidature Mitterand dès le premier tour. ↩