Partie 2

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Quelle « communauté d’intérêt autogestionnaire » pour gérer le « bien commun », yougoslave ?

Plusieurs scénarios restaient encore possibles à la fin des années 1960 – tributaires de choix politiques face aux logiques socio-économiques et nationales à la fois combinées et en conflit.

Les pressions et courants centripètes en faveur d’une transformation capitaliste hostile à l’autogestion et à la propriété sociale s’étaient manifestés dans les alliances de forces technocrates et bancaires, d’une part ; mais aussi au sein d’une partie du mouvement croate de 1971, par la revendication d’une décentralisation de l’appropriation des devises issues du commerce extérieur.

La direction titiste (avec un rôle essentiel de Tito en « arbitre » politique et d’E. Kardelj en théoricien et rédacteur des amendements constitutionnels) affronta cette crise majeure avec tous les traits marquant le « contrat social » issu de la révolution, évoqué plus haut. Il est impressionnant pour s’en convaincre, de lire les rapports de Tito et Kardelj ainsi que les textes de compte rendus des travaux du 2e congrès des autogestionnaires convoqué en 1971 à Sarajevo[1]. Je voudrais y revenir ici en considérant que je l’ai (à tort) largement ignoré à l’époque. Car j’étais alors d’abord sensible à la répression exercée (sous les formes « titistes ») contre tous les courants de la gauche marxiste et libertaire ou syndicaliste qui avaient dénoncé la montée des inégalités et d’une « bourgeoisie rouge » technocratique et bancaire. Tito était certes venu féliciter les jeunes étudiants du juin 1968 de Belgrade pour leurs convictions socialistes autogestionnaires, mais leurs dirigeants et leur mouvement furent réprimés. Les enseignants du courant Praxis, tenus pour responsables des « dérives » des jeunes, étaient également sous pression répressive, bien que l’autonomie autogestionnaire des universités rende la mise au pas difficile. Sans perdre leur droit à la recherche et être emprisonnés, ils furent néanmoins bientôt interdits d’enseignement. Comme eux, sans doute, j’ai perçu à l’époque ce congrès des autogestionnaires comme une opération « ficelée » – ce qu’elle était, puisqu’ayant réprimé toute expression autonome critique.

En quoi s’agissait-il pourtant d’une expression exceptionnelle au sein du monde communiste, de ce « contrat social » à la fois progressiste et aliénant, d’une direction communiste se revendiquant à nouveau de la Commune de Paris (discours de Tito), d’une émancipation des travailleurs qui « doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » et d’une unité plurinationale qui doit dénoncer les nationalismes étroits mais accorder plus de droits à chaque nation (discours de Kardelj). On trouve dans les deux cas une dénonciation de l’étatisme, du bureaucratisme et (désormais aussi) des courants technocratiques et bancaires s’appropriant de façon illicite une partie du produit social, avec une orientation dénonçant l’affaiblissement de l’autogestion. Discours et poudre aux yeux idéologique seulement ? Loin de là : le congrès visait à légitimer dans la classe ouvrière les mesures concrètes et amendements constitutionnels.

Les deux composantes du « contrat social » de la révolution y sont explicitement évoquées, notamment dans le discours introductif de Tito : « Pour la Yougoslavie socialiste il n’y a pas de dilemme quant à la primauté du fait national sur le fait classe ou inversement. Négliger l’un ou l’autre serait tout aussi nocif qu’inadmissible pour la communauté multinationale yougoslave » (2e congrès…, art. cité, p.21). Il ajoute que l’unité des intérêts des travailleurs est « le ciment » du système, qui doit pouvoir résister à l’accroissement des droits qui va être reconnu aux Républiques. Pourtant, l’inquiétude transparait à cet égard dans le discours de clôture (p.186). Tito y souligne « les frictions entre Républiques» et le choix des amendements constitutionnels d’accroître leurs pouvoirs, en ajoutant : « Nous verrons comment leurs responsables se comporteront lorsque des compétences plus étendues auront été transférées aux Républiques. On s’en prenait jusqu’ici aux inconvénients de l’étatisme dans la Fédération, au gouvernement fédéral, à l’Assemblée fédérale, etc. Nous verrons ce qu’il en sera maintenant dans les républiques. » Et s’adressant aux délégués des travailleurs autogestionnaires : « Vous devez veiller à ce qu’un étatisme républicain ne se manifeste dans aucune de nos Républiques. Cela risque en effet de se produire. Si, dans les Républiques certains dirigeants venaient à oublier ce qu’ils disent aujourd’hui […] s’ils se laissaient aller à croire qu’en étant seule leur République pourrait mieux prospérer, ils se heurteraient à l’unité des autogestionnaires et des producteurs de toute la Yougoslavie » (p. 186).

Sauf que, dans les amendements constitutionnels, les chambres de l’autogestion ne seront introduites qu’au plan communal et républicain – pas au plan fédéral, ne donnant aucun poids institutionnel aux travailleurs autogestionnaires à cette échelle, sans doute parce que les pouvoirs républicains s’y opposaient. C’est donc, explicitement constitutionnalisé, le rôle de l’armée yougoslave et de la LCY qui sera plutôt renforcé. L’introduction de la « défense populaire généralisée » fut soulignée au congrès des autogestionnaires, p. 178-179) comme consolidation du système dans une optique d’« autodéfense ». Contre quels ennemis externes ou internes ? La mesure fut introduite après l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie – ce qui désignait la menace externe (en pratique inexistante contre la Yougoslavie). Mais ce sont les activistes des divers mouvements autonomes et leurs « inspirateurs » supposés membres de la LCY qui furent de fait mis en quarantaine dans les exercices de mise en place de cette « Défense populaire », donc désignés comme menace. Le discours final de Tito évoque en conclusion la LCY : « Nous devons la réorganiser », dit-il. Dans quel sens ?  « Nous devons en écarter tout ce qui n’y a pas de place. En effet il n’y a qu’une seule et même idée du communisme, du socialisme, du marxisme. Cette idée doit imprégner, dans une mesure égale, les organisations de la Ligue des communistes dans toutes nos Républiques. Elles doivent se fondre en une seule. L’orientation idéologique du développement social doit être unique dans toute la Yougoslavie » (p.186).

On ne peut plus clairement exclure tout débat légitime – après avoir pourtant souligné les inévitables erreurs et tâtonnements du passé…

En critique de ce point de vue, je reprendrai un extrait de ce que Rosa Luxemburg écrivit (de sa prison) en 1918 en défense de la révolution d’Octobre mais contre toutes théorisations exprimées par Lénine et Trotsky pour limiter les libertés démocratiques (à l’extérieur du Parti bolchevik ou en son sein). Tout en distinguant les actes d’autodéfense concrets contre une agression spécifiée, et ceux qui prétendaient être adéquats à la construction du socialisme, elle affirmait avec lucidité : « La condition que suppose tacitement la théorie de la dictature de Lénine et Trotsky c’est que la transformation socialiste est une chose pour laquelle le parti de la révolution a en poche une recette toute prête, qu’il ne s’agit plus que d’appliquer avec énergie. Par malheur – ou, si l’on veut, par bonheur –, il n’en est pas ainsi. Bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait plus qu’à appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, juridique et social, est une chose qui reste complètement enveloppée dans les brouillards de l’avenir. Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs qui montrent la direction générale dans laquelle il faut s’engager, indications d’ailleurs d’un caractère surtout négatif. Nous savons à peu près ce que nous aurons à supprimer tout d’abord pour rendre la voie libre à l’économie socialiste. Par contre, de quelle sorte seront les mille grandes et petites mesures concrètes en vue d’introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, là, aucun programme de parti, aucun manuel de socialisme ne peut fournir de renseignement. »

La présentation faite au congrès des autogestionnaires de 1971 de ce qu’avaient été les différentes étapes du système, la place du plan et du marché, est tout sauf d’une lumineuse clarté. Je n’en citerai qu’un exemple, concernant le « développement des rapports socio-économiques » (p. 59) : « L’aboutissement » des transformations recherchées, « doit être une économie de marché à la fois planifiée et autogestionnaire »… Pour cela, « il est indispensable que le marché et le mécanisme de marché soient relativement autonomes dans toutes les sphères ». Mais, « selon les délégués du congrès, il faut également renforcer les éléments de planification qui sont conformes à la logique d’une économie de marché planifié ». Comprenne qui pourra ! Mais c’est dire que sur les deux éléments clés du système (comment exprimer le point de vue social des autogestionnaires de façon transnationale face aux pouvoirs républicains, d’une part ; et d’autre part quel impact précis d’une logique autogestionnaire sur le fonctionnement du marché et du plan ?) rien n’était clair ni simple. Et pourtant Tito annonçait que le débat devait être exclu, de la LCY, donc a fortiori au sein même de ce congrès des autogestionnaires, pour ne pas parler plus largement de la société.

Après un coup d’arrêt répressif contre le « printemps croate », sa revendication d’une décentralisation au plan républicain du contrôle du commerce extérieur, donc des devises fut satisfaite puisqu’elle était perçue et présentée comme un droit « national ».  Pourtant, un vaste débat aurait pu mettre en évidence la « chaîne du travail social » permettant de produire contre les devises des touristes des services de restauration d’un hôtel de la côte adriatique ou d’exporter également contre devises un produit incorporant des matières premières venant de l’intérieur du pays. Contre les défiances envers « Belgrade » qui centralisait les devises, on aurait pu établir un fonds plurinational de devises en le plaçant sous contrôle pluraliste et publique. De même les nouveaux liens établis avec l’Albanie voisine après l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie et l’élargissement des droits des Albanais du Kosovo notamment l’enseignement dans leur langue jusqu’à l’université, aurait pu s’accompagner d’une orientation visant à l’établissement de liens confédéraux balkaniques avec l’objectif de consolider  sur des bases égalitaires et démocratiques l’attachement des Albanais du Kosovo au cadre yougoslave qui avait augmenté leurs droits, sans en faire des citoyens de second ordre.

Mais la répression des manifestations et l’étouffement des débats ne produiront qu’ambiguïtés et logiques contradictoires de la Constitution, sans rien régler.

Globalement : comme cela fut dit à l’ouverture du congrès des autogestionnaires, il était crucial de mobiliser la base populaire de ce système, tous ceux et celles qui voulaient maîtriser la crise dans le sens d’un approfondissement des droits sociaux et nationaux, de façon égalitaire et solidaire : la jeunesse étudiante, manifestant contre la « bourgeoisie rouge » et pour l’autogestion de base en haut en juin 1968, les syndicalistes et autogestionnaires mobilisés contre les inégalités et le contournement des droits autogestionnaires, les intellectuels du courant Praxis analysant de façon critique l’aliénation de l’autogestion par l’étatisme et par le marché, les citoyens et citoyennes que Branko Horvat chercha à mobiliser dans une « Initiative démocratique yougoslave » face à la crise du Kosovo…

La direction de la LCY a de fait reconnu la légitimité et la pertinence de leurs revendications lors de ce congrès des autogestionnaires – tout en les traitant comme des menaces. Les propositions émanant notamment de ces courants furent – et sont – des atouts majeurs non pas pour supprimer les conflits et difficultés d’un système autogestionnaire, mais pour établir des procédures démocratiques et populaires permettant à une « cohérence » de droits et d’aspirations à la dignité et à l’égalité de servir à la fois de finalités (critères) et de moyens démocratiques de gestion des problèmes. Résumons-les en y intégrant quelques remarques ;

  • Les droits autogestionnaires ne doivent pas être conçus seulement sur le lieu de travail et tributaires d’emplois qui peuvent et doivent être évolutifs (à la fois du point de vue des choix libres individuels et sous l’angle des besoins à satisfaire). Ils doivent donc être un droit des « citoyens » à la fois comme producteurs et comme usagers, concernés par les grands choix de la planification autogestionnaire et non pas seulement par ceux de leur poste de travail.
  • Cela est permis par la « socialisation » des grands moyens de production et les processus coopératifs d’association des petits propriétaires privés à des projets communs.
  • Outre les chambres de l’autogestion à tous les niveaux territoriaux, les « Communautés d’intérêts autogestionnaires » également fonctionnelles à différents niveaux territoriaux sont un moyen de concrétiser une autogestion de biens ou services par leurs producteurs et usagers associés aux représentants des pouvoirs publics au niveau territorial considéré.
  • Contre l’étatisation de la propriété sociale et du plan, et contre la dynamique marchande atomisant l’entreprise en « propriété de groupe », une « planification autogestionnaire » ne peut ni ne doit (heureusement) « encadrer » et déterminer tous les choix ! Dire qu’il revient aux autogestionnaires de décider des objectifs planifiés n’indique pas à quel niveau ces choix devraient se réaliser pour être efficaces. Il faut en débattre en fonction des finalités et de l’expérience. Des objectifs planifiés peuvent être nécessaires et efficaces à différents niveaux (au sein des lieux de production, entre eux, à différentes échelles territoriales. Les procédures peuvent se combiner. L’une « par en bas », peut être locale et « remonter » vers l’association coopérative de diverses unités autogestionnaires, pour des projets particuliers : des « Communautés d’intérêts autogestionnaires » spontanées peuvent ainsi se former, incluant les producteurs, usagers et pouvoirs publics concernées par le projet. L’autre procédure doit être organisée au plan national ; elle vise à déterminer les grandes finalités, droits et priorités de la société toute entière (compte tenu de ressources données) – assortis de financements via des fonds d’investissements publics ad hoc. Elle concerne l’ensemble de la société et des procédures de choix des autogestionnaires comme citoyens, producteurs et usagers.
  • Les Chambres de l’autogestion peuvent avoir pour fonction de coordonner les différentes initiatives et besoins et d’en débattre à différents niveaux ; et l’on peut imaginer une publicité de ces débats, un rôle des experts et des contre-experts, des points de vue politiques et associatifs s’exprimant de façon organisée avant que de grandes options ne soient tranchées démocratiquement. Mais le rôle de ces chambres est aussi de contrôler l’application des choix. Des Observatoires de l’emploi, des inégalités et des enjeux environnementaux aux différents niveaux territoriaux pourraient éclairer l’analyse des résultats et rectificatifs à opérer : les droits, finalités environnementales et de justice sociale et objectifs de plein emploi (associés au droit au travail) devraient ainsi faire partie intégrante des critères de la planification autogestionnaire territorialisée. Celle-ci doit aider à la reconversion des emplois inadéquats sans perte de droits et sans « chômage », en intégrant les moyens d’une formation permanente aidant aux reconversions. Les outils de l’informatique peuvent considérablement aider à combiner souplesse décentralisée des pratiques et prise en compte de contraintes globales de ressources et de critères établis en commun.
  • Comme l’expriment sous divers angles les chambres de l’autogestion, la planification autogestionnaire, et les Communautés d’intérêts autogestionnaires, le « système » autogestionnaire doit donc aussi « irriguer » l’Etat en le « socialisant » à divers niveaux territoriaux : c’est une façon concrète de le faire « dépérir » en tant qu’instance « séparée » de la société – mais non pas  avec l’idée que le socialisme serait la fin de « la politique » et des choix conflictuels (même après le dépérissement des classes), Il faut aussi céder d’identifier « coordination » à l’échelle de la société tout entière et «étatisme ». Les différentes formes de « représentation » d’intérêts conflictuels (nationaux, sociaux, de genre) doivent pouvoir être pensés de façon à permettre à la fois l’expression et la défense d’objectifs et intérêts spécifiques contre les discriminations, et l’élargissement des horizons dans la résolution concertée des conflits, sans être enfermé dans un « essentialisme » fermé à la pluralité des choix politiques au sein de chaque communauté.

Si l’autogestion yougoslave n’avait pas (encore) réussi à trouver son « système » démocratique efficace, le démantèlement de la propriété sociale et la marchandisation radicale des moyens de production fut la fin de toute autogestion socialiste et donc de la possibilité de choix démocratiques sur les grands enjeux socio-économiques, donc politiques de société. Mais la réduction du « politique » au pluralisme des partis et à la démocratie représentative va camoufler la dépossession à l’œuvre.

« Marché + privatisation = efficacité économique et liberté » ?

Telle fut l’équation des discours « libéraux ». Derrière un vernis initialement perçu comme démocratique contre l’étatisme bureaucratique, la réalité est tout autre. Mais chaque population est enfermée dans sa misère, sans percevoir tout ce qui a été commun dans son sort à celui infligé à tant d’autres, ailleurs, non seulement dans les nouvelles périphéries du système, mais en son cœur.

Le discours idéologique initial dominant les écoles de pensée néo-libérales à l’œuvre dans cette « globalisation » présentait le marché comme « naturel » et démocratique, favorisant la libre-entreprise individuelle contre l’Etat et les totalitarismes étatistes… Pourtant, contre ces « thèses » pseudo-scientifiques – et sans doute attractives pour certaines courants libertaires –  nulle part dans le passé ou le présent, les « lois» transformant la nature, les êtres humains et la monnaie en marchandises ne se sont imposées « naturellement », sans Etats forts.

Ce fut d’ailleurs la dictature de Pinochet au Chili qui ouvrit l’ère du « libéralisme » (marchand). Partout dans le monde, les obstacles au libre marché furent levés par des États-gendarmes et militarisés, répressifs et sous pression des puissantes institutions d’une mondialisation financière et guerrière qui a étendu l’OTAN au lieu de la dissoudre. Contrairement à ce que prétendait le discours idéologique, il ne s’agissait nullement de « moins d’État » et de plus de démocratie mais d’une privatisation des Etats par les lobbies industriels et financiers protégeant par tous les moyens leur pouvoir prédateur. Les nouveaux pouvoirs d’États ce sont appuyés sur des rapports de forces défavorables aux populations subalternes pour démanteler tout État-social qu’il s’agisse de l’État-providence keynésien ou d’États se réclamant du socialisme – en voulant éradiquer tout choix politique en matière économique.

Tel était le sens radicalement anti-démocratique du fameux TINA (There Is No Alternative) de Margaret Thatcher au tournant des années 1980 – avant même les « Politiques d’ajustement structurel » du FMI, le démantèlement de l’ancienne Yougoslavie, la chute du Mur de Berlin et la mise en place de l’Union européenne (UE) et de ses critères néo-libéraux. C’est la même orientation qui est sous-jacente à tous les traités internationaux de prétendu « libre »-échange  qui veulent imposer leurs propres règles et organes juridiques.

Mais dans les anciens pays se réclamant du socialisme, l’équation libérale « marché + privatisation… » a pris un contenu particulièrement opaque. Marché de quoi ? Privatisation de quoi ? Pourquoi ? Pour qui ? Derrière l’anonymat et le vague des formules, des droits et enjeux fondamentaux de société ont été camouflés par des stratégies de pouvoir sans aucune procédure démocratique en raison du basculement vers des « privatisations de masse » sans capital d’une majeure partie de la nomenklatura communiste. Elle put ainsi transformer l’État sans que la discontinuité soit perçue clairement par les populations : alors que les anciens pouvoirs d’Etat régnaient au nom des travailleurs et n’avaient pas le droit légal de privatiser le bien commun (qu’il soit géré de façon étatiste ou autogestionnaire), les nouveaux États vont pouvoir récupérer des parts majeures des entreprises pour les privatiser ensuite de façon clientéliste. Dans une fédération multinationale comme l’était la Yougoslavie le démantèlement de l’ancien système autogestionnaire est ainsi passé à la fois par une étatisation de la propriété sur des bases nationalistes et par l’actionnariat  des « privatisations de masse » :  aucun processus constituant démocratique n’a accompagné ce processus alors que la dernière Constitution yougoslave (de 1974) s’opposait à la fois à l’étatisme et aux formes de « propriété de groupe ». Les droits autogestionnaires qui ne dépendaient pas de rapports d’argent, vont être démantelés en les monétisant et en transformant les moyens de production en marchandises privatisées.

Mais n’allait-on pas au moins bénéficier des vertus d’un pluralisme politique ? Mais de quelle démocratie s’agit-il quand se succédèrent les alternances électorales sans alternatives réelles – ou de nouvelles formes de concentration d’un pouvoir hyper-présidentiel ? Quand les partis, sous toutes étiquettes, pratiquent finalement les mêmes politiques ? S’agit-il là seulement d’une réalité « balkanique » ou des pays d’Europe de l’Est ? Ceux-ci sont plutôt à « l’avant-garde » qu’à la traîne dans la concrétisation de bien des traits fondamentaux et critères d’efficacité que cherche à généraliser le capitalisme « réellement existant » et ses « experts ». Les discours de défense de l’état de droit sont de plus en plus à géométrie variable et contredits par la légitimation des « états d »exception » comme en France qui couvrent une terrible guerre sociale : le démantèlement du code du travail en France, après l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, montre combien l’enjeu ne concerne pas seulement les « périphéries » du sud et de l’est de l’UE. Partout, les questions sociales et économiques fondamentales sont exclues du débat démocratique puisqu’elles doivent relever de la « main invisible » du marché et des « experts », ou de traités de libre-échange qui ne protègent que la libre-circulation du capital.

La défiance du néolibéralisme envers la démocratie – qui donne trop de poids aux populations hostiles à « l’efficacité » marchande – fut explicitée sans fard par la variante « ordo-libérale » (souvent présentée comme allemande) de ces  écoles de pensée[2]. En effet, contrairement aux thèses (mensongères) affirmant que la concurrence marchande est une « loi naturelle », l’ordo-libéralisme reconnaît qu’il s’agit d’une construction historique et socio-économique dont les « règles » se heurtent à de fortes résistances. Ceux qui pensent aujourd’hui encore qu’il s’agit d’un mécanisme « efficace » doivent donc l’imposer par des institutions fortes, et (mieux) les inscrire dans le marbre des constitutions. Mais l’idée que « trop de démocratie » empêche le fonctionnement de la concurrence marchande est partagée par tous les courants qui ont appliqué ces politiques, comme l’a souligné David Harvey[3].

Comme le dit philosophe hongrois Gaspár M. Tamás le règne du marché est encore plus violent dans les anciens pays socialiste qu’en Occident ; mais la destruction des droits sociaux et  de la « démocratie libérale » qui étaient associés au capitalisme occidental de l’après Seconde guerre mondial  relève d’un passé où s’exerçait la pression interne/externe du communisme[4] :  « Western European labour legislation has followed Soviet and socialist legal patterns from the 1920s, so have legal measures concerning gender equality and family law. This is proven by recent legal-historical scholarship. Paradoxically what is lacking from liberal democracy today, is socialism. This is the reason why there is no countervailing force that keeps liberal democracy democratic. Today´s ruling classes are not threatened from within. Thus, they can do what even fascists wouldn’t dare to do. They are smashing real wages, pensions, welfare systems, public schools, free healthcare, cheap public transport, cheap social housing and so on. Who will stop the ruling class? »

La majeure partie des pauvres est désormais au cœur de la population « active » y compris dans les pays capitalistes développés ; la montée du chômage de longue durée est camouflée par la sortie « statistique » de la « population active » de même que la flexibilité imposée n’apparaît pas dans les chiffres officiels de l’emploi. Les « travailleurs pauvres » incluent de plus en plus de pseudo-entrepreneurs individuels théoriquement « libres » de tout patron et de fait sans droits, soumis aux commandes des firmes qui externalisent leurs emplois pour ne pas avoir à en payer les « charges sociales », trop « couteuses ». Les femmes, les personnes âgées, les jeunes, les populations racialisées sont au cœur de cette précarisation « efficace ».

Quels critères d’efficacité – déterminés par qui ?

La réalité qu’il faut faire apparaître est que « l’économie politique » du capital ne peut être la même que celle des travailleurs, des populations subalternes, ou de ceux et celles qui mettent la défense des droits sociaux et de l’environnement au-dessus des « valeurs » de la Bourse et du marché.

Une nouvelle « architecture » des droits mondiaux du capital cherche à s’imposer au travers de tous les traités de pseudo « libre » échange : elle s’exprime avec son vernis scientifique au nom de l’efficacité (donc de la primauté) des « droits » de la concurrence contre la protection de la planète et contre les droits sociaux. Le capitalisme du 21e siècle démantèle ainsi de fait la Déclaration universelle des droits humains ou les droits reconnus dans les constitutions démocratiques élaborées sous pression des rapports de force du 20e siècle.

Mais les résistances s’expriment de multiples bords, en défense d’une architecture alternative de droits fondée sur une justice sociale et environnementale.

L’appropriation des villes par leur population – de Barcelone[5] à Valparaiso[6]  en passant par Zagreb ou Belgrade – gagne à la mise en réseau des « villes rebelles » (Harvey, 2015)[7] pour mieux résister aux pièges d’un capital financier qui fait feu de tout bois en brisant les logiques solidaires.  Le « municipalisme » peut ainsi résister au localisme qui favoriserait les villes riches se désintéressant des plus pauvres ou ignorant au sein d’ilots protégés, les entreprises qui licencient et la privatisation des services. La logique de résistance à la concurrence marchande et aux privatisations est efficace quand elle se renforce par l’extension et la mutualisation des droits acquis contre les critères dominant de gestion, de financement pour les délégitimer. Les avancées locales, popularisées par les réseaux, servent alors d’exemples et de points d’appui pour s’étendre ailleurs en défense de droits fondamentaux et concrets. Ainsi, les mobilisations contre les expulsions de familles victimes de crédits toxiques des banques sont reliées au « droit à un toit » et au contrôle des banques ; l’analyse des politiques fiscales des Etats et de leurs dettes[8] est reliée à la défense de droits fondamentaux bafoués par des dettes « illégitimes » qui servent à démanteler ces droits. D’autres choix sont donc possible, en matière de fiscalité comme de dépenses publiques. De même, l’exigence d’ouverture des livres de comptes doit s’exprimer contre les entreprises qui licencient ou « délocalisent » alors que flambent les dividendes. Il s’agit partout de mettre en évidence les critères occultes, les modes de financements qui favorisent les rentiers, l’« économie des travailleurs » qui serait possible et efficace, y compris dans la récupération d’entreprises contre la logique du capital[9].

Cette question des critères d’efficacité – mode de financement, organisation et conditions de travail, finalités de la production, critère de distribution des biens et services produits – est au cœur des questions soulevées par l’autogestion socialiste – et aujourd’hui par les luttes en défense des « communs » : ce sont des « communautés d’intérêt autogestionnaires » (pour reprendre les termes utilisés dans la Constitution yougoslave de 1974) qui sont au cœur de ces enjeux. A quelle échelle ? Avec quels pouvoirs ?

Toutes les expériences partielles de résistance dans/contre le système dominant sont limitées par un environnement hostile et des rapports de force souvent défavorables ; et elles peuvent être « récupérées » de diverses côtés, comme l’analyse fort bien Silvia Federici[10], et piégées en l’absence d’un « système autogestionnaire » qui les légitime, aide à les étendre ou à en corriger les défauts. Mais ces expériences partielles peuvent aider à penser d’autres rapports humains et à modifier les rapports de force en s’insérant dans des réseaux de résistance partageant les mêmes objectifs. Les communautés concernées, auto-organisées, peuvent réfléchir ensemble aux moyens et échelles territoriales permettant des choix solidaires « efficaces ». C’est ce qui a manqué à la Yougoslavie pour que les peuples et autogestionnaires dont la révolution était le « bien commun » puissent en maîtrisent les conflits et dysfonctionnements selon leurs propres critères d’efficacité  et leurs priorités.

[1]   Voir le 2e congrès des autogestionnaires de Yougoslavie, Međjunarodna Politika, Belgrade, 1972, avec les rapports de Tito et Kardelj et la présentation des différents rapports associés aux amendements constitutionnels.

[2]   Cf. P. Dardot et C. Laval (2017), The New Way of the World : on Neo-liberal Society, Londres, Verso, p. 75. On peut noter l’évolution « ordo-libérale » des institutions de l’UE lorsqu’elles renforcent l’inscription de « règles d’or » de la concurrence dans les traités et constitutions – et le rôle d’institutions non élues comme la Commission européenne (CE) pour faire appliquer ces règles érigées en « valeurs » et « intérêt commun » européens. Naomi Klein a souligné la logique brutale antidémocratique des politiques financièrement répressives de « choc » imposées par le FMI. Voir The Shock Doctrine : The Rise of Disaster Capitalism, Penguin, 2007, p.270.

[3]   D. Harvey A Brief History of Neo-Liberalism, Oxford University Press, 2005, p. 184.

[4]   https://mronline.org/2017/08/29/the-rule-of-the-market-in-east-central-europe-is-absolute

[5]   Voir le Manifeste, « La ville que nous voulons » élaboré à Barcelone, http://www.somosmuitas.com.br/index.html

[6]   https://www.mediapart.fr/journal/international/130617/le-plaidoyer-du-maire-de-valparaiso-en-faveur-du-municipalisme

[7]   http://www.jssj.org/article/villes-rebelles-du-droit-a-la-ville-a-la-revolution-urbaine/ non sans confrontation avec less projets de la finance et l’exploitation marchande de l’urbanité : Cities in the Hands of Global Finance, by Raquel Rolnik

[8]   Le CADTM est le Comité pour l’abolition des dettes du tiers monde, devenu Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, www.cadtm.org. Étendant son réseau à l’échelle internationale – composante du mouvement altermondialiste.

[9]   http://www.autogestion.asso.fr/?p=6491

[10] Federici S., (2011), « Feminism and the politics of the Commons ». En pdf  sur le site : http://www.thecommoner.org/