Le dossier sur la participation au travail dernièrement paru dans la revue Sociologie du travail analyse les différents sens que l’on peut donner à la notion de « participation au travail ». Celle-ci peut être difficile à circonscrire tant elle recouvre des significations différentes selon qu’on l’entend au sens financier (les salariés sont rémunérés en fonction des bénéfices de l’entreprise), productif (les salariés prennent part aux décisions relatives à la production), ou managérial (les salariés prennent part à la gouvernance de l’entreprise). Sans prétendre en dresser un panorama exhaustif, les auteurs du dossier se penchent sur la variété des pratiques dites « participatives » dans les organisations : de la simple prise de parole à l’autogestion, en passant par des modes plus informels ou en tout cas moins liés au rapport salarial (comme le bénévolat sur des chantiers participatifs).
Les trois chercheurs coordinateurs de ce dossier, Anni Borzeix, Julien Charles et Bénédicte Zimmermann rappellent que dans les débats théoriques et politiques sur la participation au travail, il existe une polarisation entre ceux qui défendent ses vertus démocratiques et ceux qui la soupçonnent de n’être qu’une forme de « domination consentie ». A travers ce dossier, ils proposent de dépasser cette opposition en examinant les modalités et les significations de la participation dans des situations concrètes de travail salarié. Même si un seul des cas étudiés porte sur une expérience d’autogestion à proprement parler (une SCOP d’éco-construction, cf encadré), ce dossier alimente la réflexion sur les enjeux et limites d’un large spectre de pratiques participatives.
Anni Borzeix, Julien Charles et Bénédicte Zimmermann récapitulent les grandes questions qui traversent les débats sur la participation au travail depuis le XIXème siècle.
- La première « ambiguïté » qu’ils relèvent porte sur les fondements de la démarche participative. Historiquement, on peut distinguer les expériences dans lesquelles ce sont les travailleurs eux-mêmes qui ont organisé de manière participative la production et/ou la consommation (exemple des coopératives mises en place après 1848 sous l’influence de penseurs telles que Pierre Leroux et Louis Blanc), de celles où la participation a été organisée par l’employeur, comme au familistère de Guise. Si les deux démarches sont animées par un souci de démocratie, elles ne sont pas équivalentes en termes de signification attachées à l’idée de participation : cette dernière est conquise dans un cas, « concédée » dans l’autre. Derrière cette tension, c’est la place du salariat qui est questionnée : faut-il l’abolir ou bien participation et démocratie sont-elles compatibles avec le lien de subordination inhérent à tout rapport salarial ?
- La deuxième tension est relative aux places respectives de la démocratie directe et de la représentativité syndicale. Comme le relèvent les auteurs p4, « l’institutionnalisation, après 1884, des organisations professionnelles comme principaux canaux de participation (…) pose la délicate question du périmètre disponible pour la participation directe ». On retrouve là une des préoccupations fondamentales des mouvements autogestionnaires.
- La troisième question porte sur la dimension « naturellement » participative du travail : en dehors de tout dispositif formel visant à instituer la participation, il peut exister « une ʺparticipation couverte, masquée et clandestineʺ (Borzeix et Linhart, 1988, p. 38) qui se déploie entre le travail prescrit et le travail réel. La participation se fait alors ressource productive pour l’action, outil de contestation de la prescription, mais pas nécessairement contre les intérêts de l’entreprise et encore moins contre la recherche du travail bien fait. C’est un paradoxe qui porte le nom de manufacturing consent sous la plume de Michael Burawoy (1979). »
Les cas concrets de participation au travail étudiés dans ce dossier de Sociologie du travail font l’objet de quatre articles.
- Celui d’Alexis Spire porte sur la fusion menée en 2007 en France entre la Direction générale des impôts et la Direction générale de la comptabilité publique. L’auteur montre que les outils consultatifs alors mis en place (ateliers – notamment avec les cadres – visant à préparer les différents aspects de la fusion, recueil d’avis des salariés, édition de documents de travail co-écrits…) sont principalement une tentative d’importer dans le secteur public le recours au management participatif comme moyen de faciliter la mise en place d’une réforme organisationnelle en limitant les résistances internes. Il montre que cette « participation » est pour partie illusoire, n’ayant en fait pour principal objectif que de mieux faire accepter par les salariés des décisions arrêtées par la hiérarchie.
- Dans le deuxième article, Florent Schepens étudie les réunions d’un service de soins palliatifs. Dans un tel service, les soignants accomplissent une mission particulière dans le paysage médical : ils doivent « soigner sans guérir » et faire face à une souffrance au travail importante. Dans ce contexte, l’auteur se penche sur les réunions de service mises en place par les médecins, qui réunissent les personnels médicaux et paramédicaux. Il montre qu’en sollicitant les personnels paramédicaux dans l’élaboration du système de soin, ces réunions ont un double effet sur leur travail : d’un côté, elles « modifie[nt] la division du travail habituellement en vigueur à l’hôpital, et entraîne[nt] des ʺcharges de la participationʺ supplémentaires » pour ces personnels ; d’un autre côté, elles leur permettent « de s’approprier les cadres culturels du soin palliatif » et d’améliorer leur implication au travail.
- Le troisième article, celui de Camille Dupuy, analyse l’ambivalence du travail des journalistes, entre salariat et indépendance, et retrace l’histoire de la participation des journalistes à la définition de la ligne éditoriale des titres pour lesquels ils travaillent. L’auteure rappelle qu’il existe une tension, reconnue depuis la fin du XIXème siècle, entre le statut salarié des journalistes – a fortiori dans le contexte d’un secteur des médias de plus en plus soumis aux logiques capitalistes – et la revendication d’indépendance découlant de la reconnaissance de l’utilité publique de leur travail. Camille Dupuy étudie alors les dispositifs visant à permettre aux journalistes de faire entendre leur voix dans les rédactions : de l’activité syndicale à l’actionnariat salarié (sociétés de journalistes), en passant par la revendication de créer des instances spécifiques représentant les journalistes dans les décisions éditoriales (l’objectif est alors de « faire reconnaître un statut à l’entreprise de presse dans laquelle l’équipe rédactionnelle disposerait de la personnalité juridique et de certains droits spécifiques », p71). Camille Dupuy produit une analyse fouillée des formes de participation au travail auxquelles ces différents dispositifs ont pu donner lieu depuis un siècle et demi. Le bilan qu’elle en tire est mitigé : elle constate qu’en l’absence de reconnaissance juridique formelle du statut « super-salarial » des journalistes, leur indépendance et leur participation réelle restent fragiles.
- Enfin, l’article de Geneviève Pruvost porte sur le fonctionnement des chantiers participatifs d’éco-construction dans trois zones rurales françaises : la Bretagne, l’Aveyron et les Cévennes. Elle s’intéresse à la juxtaposition (et parfois combinaison) de plusieurs modes d’organisation sur ces chantiers : ils peuvent être organisés par le recours au bénévolat, par un collectif de lutte (comme à Notre-Dame-Des-Landes) ou encore par des SCOP (dans son étude de cas, Geneviève Pruvost en étudie une en particulier, cf encadré). L’auteure souligne les différences parfois importantes de valeurs et de règles entre ces différentes formes organisationnelles, alors qu’elles pourraient, en surface, paraître équivalentes dans leur objectif de réaliser de manière participative des éco-constructions.
L’ensemble formé par ces études de cas reflète la diversité, pour ne pas dire disparité, des formes de travail que l’on peut dire « participatives ». Anni Borzeix, Julien Charles et Bénédicte Zimmermann relèvent notamment la distinction importante entre participation « discursive » – on recueille l’avis des salariés, parfois de manière purement consultative (cas de la fusion à la DGFIP ; toyotisme et sa tendance à donner lieu à une participation dévoyée) – et « contributive » ou « productive » – consistant pour le salarié à avoir la main sur le produit à réaliser (cas des journalistes et des personnels paramédicaux). La seconde forme de participation remet en cause la hiérarchie et questionne les pratiques beaucoup plus que la première. La participation acquiert alors une dimension plus politique : elle est un moyen pour les travailleurs d’exprimer et de revendiquer leur vision de l’intérêt général.
Enfin, le dossier met l’accent sur le lien entre participation et responsabilité des acteurs, avec également ses aspects négatifs ou ambiguïtés : « [la participation] est toujours à la fois potentiellement contraignante et habilitante pour la personne et le collectif. Si la participation peut être une ressource susceptible d’être convertie en latitude d’action et pouvoir d’agir, elle peut aussi constituer une « charge », parfois lourde à porter (Charles, 2012). Dans le cas de l’administration des finances, les incitations à participer semblent même générer pour certains un sentiment de perte de temps, voire de sens, alors que la fusion des services s’est faite avec l’accord des syndicats, entre autres au nom du sens de la responsabilité des agents envers les usagers, de leur capacité à traiter un « problème public ». Ce type d’ambiguïté s’avère fécond pour penser la participation. Il montre que lorsque la participation est liée à une injonction qui ne peut être investie de signification, ni pour soi-même, ni pour le collectif de travail, elle devient éprouvante et s’éloigne des conditions d’un travail bien fait, aux yeux de celui qui le réalise. Plus encore, l’exigence d’implication participative au travail peut aggraver les situations tendues qu’elle est supposée apaiser, en se montrant particulièrement peu hospitalière à l’égard de l’expression, toujours difficile, des tensions et du mal-être au travail, voire de l’incapacité à participer. » (pp16-17)
NB : outre les nombreuses discussions sur lesquelles il ouvre, ce dossier de Sociologie du travail offre une riche bibliographie de la sociologie de la participation au travail.
Bibliographie
- Borzeix A., Charles J. et Zimmermann B., Réinventer le travail par la participation. Actualité nouvelle d’un vieux débat, Sociologie du travail, n°57, p1-19, janvier 2015
- Borzeix A. et Linhart, D., La participation : un clair-obscur. Sociologie du travail 30 (1), pp37–53, 1988
- Burawoy M., Manufacturing Consent. University of Chicago Press, Chicago, 1979
Charles J., « Les charges de la participation », SociologieS [En ligne], Premiers textes, novembre 2012 - Dupuy C., « Participer pour dépasser la condition salariale :les journalistes en quête d’indépendance », Sociologie du travail, n°57, p1-19, janvier 2015
- Pruvost G., « Chantiers participatifs, autogérés, collectifs : la politisation du moindre geste », Sociologie du travail, n°57, p1-19, janvier 2015
- Schepens F., « Participer pour rendre le travail possible. Les « staffs » en unités de soins palliatifs », Sociologie du travail, n°57, p1-19, janvier 2015
- Spire A., Les ambivalences de la démarche participative dans l’administration. Le cas de la fusion au sein de la Direction générale des finances publiques (2007-2012), Sociologie du travail, n°57, p1-19, janvier 2015