Dita est une entreprise de fabrication de détergents et de produits d’entretien de Tuzla en Bosnie-Herzégovine. Occupée par ses salariés depuis décembre 2012, l’entreprise a repris la production en autogestion depuis mai 2015. Entretien avec Emina Busuladžić, membre du comité de grève et d’occupation dans le cadre de la seconde rencontre « L’économie des travailleurs » qui s’est tenue à Thessalonique du 28 au 30 octobre 2016.
Peux-tu nous expliquer l’histoire de l’entreprise ?
Dita, c’est l’histoire d’un crime économique et d’une banqueroute frauduleuse. Dita était une entreprise de Tuzla qui fabriquait des détergents et d’autres produits d’entretien bien appréciés dans l’ancienne Yougoslavie. Nous étions à l’époque plus de 800 travailleurs avec environ 500 emplois induits. Tuzla était une région très industrielle avec quelques 150 000 travailleurs. Il ne reste plus aujourd’hui que Dita et quelques autres entreprises dans une région où le taux de chômage est de 44 %.
Dans le processus de privatisation qui s’est mis en place après l’éclatement de la Yougoslavie, Dita s’est retrouvée sous le contrôle d’un propriétaire qui possédait 86 % des actions de l’entreprise. Celui-ci a alors réalisé un emprunt de 10 millions d’euros pour, officiellement, acquérir des biens d’équipement mais l’entreprise n’en verra jamais la couleur : les 10 millions d’euros ont tout simplement été détournés et l’entreprise s’est retrouvée du jour au lendemain endettée sans aucune contrepartie. En réalité, il semblerait que le propriétaire était surtout intéressé à réaliser une opération immobilière avec le terrain de l’entreprise. Cette situation est malheureusement assez courante : les privatisations ont souvent été des opérations réalisées par la classe politique au profit de « copains ».
Comment avez-vous alors réagi ?
Pour faire face à cette situation, on m’avait dans un premier temps proposé de me syndiquer, ce que j’ai fait. Mais je me suis vite aperçue que les syndicats étaient corrompus et complices avec les autorités locales et les patrons. Une première grève a éclatée en 2008 durant laquelle j’ai été élue responsable du comité de grève.
Plus tard, ils ont cessé de nous payer les salaires. Une grève de la faim aura même lieu pour protester contre cet état de fait. La situation est bloquée. C’est dans ce contexte que nous décidons alors en décembre 2012 d’occuper l’entreprise et de la garder sous notre surveillance 24 heures sur 24.
Le 14 février 2014, ensemble avec plusieurs autres travailleurs des entreprises de cette ville industrielle de Tuzla, nous organisons une grande manifestation contre les autorités cantonales. Nous réclamions le paiement de 50 mois de salaires avec les cotisations retraites et santé associées. Très vite la police anti-émeute s’en prend à nous. Les affrontements avec la police dureront deux jours au terme desquels le bâtiment des autorités cantonales sera incendié. La frontière avec la Croatie et l’Union européenne a été bloquée. Le mouvement s’est étendu à Mostar, Sarajevo, Zenica.
Ce mouvement a donné naissance aux plenums citoyens qui établiront des cahiers de revendication, exigeront une évaluation des conditions dans lesquelles les privatisations ont été réalisées et obtiendront la démission de plusieurs responsables locaux.
Dans quelles conditions avez-vous pu relancer la production ?
Notre objectif a toujours été de maintenir la production, ce que ne voulait pas l’ancienne direction et les autorités locales. Pour ce faire, nous avons dû réparer une partie de l’usine où nous ne pouvions plus entrer tant elle était délabrée. Nous avons été aidés par d’anciens retraités de l’entreprise. Pour pouvoir nous financer, nous avons dû vendre des matériaux recyclés qui nous ont permis d’acheter des matières premières. Nous avons travaillé trois mois sans salaire. Alors que les syndicats nous étaient hostiles au départ, notre sérieux a fait qu’ils ont changé d’attitude et ont proposé de nous financer une partie de la production.
En mai 2015, les événements s’accélèrent : la faillite de l’entreprise est déclarée avec la nomination d’un administrateur judiciaire qui demande la fermeture de l’usine. Fort heureusement, les médias ont bien couvert l’affaire et une volonté d’acheter local a émergé dans la population. Trois chaînes de supermarchés bosniennes – Bingo, Konzum et Robot – se sont proposées de distribuer nos produits Arix, Tenzo, Ida… Nous avons en effet une gamme d’environ 40 produits qui étaient très populaires autrefois en Yougoslavie.
Nous avons donc repris la production depuis 17 mois sans aucun financement externe. Les chaînes de supermarchés nous fournissent les ingrédients et nous leur livrons les produits finis. Nous avions autrefois notre propre service de logistique, ce n’est plus le cas. Nous recevons donc directement l’argent correspondant à la valeur ajoutée trois mois après avoir réalisé la production. Autrefois, nous étions 800 travailleurs et produisions 50 000 tonnes de détergents. Aujourd’hui nous sommes à 10 % de nos capacités. Nous sommes 74 travailleurs et il n’y a plus qu’une ligne de production qui fonctionne au lieu de trois antérieurement. Ceci nous permet de nous payer le salaire minimum bosnien – 150 euros – avec l’ensemble des cotisations de santé et de retraites. Nous avons ainsi pu assurer le départ à la retraite de huit salariés et intégrer des jeunes diplômés.
Nous fonctionnons en démocratie directe dans laquelle seuls les travailleurs prennent les décisions et ce, même si l’administrateur judiciaire est présent. Nous débattons de tout : procédé de fabrication, prix et marketing. J’ai une pratique de dix-huit ans d’autogestion à l’époque de la Yougoslavie et inutile de vous dire que cela nous aide beaucoup.
Mais ne risquez-vous pas l’expulsion ?
Et bien qu’ils essayent ! Vous savez, la population est avec nous et cela ne se passera pas comme cela… Mais il est exact que l’emprunt de la banque agit comme une épée de Damoclès sur notre avenir. Les véritables propriétaires de l’entreprise sont les créanciers. Cela fait cinq fois que l’usine a été mise en vente sans succès et le prix de la mise aux enchères diminue à chaque fois. On attend à ce qu’il atteigne un point bas pour envisager d’acheter et de sécuriser notre avenir mais nous n’y sommes pas encore…
Le gouvernement vient de nommer un expert américain pour tenter de dénouer cette situation. C’est nouveau car, jusqu’à présent, procureurs et administrateurs n’ont jamais rien fait pour nous.