En Grèce, la résistance à l’austérité prend la forme d’une mosaïque de luttes pour un droit à la ville conçu comme l’auto-détermination collective de la vie quotidienne.
Il est facile, lorsque l’on parle de la Grèce et de « la crise », de tomber dans le piège de « l’exception grecque ». Après tout, c’est par l’essentialisation du discours orientaliste que l’on a justifié l’austérité et les ajustements structurels : les Grecs sont corrompus, paresseux et enclins à la crise, et doivent être adaptés et civilisés pour leur bien. Il y a aussi le revers à ce regard orientaliste, qui leur reconnaît des ressources extraordinaires : les Grecs ont en abondance collectivisme, zèle révolutionnaire ou solidarité, ce qui les rend plus à même de s’organiser et de résister.
Ces deux discours nous empêchent toutefois de voir que les conditions qui ont amené à la crise grecque sont courantes dans de nombreuses parties du monde, que le capital s’oriente vers des politiques d’exclusion et de dépossession, même en son centre, et que la résistance n’incombe pas seulement aux pays du Sud mais va, sous peu, être la seule réponse raisonnable, même au Nord. En fait, la « crise grecque » n’est ni « grecque » – puisque ce n’est qu’un symptôme de la mutation du capitalisme mondial vers un régime d’accumulation, basé sur le choc et la dépossession – ni une crise au sens propre du mot, à savoir un événement extraordinaire. Au contraire, elle représente une nouvelle normalité qui menace de bousculer les fondements mêmes de la coexistence sociale. Cependant, la Grèce a été un endroit privilégié pour observer comment ce changement de paradigme au niveau mondial se joue à l’intérieur des frontières d’un seul État-nation.
Pour comprendre les mécanismes intrinsèques d’un régime d’« accumulation par dépossession », nous devrions porter notre analyse non seulement au niveau macroéconomique, sur les traités, les élections, les référendums, les manifestations et autres événements spectaculaires, mais aussi – et surtout – au niveau microéconomique de la vie quotidienne dans la ville. L’espace urbain est toujours une cristallisation de plus larges relations de pouvoir ; il est constamment façonné et refaçonné par les pouvoirs politique et économique qui visent le contrôle des populations qui y habitent, leur exploitation ou leur exclusion, tout en limitant leurs capacités d’émancipation. Cependant, l’espace urbain peut également devenir ce lieu de coexistence où des liens sociaux et des communautés se forment et où émergent les communs. En fin de compte, la ville peut devenir un lieu de résistance et d’autodétermination, un lieu d’inclusion ; inclusion non seulement dans le sens de droits formels accordés par une instance de pouvoir, mais dans le sens de la pleine participation de toutes les identités et de tous les sujets dans la vie politique, économique et sociale.
L’appropriation illicite des terres, les travaux d’infrastructure inutiles, la gentrification et le renouveau urbain, la marchandisation des besoins humains fondamentaux tels que l’accès au logement, à la nourriture, à l’eau et à la santé, les expulsions et les déplacements forcés, la xénophobie, la militarisation et l’augmentation de la surveillance sont les éléments centraux de la politique de dépossession appliquée dans l’espace urbain au détriment des classes populaires. La résistance à ces politiques a pris la forme d’une mosaïque de luttes pour un « droit à la ville » qui se conçoit non pas en terme de garantie de ressources ou d’opportunités individuelles, mais comme une affirmation de l’autodétermination collective de la vie quotidienne.
Bref historique de l’espace urbain en Grèce
Pour que les luttes urbaines qui ont proliféré en Grèce depuis 2008 fassent sens, il nous faut comprendre le processus de formation des villes grecques durant la seconde moitié du vingtième siècle. Elles ont connu une forte expansion dans les années 1950, lorsqu’une rapide industrialisation couplée aux destructions et aux violences remontant à la Guerre civile (1946–1949) a forcé les populations rurales à se déplacer dans les centres urbains. Des lois de planification urbaine laxistes, ainsi qu’une législation permettant aux petits propriétaires fonciers d’ériger des grands immeubles – pour le plus grand profit des entreprises de construction et de leurs patrons politiques –, sont les facteurs qui déterminent le paysage urbain encore aujourd’hui.
Ces événements ont été à la base d’un processus d’enclosure qui a érodé les communautés traditionnelles, marchandisé le logement et amené une curieuse forme de « solitude au milieu de la foule ». À ce jour, les centres urbains et les quartiers populaires se caractérisent par une densité élevée de population, des rues étroites et un manque d’espaces ouverts et d’équipements publics. Pendant les décennies 1990 et 2000 dites « décennies du bien-être », une « richesse » alimentée par l’endettement a poussé la classe moyenne vers les banlieues. Pendant ce temps, les efforts de gentrification ont continué, atteignant leur point culminant lors de la « frénésie de construction » pour les Jeux olympiques de 2004 à Athènes, quand de vastes projets de renovation urbaine créaient de nouvelles opportunités pour l’accumulation de biens par les élites, tout en provoquant le déplacement, l’exclusion, la répression et la surveillance des citadins paupérisés.
Les luttes pour la réappropriation de l’espace urbain ont eu lieu principalement en décembre 2008, lorsque le meurtre de sang-froid d’un adolescent par la police provoqua une révolte qui dura un mois entier et s’étendit comme un feu de brousse à tout le pays. Des lycéens et des étudiants, des immigrés et une jeunesse urbaine marginalisée envahirent la rue, protestant contre l’aliénation urbaine, l’exploitation et l’exclusion se cachant derrière une façade de prospérité. Les différentes identités des participants fusionnèrent en un être « anonyme » qui commença, alors que la révolte progressait, à transformer activement la ville par des actes décentralisés – souvent symboliques – de réappropriation de l’espace urbain, consistant en l’occupation de bâtiments publics, la construction de barricades, des marches, de la danse et du théâtre impromptus dans les rues, l’interruption d’événements officiels et la perturbation du trafic et des activités commerciales. Leur signe distinctif fut l’absence totale d’exigences ; les protestataires ne luttaient pas pour des droits ou des réformes, mais pour l’opportunité de vivre dignement et selon leur propre détermination, pour joindre leurs désirs à la réalité.
Bien que ce fût un événement marquant, il ne faudrait pas idéaliser la révolte de décembre. Malgré la fusion des identités, la nature violente et spectaculaire des manifestations a privilégié une identité bien spécifique, celle de jeunes mâles, intrépides et valides, empêchant de ce fait la création d’espaces d’inclusion pour d’autres catégories sociales : les familles, les aînés, les femmes migrantes, qui pouvaient avoir tout autant de raisons d’être en colère.
Le « cri » collectif de décembre 2008 a tout de même été un appel au réveil d’une société endormie et complaisante, et il a laissé un héritage de coopération sociale et de redéfinition de la sphère publique. Des milliers de coopératives ont vu le jour, allant des groupes politiques aux ensembles artistiques, en passant par les syndicats de base. Une toute nouvelle génération de jeunesse politisée a été formée à l’horizontalisme, à la solidarité et aux techniques d’action directe, alors que les mouvements sociaux adoptaient de nouvelles pratiques d’occupation de l’espace, culminant en la propagation de squats autogérés et de centres sociaux aux quatre coins du pays.
À titre d’exemple, Navarinou Park fait partie de l’héritage de décembre. Quelques mois seulement après la révolte, un parking abandonné a été récupéré dans le quartier athénien d’Exarcheia et transformé en parc autogéré par des habitants du quartier et des collectifs et mis à disposition pour des événements culturels et sociaux. Malgré des tentatives d’expulsion, le parc conserve ses caractéristiques aujourd’hui encore. Même si le vocabulaire autour des communs n’était pas encore très répandu à ce moment-là, Navarinou a représenté un premier exemple de substitution de l’espace « public » par l’espace « commun », remplaçant un espace rigide, aseptisé, servant de terrain neutre à des individus isolés, par un espace organique où les individus peuvent se rencontrer et partager leurs désirs dans un cadre communautaire, et où ils peuvent négocier les termes de leur coexistence. Cette forme de commun urbain, qui était autrefois confinée aux espaces de réappropriation libertaire, allait continuer à être un modèle pour les luttes urbaines pendant les années qui ont suivi.
La « crise de la dette » de 2010 a uniquement servi à intensifier les antagonismes sociaux existants, et par conséquent exacerbé les conflits pour l’espace urbain. Alors que les élites et les médias tentaient d’entraîner la population dans un sentiment collectif de culpabilité sur le thème de « vous vivez au-dessus de vos moyens », une grande opération d’ingénierie sociale s’est mise en place, visant à déposséder et à exclure la majeure partie de la population. Tous les biens et les infrastructures de l’État furent remis au plus offrant ; les salaires, les retraites, le droit du travail et la protection sociale pour les classes populaires furent sacrifiés du jour au lendemain ; une spirale de récession allait détruire la cheville ouvrière productive du pays et provoquer chômage et misère ; des impôts régressifs et injustes et une dette des ménages en augmentation ont donné le coup de grâce. Les politiques de dépossession tournant autour du lieu de travail ont été confrontées à une résistance contre la dévaluation de la force de travail, mais les conflits paradigmatiques en temps de crise ont lieu dans l’espace urbain.
Contrôle spatial par procuration
Le discours de l’État néolibéral implique toujours une population « arriérée » qu’il est nécessaire de « faire entrer dans le monde civilisé ». L’État se pose comme une force de « rationalisation », qui étend son contrôle sur la ville et combat les pratiques « souterraines » et « informelles » afin d’amener la totalité de la population à obéir à la loi. Cependant, la réalité est bien différente. Dans un contexte d’injustice et de colère populaire résultant d’une restructuration néolibérale, le rôle de l’État est de brider les résistances, mettre en application les processus d’exclusion en cours et préserver la paix sociale par n’importe quel moyen. Il est intéressant de constater que l’État grec, tout en employant des pratiques répressives « formelles » – augmentation de la surveillance, persécution judiciaire des luttes sociales – a largement eu recours à des moyens « informelles ». Par exemple à des techniques brutales de contrôle des foules, à l’encadrement systématique, aux coups et à la torture des activistes par les forces de l’ordre et surtout à de nouvelles techniques de contrôle spatial par procuration.
La collusion de la police avec le parti néo-nazi Aube Dorée pour « assiéger » ouvertement la ville en est un excellent exemple. Les membres d’Aube Dorée ont été pour la première fois sous le feu des projecteurs lorsqu’ils ont pris en otage un « comité citoyen » dans le quartier ouvrier du centre d’Athènes d’Ayios Panteleimonas, prenant prétexte de la réunion pour imposer une « purification ethnique ». Des immigrés ont été violemment attaqués et chassés de l’endroit par les émeutiers, tandis que la police des émeutes a utilisé des gaz lacrymogènes lors de marches de solidarité protestant contre le siège du comité ; même le terrain de jeu de la place centrale a été bouclé et gardé afin qu’elle ne puisse pas être utilisée par les familles d’immigrés.
Comme nous le voyons actuellement partout en Europe du Nord, toute menace perçue contre la stabilité d’une société peut déclencher des réflexes réactionnaires et xénophobes. Avec la technique de la carotte et du bâton, Aube Dorée a profité de l’écroulement du système bipartite qui avait prédominé depuis la transition démocratique de 1974. D’un côté, il a cultivé une image de « Robin des bois » en organisant des distributions d’aliments et des dons de sang « uniquement pour les Grecs » – une forme de pratique du « commun » pervertie et excluante. D’un autre côté, il a instauré un règne de terreur, avec des escadrons de la mort néo-nazis patrouillant les rues dans de nombreux quartiers et attaquant toute personne ayant l’air « indésirable » – toute personne ayant l’air d’un immigré, d’un homosexuel, d’un transsexuel, d’un radical etc… – avec la bénédiction ou la participation directe de la police. La campagne xénophobe a duré plusieurs années et fait des centaines de victimes. Ce n’est qu’après le meurtre du rappeur antifasciste Pavlos Fyssas et l’intensification des tactiques décentralisées antifascistes par les mouvements sociaux que la rue a pu être reconquise. Sous la pression populaire, l’État a décidé de « tenir en laisse » ses anciens alliés.
Un autre genre de « contrôle spatial par procuration » a été mis en place, et cela fait maintenant longtemps que ça dure, dans le quartier d’Exarcheia. La police pousse activement les gangs organisés de trafic de drogue vers ce quartier, qui a longtemps été un bastion urbain du mouvement anarchiste, espérant éliminer les collectifs et les communautés qui y habitent. Par conséquent, le trafic d’héroïne y est endémique, les comportements antisociaux fréquents, et des mafias brutales gouvernent leur « territoire » d’une main de fer. Des groupes anarchistes ont récemment décidé de pousser les gangs hors d’Exarcheia en organisant des milices d’autodéfense pour patrouiller le quartier. Bien qu’il soit trop tôt pour dire si l’opération a été un succès, elle représente une initiative extrêmement complexe, le questionnement direct du monopole de la violence de l’État soulevant d’épineuses questions en relation avec la légitimité sociale des milices, la responsabilité collective et l’usage raisonnable de la force.
À la lumière des exemples qui précèdent, l’idée que l’État néolibéral est un agent de « rationalisation » qui combat les pratiques souterraines et informelles est discréditée. L’État a plutôt le pouvoir de décider quelles pratiques informelles vont être tolérées ou même encouragées et lesquelles seront punies, selon les tactiques qu’il applique à un moment donné.
Convergence et divergence des luttes
Alors que la crise s’aggravait, un moment qui a défini la politique de la base en Grèce a été l’occupation des places publiques par les « indignés » à partir de mai 2011, en même temps que le mouvement espagnol 15M. Une multitude d’individus ayant des origines et des agendas objectifs différents – selon certaines statistiques un Grec sur quatre – ont participé à des occupations ou à des rassemblements. Cette diversité a certainement été un avantage, puisqu’elle a permis l’osmose entre différents groupes et individus et l’émergence d’initiatives et de pratiques innovantes. Pourtant, la présence – minoritaire – de discours nationalistes et l’absence de la notion de « classe » en tant que cadre analytique ont chassé des places publiques certains militants radicaux.
Malgré certaines divergences et la difficulté admise par les indignés de s’auto-identifier en tant que « mouvement », l’influence des places publiques en matière de pratique spatiale et la production de communs urbains ont été cruciales. Dans le sillage des places publiques, une multitude d’assemblées de quartier ont vu le jour. Leur priorité n’était plus d’influencer le développement sur la scène politique centrale, mais de s’auto-organiser et se défendre contre les attaques attendues contre le niveau de vie des classes populaires, de promouvoir l’auto-suffisance et la résilience pour les communautés locales, compensant ainsi les lacunes laissées par la retraite de l’État providence, et de combattre la pauvreté et le chômage par la promotion d’efforts de solidarité.
Dans le contexte des communs urbains soutenus par les assemblées de quartiers, les pratiques d’occupation ont acquis une légitimité et sont devenues de plus en plus répandues. Ce n’étaient plus seulement de jeunes protestataires qui occupaient l’espace public pour le transformer en communs, mais des collectifs mixtes de jeunes et de personnes âgées, d’hommes et de femmes, de familles et d’individus, d’immigrés et d’autochtones. Un bon exemple de ces pratiques est l’occupation de terres cultivables en milieu urbain pour en faire des jardins potagers autogérés par la communauté. C’est le cas, par exemple, de PERKA (agriculture péri-urbaine) à Thessalonique et des Jardins urbains autogérés d’Elliniko à Athènes, érigés respectivement sur les terrains d’une base militaires abandonnée et sur ceux de l’ancien aéroport d’Athènes. D’après les termes du mémorandum d’accord entre le gouvernement grec et la Troïka des prêteurs étrangers, ces sites sont tous deux prévus pour être privatisés et développés en logements de luxe et en infrastructures commerciales. Dans les deux cas, de larges mouvements citoyens exigent au contraire leur conversion en parcs métropolitains avec des installations publiques.
Les initiatives d’autodéfense des communautés locales se sont multipliées lorsque le gouvernement a imposé une taxe régressive pour les propriétaires de terrain – appelée par dérision haratsi en réminiscence d’une ancienne taxe ottomane imposée aux populations grecques – appliquée arbitrairement par le biais de la facture d’électricité. Les propriétaires qui ne payaient pas la taxe se voyaient privés d’électricité ; c’était tout à fait courant dans un pays où les salaires avaient été fortement réduits et où un tiers des travailleurs avaient perdu leur travail. Sans l’intervention des comités de quartier auto-organisés « anti-haratsi » qui se présentaient sur appel pour reconnecter de façon illégale le courant électrique aux familles qui ne pouvaient pas se permettre de payer la taxe, cette mesure sadique aurait créé une situation proche de la catastrophe humanitaire.
L’approvisionnement en denrées alimentaires a été un autre domaine important d’autodéfense. Pendant la décennie précédente, la distribution de denrées alimentaires avait été l’apanage d’intermédiaires oligopolistiques qui fixaient les prix, rendant les denrées de base inabordables pour les classes populaires tout en réduisant la marge bénéficiaire des producteurs. Le mouvement pour éliminer les intermédiaires a débuté avec des camions de pommes de terre arrivant sur les places centrales des villes pour être vendues directement au consommateur final. Le « mouvement des pommes de terre » a rapidement évolué en un « marché paysan de guérilla » décentralisé, occupant des terrains urbains sans permis, essayant de réunir les paysans et les consommateurs en dépit des menaces d’expulsion, des arrestations et des confrontations avec les intérêts en place.
La création de « communs urbains » s’est étendue aux soins de santé, avec la mise en place d’un vaste réseau de cliniques solidaires autogérées ; aux monnaies alternatives, notamment TEM à Volos, Syntagma Time Bank à Athènes, Koino à Thessalonique et deux douzaines d’autres ; aux coopératives de consommateurs, telles que Bios Coop à Thessalonique qui réunit plus de 450 familles voulant reconquérir leur autonomie alimentaire ; aux cantines solidaires, offrant de la nourriture gratuite ou très bon marché, encourageant les passants à s’impliquer en faisant la cuisine et en distribuant de la nourriture ; et à une multitude de coopératives de travailleurs égalitaires, essentiellement concentrées dans le secteur des services, comme celles appartenant au Réseau athénien des coopératives de travailleurs.
Quelle sorte de droit à la cité ?
Dans un pays aussi puritain et religieux que la Grèce, on n’insistera jamais assez sur l’importance d’événement « médiatiques » tels que la Gay Pride ou la « Course de vélo à poil » pour que tout un éventail d’identités et de pratiques alternatives se réapproprient l’espace public. Effectivement, ces événements deviennent régulièrement des lieux de confrontation avec l’Eglise orthodoxe ou l’extrême droite. Ils font néanmoins face à une difficulté supplémentaire : dans la mesure où ils font la promotion d’une conception individualiste du « droit à la ville » et n’adoptent pas une vision multidimensionnelle de l’oppression sociale, ils risquent de se retrouver confinés à un « marché de niche » dans le contexte du renouveau urbain, où la diversité est appréciée aussi longtemps que le principe social dominant reste celui du marché. En fait, « diversité », « créativité » et « innovation » sont les concepts au coeur des processus de gentrification qui sont en cours dans la plupart des villes européennes. Ces processus par exclusion présupposent un consommateur de droits individualisé plutôt que des collectifs actifs qui affirment leur droit à l’auto-détermination pour leur vie quotidienne dans la ville.
Cette année, et pour remédier d’un seul coup à toutes ces oppressions, Radical Pride, une gay pride « alternative » préservant son autonomie vis-à-vis des institutions publiques et du mécénat d’entreprise, a été organisée à Thessalonique. Elle offrait un cadre idéal pour que l’on comprenne comment le genre, la race, la classe sociale, l’orientation sexuelle, l’origine ethnique, l’âge ou le savoir-faire interagissent dans la production d’oppression et d’exclusion. L’événement a donc cherché à affirmer l’action collective et à connecter la lutte du mouvement LGBTQ à d’autres luttes urbaines.
Toutefois, pour ce qui est de la mobilisation urbaine, il faut bien insister sur le fait que tous les processus de bas en haut ne sont pas inclusifs par nature. Notoirement, la tâche première des soi-disant « comités de résidents » est de faire monter la valeur des terrains, les membres ayant un intérêt personnel dans la plus-value de leur propriété. Souvent, pour ne pas dire toujours, ceci se traduit par des efforts pour tenir les « indésirables » à l’écart du quartier. Il n’est donc pas surprenant que les comités de résidents soient fréquemment pris en charge par des éléments fascistes. En fait, l’exclusion et le fascisme sont la face hideuse de brillants projets de renouveau urbain et de la construction de « villes-modèles ».
Preuve en est le récent conflit concernant les réfugiés : des « comités de résidents » xénophobes ont joué un rôle douteux en s’opposant à leur inclusion dans la vie sociale. De même, l’État traite le drame des réfugiés comme un problème d’ordre public et essaie de les isoler dans des conditions déplorables dans des camps, loin des centres urbains. Par réaction, des mouvements solidaires ont patiemment mis en place des structures de solidarité pour inclure les réfugiés dans la vie sociale de la ville. À la pointe de ces efforts, on trouve les abris occupés et autogérés par les réfugiés, qui ont été créés à Athènes, à Thessalonique et dans d’autres villes – dont plusieurs ont été expulsés par la police l’année dernière.
Qu’en est-il du changement systémique ?
En 2013, la construction du projet hégémonique de Syriza avançait à toute vapeur. Pratiquement aucun mouvement n’a pu échapper au désir de ce parti de se poser en champion de l’expression politique de la lutte contre l’austérité et de monopoliser le concept de solidarité. Nous récoltons aujourd’hui les fruits de ce processus : les politiques de dépossession se sont intensifiées sous un gouvernement se disant de gauche, alors que la résistance était neutralisée et que la « paix sociale », ardemment désirée par les élites internationales et locales, a été instaurée.
Cette défaite n’est toutefois pas seulement le fait de Syriza, mais elle démontre aussi les limites internes du mouvement. Alors qu’en Espagne, par exemple, le désir des gens pour un changement institutionnel transitait majoritairement par le niveau local et vers des coalitions dominées par les mouvements eux-mêmes, en Grèce, la double influence, d’un côté du mouvement anarchiste, hostile à toute compromission avec les institutions, et de l’autre d’une gauche parlementaire et extra-parlementaire rigide, statique, incapable de percevoir l’importance de formes participatives de gouvernement locales, a empêché l’émergence d’initiatives municipales indépendantes.
En 2014, l’observatoire municipaliste dimotopia.gr (maintenant disparu) avait identifié dix-sept formations municipalistes indépendantes dont la démocratie directe était au centre de leur programme. Quelques années plus tard, seules quelques-unes avaient réussi à obtenir une représentation. Plusieurs avaient obtenu le soutien de Syriza ; elles en retirèrent une poussée électorale, mais au prix d’être petit à petit récupérées par des politiciens professionnels et de perdre leur caractère populaire. Un cas parmi d’autres est celui de la formation « Résistance avec les citoyens » de la municipalité athénienne de Chalandri. Après une longue période comme parti minoritaire d’opposition, elle a conquis la mairie en 2015. Deux ans plus tard, plusieurs de ses membres de longue date ont démissionné, en dénonçant le nouveau maire pour avoir transgressé les principes fondamentaux de la formation et s’être aligné sur la politique d’austérité du gouvernement.
Il est trop tôt pour dire si le mouvement municipaliste en Espagne a eu une influence significative sur la politique institutionnelle – cette question a provoqué un débat intense et des critiques à l’intérieur du mouvement lui-même. On peut toutefois argumenter qu’en Grèce, le manque de coordination politique au niveau de la base – pas seulement en matière d’élections – a facilité la prolongation de la politique d’austérité. Bien que l’on puisse comprendre qu’une grande partie des mouvements se méfie de la politique électoraliste, ceci ne devrait en aucun cas être compris comme une réticence à s’organiser, collaborer, transiger, intensifier la lutte, établir le contact avec la société, participer énergiquement au dialogue public. Il n’y a aucun mérite dans la partialité, la marginalité ou la pureté idéologique.
Les premières années de la crise ont entraîné une profonde délégitimation du système politique et de ses satellites – partis politique, syndicats, médias – de même qu’une dissolution des identités formées autour du statut social, du travail ou de la consommation. Ceci n’a pas uniquement provoqué de la dépression et de la résignation, mais aussi une explosion de la mobilisation de la base qui a changé la vie de beaucoup de gens et mis en place des structures, des collectifs et des pratiques qui ont permis de reconquérir la ville pour toutes sortes d’activités. Au point culminant de ces mobilisations, on partageait largement l’idée optimiste que la seule accumulation de communs urbains serait suffisante pour modifier radicalement le paysage urbain et mettre en place un contre-pouvoir social suffisant pour contester efficacement les processus de dépossession.
Dans la phase qui a suivi, les mouvements populaires ont été confrontés à l’inévitable question de la coordination politique et du changement institutionnel, et ont été appelés à prendre position sur le projet de développement hégémonique proposé par Syriza. Certains se sont identifiés au projet et y ont été assimilés ; d’autres ont adopté une position prudente mais pragmatique, en essayant de négocier des avantages politiques sans compromettre leur identité ; d’autres encore ont dénoncé le projet de Syriza et s’en sont distancés, mais sans réussir à mettre en place une forme alternative de coordination politique. Ce fut une période de conflits et de débats très intenses.
À l’heure actuelle, les espoirs de changement institutionnel se sont avérés vains, les mouvements de la base ont perdu leur caractère de mouvements de masse, et les collectifs restants sont entrés dans un processus de réflexion et de redéfinition de stratégie. Un point primordial, qu’il faut mettre en évidence dans une réflexion de ce genre, est l’importance des luttes urbaines populaires pendant la crise, en tenant compte non seulement des menaces extérieures auxquelles elles ont dû faire face – répression et cooptation – mais aussi de leurs limites internes : leur nature contradictoire, leurs divergences idéologiques, leur difficulté à se trouver un vocabulaire commun, à se coordonner et à former une entité politique cohérente. Ces défauts ne devraient pas néanmoins être perçus comme un échec, puisque le cycle dissidence-subordination n’est jamais un jeu à somme nulle. Il y a un « trop-plein » qui persiste et qui sert de substrat au cycle de mobilisation suivant. Ce trop-plein comprend des idées, des pratiques, des valeurs et des possibilités d’action qui n’existaient pas il y a encore une décennie, avec, en plus, une nouvelle voix dans le discours public, qui privilégie la coopération sociale et l’autodétermination.
Publié par ROAR Magazine.
Traduction en français par Thierry Uso
Les Possibles, Numéro 15 – Automne 2017
Article original : http://www.autonomias.net/2017/12/le-droit-la-ville-en-periode-dausterite.html