RifkinJeremy Rifkin nous livre un nouvel essai sur les transformations en cours dans nos sociétés et notre sortie progressive du capitalisme. A l’appui de cette thèse, l’émergence de technologies décentralisées portant sur la communication, l’énergie et la logistique qui favoriseront la constitution de « communaux collaboratifs » et le développement d’une Economie Sociale et Solidaire. Une analyse qui souffre d’un manque évident de recul en terme de statistiques, qui généralise hâtivement ce qui est en train de se produire et oublie l’essentiel : notre société est divisée en classes sociales et est faite de dominants et de dominés.

Jeremy Rifkin développe ici les aboutissements politiques de ses thèses émises il y a quelques années sur la troisième révolution industrielle. Pour l’auteur, trois innovations conjointes, l’Internet de la communication, l’Internet de l’énergie et l’Internet de la logistique vont donner naissance à l’Internet des objets, qui stimulera la productivité « jusqu’au point où le coût marginal de production de nombreux biens et services est quasi nul, ce qui les rend presque gratuits. » À partir de ce constat, l’auteur en déduit que cette troisième révolution industrielle sapera les bases du capitalisme, capitalisme qui s’est développé et épanoui au travers des première 1 et seconde 2 révolutions industrielles qui nécessitaient centralisation et accumulation massive de capitaux. À l’inverse, le paradigme de l’Internet des objets induit la coopération, les échanges pair à pair, ce qui serait contradictoire avec le monopole et les positions dominantes favorisant les profits. C’est dans ce contexte qu’il constate la montée en puissance de l’économie sociale appelée à remplacer progressivement les sociétés de capitaux dans l’économie, qu’il voit l’avènement du « prosommateur », individu libre qui est à la fois producteur (de son énergie, de ses créations…) et consommateur (de la production des autres qui lui ressemblent) et la constitution progressive de « communaux collaboratifs ». Il ne voit que deux obstacles à cette évolution : un réchauffement climatique trop fort et trop rapide qui anéantirait l’espèce humaine et une domination de la cybercriminalité qui détruirait la société avant l’avènement total de l’Internet des objets…

Il semblerait que l’on ait ici une thèse opposée à celle de Pierre Dardot et Christian Laval dans Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle 3. Pour ces auteurs, aucun bien ou ressource ne sont communs par nature : le commun est une construction politique. Tout en s’appuyant sur les travaux d’Elinor Olstrom 4, ils contestent cependant une vision dans laquelle certaines ressources seraient mieux gérées par le marché, d’autres par l’État et d’autres encore sous forme de « biens communs ». Jeremy Rifkin introduit ici une approche historique du capitalisme dans laquelle ce sont les technologies d’une époque qui ont donné au capitalisme sa prééminence sur la société. Comme ces technologies sont aujourd’hui dépassées par d’autres avec lesquelles les sociétés de capitaux seront incapables faire du profit, il en déduit mécaniquement la sortie du capitalisme, un peu comme on a assisté à son émergence : « Il devient flagrant que, dans toute une série de secteurs commerciaux, un nombre croissant d’entreprises capitalistes géantes confrontées dès à présent à l’effondrement de leurs marges ne pourront pas survivre très longtemps au raz-de-marée des coûts marginaux quasi nuls dans la production et la livraison des biens et services… Au minimum, nous pouvons affirmer que les marchés capitalistes traditionnels perdront de plus en plus leur emprise sur l’économie et les échanges mondiaux : dans les années qui viennent, les coûts marginaux quasi nuls vont pousser une part toujours plus grande de l’activité économique vers les communaux collaboratifs.  »

En gros, il suffit de s’investir aujourd’hui dans l’Économie sociale et solidaire, dans les « communaux collaboratifs » pour qu’une société bien meilleure, plus sociale, plus écologique, émerge des décombres du capitalisme. Pourtant, à la lecture de ces pages, on ne peut que penser à divers écueils.

Le premier porte sur la nature de ces « communaux collaboratifs ». Pour l’auteur, l’avènement des réseaux sociaux d’une façon générale marque l’avènement d’une société dans laquelle le lien social avec ses pairs est plus important que la richesse matérielle dont on dispose. Dans le chapitre 12, l’auteur s’émeut du fait que les principaux réseaux sociaux et services pair à pair sont des entreprises privées à but lucratif telle que Facebook, Google, Twitter, Youtube et autres AirBnB. Diverses pistes sont examinées pour contrer ces nouveaux monopoles et l’auteur conclut que « Ce qui n’est pas contesté, c’est la nécessité de s’attaquer à l’inquiétante « enclosure » commerciale d’un moyen de communication dont l’existence même promet d’instaurer des communaux universels, sur lesquels l’ensemble de l’humanité pourra collaborer et créer de la valeur dans tous les secteurs de la vie sociale à un coût marginal quasi nul. » Assez curieusement, l’argument de la nature décentralisée du « commun collectif » se retourne ici contre son auteur : ce qui caractérise ces réseaux sociaux est justement leur caractère centralisé. Facebook est avant toute une adresse web sur laquelle existe une application unique permettant à des millions d’inscrits d’échanger. Il en est de même de Twitter, Google, Ebay et autres Amazon… Les partisans du logiciel libre ont bien essayé de créer des alternatives décentralisées à Facebook (Buddycloud, Diaspora, GNU Social…) mais cela apparaît tellement compliqué aux novices qu’un compte Facebook est d’autant plus efficace qu’il permet immédiatement de bénéficier de l’effet de club 5 apporté par des millions d’utilisateurs. Donc la question de faire de ces applications des communs est une question éminemment politique et on ne peut ici se contenter d’un optimisme béat d’autant qu’il apparaît clairement que d’une façon générale, le logiciel et les connaissances libres semblent aujourd’hui marquer le pas face à l’apparition de ces nouvelles enclosures intellectuelles. Il y a donc bien une bataille politique à mener face à ces réseaux sociaux privés visant à les socialiser. Le moteur de recherche chinois Baidu nous montre que la suprématie de Google peut être contestée mais la socialisation de ces outils, qui ne sont nullement décentralisés, dans une optique de neutralité de l’Internet reste à construire.

Une autre thèse reste surprenante chez Rifkin, celle du coût marginal nul. Si les nouvelles technologies sont de nature à faire baisser les coûts de production sur certains secteurs, notamment tout ce qui touche à la connaissance et à la culture, il n’en reste pas moins vrai que cela ne reste qu’une partie de ce que dépensons. Les imprimantes 3D sont effectivement une révolution prometteuse qui permettra de ne plus dépendre de l’industrie pour la fabrication de divers objets et d’envisager une nouvelle forme de travail libéré dans lequel on fera nous-même ce dont nous avons besoin. Néanmoins, il est fort probable que pour des raisons d’efficacité, nous ayons toujours besoin de l’industrie pour fabriquer des produits standards à grande échelle. L’industrie aura toujours sa place et une bataille restera à mener pour que celle-ci soit socialement appropriée, c’est-à-dire gérée par ses travailleurs et ses usagers.

Les énergies renouvelables sont aujourd’hui plus chères que les énergies nucléaires ou carbonées. La récente baisse du prix du pétrole renforce cet écart. Comme il l’indique lui-même, le réchauffement climatique est une menace plus que forte sur notre avenir : nous sommes donc engagés dans une course de vitesse dont l’issue est incertaine. Seule, une intervention politique sur la réglementation ou sur les prix de l’énergie visant à favoriser les énergies renouvelables est de nature à inverser la donne. Comment celle-ci se fera ? En renchérissant le prix des énergies carbonées et nucléaires au détriment des classes populaires ou en garantissant à tous un minimum vital d’énergie ? On peut se gargariser sur l’adéquation de l’Economie Sociale et Solidaire avec les énergies renouvelables, si la transition fait l’impasse sur la question politique, elle restera alors une affaire de bobos éclairés totalement déconnectée des préoccupations populaires et donc inefficace par rapport à la menace du réchauffement climatique.

Telle est l’ambiguïté des thèses de Jeremy Rifkin. Une impasse totale sur une société divisée en classes sociales, faite de dominants et de dominés. Si nous ne pouvons qu’être d’accord avec le fait que le capitalisme est aujourd’hui en crise, que les dernières évolutions technologiques sont prometteuses à l’égard d’un projet d’émancipation, il n’en reste pas moins vrai que de nouvelles enclosures sont en train de se créer qu’il convient d’abattre et que l’industrie sera probablement présente encore pour de longues années. Il convient donc d’agir politiquement dès aujourd’hui. Se contenter de construire « à côté » du capitalisme risque fort de ne pas être suffisant pour prévenir le danger d’un réchauffement climatique ou l’émergence de courants politiques réactionnaires traduisant la désespérance sociale et politique.

Notes:

  1. Schématiquement caractérisée par l’énergie vapeur et le développement des communications ferroviaires durant le XIXe siècle.
  2. Conjonction de l’énergie du pétrole, de l’électrification, de la généralisation des voitures et des routes ainsi que du téléphone.
  3. Editions La Découverte, mars 2014.
  4. Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Editions De Boeck, 2010, Traduction de Ostrom, E., 1990, Governing the Commons
  5. L’effet de club est le phénomène par lequel l’utilité réelle d’une technique ou d’un produit dépend de la quantité de ses utilisateurs.