A l’occasion du 80e anniversaire de la Révolution espagnole, nous publions en deux parties un article sur les collectivisations en Catalogne (Richard Neuville, 2009)*.
« Pour qui arrivait directement d’Angleterre, l’aspect saisissant de Barcelone dépassait toute attente. C’était bien la première fois dans ma vie que je me trouvais dans une ville où la classe ouvrière avait pris le dessus. […] Tout cela était étrange et émouvant. Une bonne part m’en demeurait incompréhensible ; mais il y avait là un état de choses qui m’apparut sur-le-champ comme valant la peine qu’on se battît pour lui. » George Orwell [1]
Dans la nuit du 18 juillet 1936, les généraux « rebelles » déclenchent le pronunciamento et déclarent l’état de guerre dans toute l’Espagne. Depuis la victoire du Frente Popular aux élections législatives en février, la tension est à son comble entre les partisans de l’Espagne « éternelle » et ceux de l’Espagne républicaine. La reconquista engagée par les militaires insurgés marque le début de la guerre civile et de la Révolution espagnole. En effet, très vite, la résistance antifasciste s’organise. A Barcelone, Gijon, Madrid, Malaga, Saint-Sébastien et Valence, l’insurrection militaire est écrasée par le mouvement populaire. Si le pays est coupé en deux, le gouvernement républicain reste cependant en place. Dans ces villes, devant le refus du pouvoir légitime d’armer le peuple, les travailleurs attaquent les armureries et les casernes et infligent une défaite aux factieux. La République se voit discréditée pour avoir refusé de donner des armes au peuple. Dans les zones où les militaires sont vaincus, des changements importants se produisent. Une profonde transformation économique et sociale s’amorce. Elle revêt cependant une intensité variable selon les territoires de l’Espagne républicaine. En Catalogne, l’influence idéologique libertaire au sein de la classe ouvrière, la structure économique distincte de celle du reste de l’État espagnol et l’indépendance politique (jusqu’à la fin de l’année 1937) vis-à-vis du pouvoir central sont des facteurs déterminants pour développer une alternative autonome aux lois du marché et au rôle prépondérant de l’État. C’est tout l’intérêt de l’expérience des collectivisations développées en Catalogne à partir du 19 juillet 1936, qui se caractérise par la mise en pratique des principes du socialisme anti-autoritaire et constitue encore aujourd’hui « une expérience unique au monde »[2].
La collectivisation de l’industrie et des services
Le 20 juillet, à Barcelone et en Catalogne, la réaction est vaincue. Les libertaires règnent en maîtres absolus. Le gouvernement de la Généralité n’existe plus que dans la forme. Le pouvoir réel est dans la rue. La Confédération nationale du travail (CNT) et la Fédération anarchiste ibérique (FAI) refusent pourtant d’assumer le pouvoir que leur propose Lluís Companys, président de la Généralité. Devant les impératifs de guerre, elles appellent à la constitution d’un front antifasciste, le Comité central des milices antifascistes, qui se charge d’assurer les fonctions policière et militaire et d’organiser la production et le ravitaillement. Bien que la CNT ait lancé le mot d’ordre de grève générale dès le 18 juillet sans donner de consigne de collectivisation, les travailleurs réquisitionnent spontanément leurs entreprises. Influencés par les idées libertaires, ils n’entendent pas les socialiser et les remettre à la Généralité pour qu’elles soient étatisées. Au contraire, le processus de socialisation passe par la collectivisation et l’exploitation directe des entreprises par les travailleurs eux-mêmes. Ils appliquent, pour l’essentiel, les principes de la résolution adoptée à Saragosse lors du IVe congrès de la CNT qui s’est tenu du 1er au 11 mai 1936 et qui précise les stratégies dans un « contexte d’échec de la démocratie en Espagne, la situation franchement révolutionnaire, le risque d’une dictature et la proximité d’une nouvelle guerre mondiale ».
Ainsi, dès le 19 juillet à Barcelone, la Compagnie des tramways est saisie. Trois jours plus tard, les tramways, repeints aux couleurs de la CNT, circulent de nouveau dans la ville. Le 21 juillet, les cheminots s’emparent des lignes de chemins de fer du Nord et MZA (Madrid-Saragosse-Alicante) et constituent des comités révolutionnaires pour assurer la défense des gares et organiser les services. Ils créent divers « comités de services » : conseils d’atelier, de dépôt et traction, de personnel des trains, des voies et travaux, d’exploitation et des machinistes. Le 24 juillet à Manresa (banlieue de Barcelone), les syndicats CNT et UGT (Union générale des travailleurs, socialiste) décident de procéder à la saisie de tous les services et des dépendances de la Compagnie générale des chemins de fer de Catalogne. Le 31 juillet, la Généralité de Catalogne reconnaît aux organisations syndicales le droit d’organiser tous les services techniques, industriels et administratifs de la Compagnie générale des chemins de fer de Catalogne. Elle nomme un délégué dont la mission exclusive est de surveiller l’exploitation. Le 25 juillet, les employés des agences maritimes (dont la célèbre compagnie Transatlantique) s’emparent des bureaux du port et font reconnaître la collectivisation par la Généralité. Entre le 25 et le 31 juillet, les services de l’eau, des télécommunications, de l’énergie, de l’éclairage sont collectivisés dans toute la Catalogne.
A partir du 22 juillet, la plupart des entreprises métallurgiques et textiles, abandonnées par leurs patrons, passe sous le contrôle des ouvriers et de leurs syndicats. Très vite, une partie de l’industrie métallurgique est reconvertie pour fabriquer des véhicules blindés afin d’équiper les milices qui partent sur le front d’Aragon. C’est le cas des ateliers Hispano-Suiza où les 1400 travailleurs se mettent d’emblée au travail pour sortir les quinze premiers camions blindés en une semaine. L’industrie textile, qui emploie 230 000 ouvriers, contribue également à l’effort de guerre. Elle est principalement concentrée à Sabadell et à Tarrasa (à proximité de Barcelone). Dans ce secteur, les salaires des ouvriers augmentent de quinze pour cent et le temps de travail hebdomadaire passe de 60 heures à 40 heures. En août 1936, Pierre Besnard, dirigeant de la CGT-SR française, témoigne dans Combat syndicaliste sur la réalité de la tannerie Mollet, autogérée par les salariés dans la banlieue de Barcelone :
« L’usine occupe 700 ouvriers et ouvrières. Les salaires ont été relevés comme dans toutes les industries. Le salaire unique n’existe pas encore, mais la prochaine assemblée doit en discuter. Quand un ouvrier est malade ou blessé : il touche 75 % de son salaire ; auparavant il ne touchait rien, l’Espagne n’ayant pas d’assurance sociale. La semaine de travail est de 36 heures sans diminution de salaire. (….) Chaque atelier nomme ses délégués qui forment ensemble le comité d’usine chargé de l’organisation du travail. Un conseil d’usine ainsi que le directeur sont nommés par l’assemblée générale des ouvriers. Ces deux organismes se réunissent chaque fois qu’il y a nécessité. Chacun des membres de ces comités est révocable. »[3]
L’appropriation sociale des travailleurs catalans ne se limite pas à l’industrie, puisque simultanément des entreprises de commerce et de services, comme les brasseries, les salons de coiffure, le secteur de l’optique, les grand magasins, les ateliers cinématographiques, les spectacles sont à leur tour collectivisés à Barcelone, ainsi qu’un grand nombre d’entreprises du bâtiment de la région. En quelques jours, 70 % des entreprises industrielles et commerciales sont saisies par les travailleurs. La Catalogne concentrait alors à elle seule les deux tiers de l’industrie du pays et 54 % de la population active travaillaient dans l’industrie[4]. Seules les banques échappent à la collectivisation, les employés principalement affiliés à l’UGT et qui possédaient un statut privilégié par rapport aux travailleurs de la production et des services, ne les ont pas réquisitionnées, mais elles passent rapidement sous le contrôle du gouvernement autonome de la Généralitat. La nationalisation du secteur bancaire n’est pas tant motivée par des raisons idéologiques que par les circonstances exceptionnelles.
Dans toutes les entités collectivisées, l’assemblée des travailleurs élit des comités de contrôle ou d’entreprise, qui sont généralement composés de cinq à dix délégués et représentatifs des différents services. Sous l’impulsion des syndicats, des regroupements par industrie se créent à l’échelle locale puis régionale. Le ravitaillement est pris en charge par le syndicat de l’alimentation, affilié à la CNT, et d’immenses cantines communales sont créées, installées parfois comme à Barcelone dans d’anciens palaces. Les services publics collectivisés sont réorganisés et le prix de l’eau est bientôt divisé par trois. A Barcelone et dans les principales villes, les logements sont municipalisés. Entre juillet 1936 et juillet 1937 le nombre de coopératives de production passe de 65 à 300 et regroupent 12 800 associés en Catalogne.
Pour Victor Alba,[5] alors jeune militant du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste), les collectivisations furent « le fait de l’action spontanée des travailleurs qui n’attendirent pas les consignes des organisations ouvrières ». Frank Mintz[6] tend à relativiser cette « spontanéité du fait de la généralisation de l’autogestion et la chronologie des récupérations ». Pour lui, si l’action des comités à la base fut indéniable, il y eut probablement des instructions d’en haut.
Les collectivisations agraires
A la campagne où le collectivisme agraire est « gravé dans l’inconscient », des battues s’organisent contre les caciques et les propriétaires féodaux. Des comités révolutionnaires se constituent pour organiser les saisies de terres. Les collectivisations concernent principalement les grandes propriétés et, contrairement à l’expérience de la Révolution russe dans les années 20, elles reposent sur l’adhésion volontaire des métayers et des petits propriétaires. Au fur et à mesure de la progression sur le front d’Aragon des miliciens antifascistes de la colonne Durruti ou ceux de la 29e division affiliée au POUM, comme l’a montré le film de Ken Loach, Land and Freedom, la collectivisation des terres s’organise. Dans certaines collectivités, l’argent est remplacé par le livret de famille où sont inscrits les denrées alimentaires et les produits de première nécessité. Le comité du peuple est élu par l’assemblée générale de la population réunie au centre du village et remplace le conseil municipal.
Depuis des siècles, la question agraire en Espagne est la principale cause d’exploitation. Elle n’a cessé d’alimenter les motifs de révoltes contre la domination de l’oligarchie. En 1936, près de 52 % de la population active espagnole est employée à l’agriculture. L’immense majorité des journaliers et des métayers entend en finir une fois pour toutes avec le féodalisme. Compte tenu de la structure agraire de la Catalogne, assez morcelée et composée de petits propriétaires et de rabassaires, les collectivisations sont plus limitées que dans d’autres régions d’Espagne où prédominent les propriétés latifundiaires, comme en Andalousie, en Aragon, en Castille et dans le Levant. L’appropriation des terres se concentre principalement dans la province de Lérida, où l’Union provinciale agraire (liée au POUM) domine et celle de Tarragone, où les anarcho-syndicalistes sont très implantés[7]. Frantz Mintz[8] dénombre entre 300 et 400 collectivités agraires en Catalogne qui concernent 70 000 personnes sur 750 000 personnes dans l’ensemble du pays.
Dès juin 1931, la CNT avait adopté une résolution qui précisait que :
« Tous les pâturages, grandes propriétés, terrains de chasse et autres propriétés foncières doivent êtres expropriés sans indemnisation et déclarés propriétés publiques ». Le congrès déclare que « la socialisation du sol et de tous les moyens et instruments concernant la production agricole et la mise en valeur des terres, leur utilisation et leur exploitation par les syndicats agricoles unissant les producteurs est une condition primordiale pour l’organisation d’une économie qui assurera à la collectivité ouvrière le produit intégral et le bénéfice de son travail »[9].
Comme le rappelle Rafael Sardà[10], la position du POUM était plus nuancée :
« Il est nécessaire de socialiser la terre et supprimer les intermédiaires grâce aux coopératives. Socialiser la terre n’implique pas nécessairement de la travailler collectivement mais d’attribuer une quantité de terres à chaque paysan afin qu’il la cultive et qu’il en dispose, sans pour autant qu’il puisse la louer, la vendre ou l’hypothéquer. Le paysan a un intérêt à la collectivisation car elle représente un effort moindre et lui procure un meilleur rendement. […] Il peut ainsi adopter la culture extensive en utilisant des moyens mécaniques et des conseils techniques. Les collectivisations doivent commencer par les propriétés qui sont travaillées par des journaliers employés par une entreprise. »
Directement impliqué, comme ingénieur agronome, dans la collectivisation de Raimat, propriété de 3000 hectares située à 15 kilomètres de Lérida, il relate cette expérience :
« Dans cette propriété, on produisait surtout du vin et de la luzerne grâce au travail de 130 familles qui vivaient sur place. Au milieu de la propriété, en haut de la colline, se trouvait le château où vivait le propriétaire qui dirigeait l’exploitation. Les journées étaient de dix heures pour cinq pesetas, avec lesquelles il fallait payer la location des baraques dans lesquelles elles vivaient et le bois avec lequel elles se chauffaient et cuisinaient. 70 % de paysans étaient analphabètes alors qu’il y avait une école tenue par des religieuses au sein de la propriété. Au sein de l’entreprise il existait une cellule du POUM, qui le 19 juillet expulsa les propriétaires et s’empara de la propriété. »
« Bien qu’hésitants, les paysans participèrent à l’assemblée que les militants du POUM avaient convoquée. Ils élirent un comité de six membres, qui augmenta immédiatement le salaire journalier de cinq à huit pesetas et baissa le prix du loyer. L’assemblée se réunit plusieurs fois pour approuver les mesures d’adaptation et les nouvelles méthodes d’exploitation de la terre. L’unique boutique du village fut transformée en coopérative de consommation et l’on cuit dorénavant le pain dans un four de la communauté. Une auberge communale fut créée pour les journaliers célibataires. On réalisa des plans pour construire des logements décents afin de remplacer les baraques dans lesquelles vivaient les paysans. Toutes les réformes planifiées ne purent se réaliser car l’occupation de Raimat par les forces communistes du PSUC (Parti socialiste unifié de Catalogne) en 1937 les fit avorter. Cependant une école laïque fut créée dans un nouvel édifice et l’école des religieuses servit à héberger une colonie de réfugiés de Madrid. Un club récréatif fut fondé, dans lequel on passait des films, on donnait des conférences, des cours pour les adultes analphabètes et spécifiques pour les femmes.»
Il rappelle également les principes qui les animaient :
« La collectivité de Raimat proposa la création de syndicats agricoles entre les différentes collectivités de la région pour faciliter la commercialisation, l’utilisation des machines et la défense commune des principes de la collectivisation agraire ; cela signifiait que chaque commune soit une communauté, une grande exploitation collective, dotée de tous les avantages de l’agriculture moderne et libre de toute oppression, qu’elle soit capable de coordonner les intérêts des ruraux avec ceux des urbains, les aspirations de la paysannerie avec celles des ouvriers industriels, tout cela dans le contexte de la Guerre civile. »[11]
A partir de juillet 1937, les forces contre-révolutionnaires, parfois appuyées par la Légion rouge, s’emploient par tous les moyens à restaurer la propriété privée. Dans certaines provinces et, particulièrement celle de Gérone, les communistes contraignent les petits paysans à s’affilier à l’UGT pour contrer la puissance de la CNT et détruire progressivement les collectivités agraires.[12] Mais, si l’occupation des staliniens met fin prématurément à l’expérience de Raimat, la situation est différente pour la grande majorité des collectivités agraires qui perdurent jusqu’à la fin de la guerre. En effet, ces interventions brutales n’empêchent pas la reconstitution des collectivités dissoutes, notamment en Aragon et dans l’ouest de la Catalogne, où la détermination d’éviter un retour du système féodal est intacte.
- Cet article a été publié in Collectif Lucien Collonges, Autogestion hier, aujourd’hui, demain, Syllepse, 2010, p.93-103 et sous le titre « Catalogne, la classe ouvrière avait pris le dessus », in Autogestion, l’Encyclopédie internationale, Syllepse, 2015.
Notes 1re partie :
[1] ORWELL, George, Hommage à la Catalogne, Champ libre, Paris, 1981, p.13.
[2] CASTELLS DURAN, Antoni, Les col-lectivitzacions à Barcelona 1936-1939, Hacer, Barcelone, 1993, p.15.
[3] Témoignage in BERTHUIN, Jérémie, De l’espoir à la désillusion, La CGT-SR et la Révolution espagnole, CNT- RP, Paris, 2000, p.107.
[4] SEMPRUN MAURA, Carlos, Révolution et contre-révolution en Catalogne, Marne, Paris, 1974, cité par F.Mintz.
[5] ALBA, Victor, Los colectivizadotes, Laertes, Barcelone, 2001, p.20.
[6] MINTZ Frank, L’autogestion dans l’Espagne révolutionnaire, Bélibaste, Paris, 1970, p.51.
[7] CARDABA, Marciano, Campesinos y revolución en Cataluña, colectividades agrarias en las comarcas de Girona, 1936-1939, Fundación Anselmo Lorenzo, Madrid, 2002, p.59.
[8] MINTZ, Frank, Autogestion et anarchosyndicalisme, CNT- RP, Paris, 1999, p.45.
[9] Collectif, Collectivisations, L’œuvre constructive de la Révolution espagnole (1936-1939), Le Coquelicot, Toulouse, 2006 (1re édition 1937), p.21.
[10] Témoignage in ALBA, Victor, op. cit., p.255.
[11] Témoignage in ALBA, Victor, op. cit., p.256.
[12] CARDABA, Marciano, op.cit. , p.280.