Obligées légalement d’avoir un « dirigeant », certaines structures autogérées pratiquent le tirage au sort. Le pouvoir au peuple d’Yves Sintomer revient sur cette idée de tirage au sort, une des possibilités de mise en œuvre de la démocratie, apparue dès les origines athéniennes de cette dernière.
Le tirage au sort à travers l’histoire
Partant de la crise de la démocratie représentative que connaît notre société, Le pouvoir au peuple retrace les principales périodes où une « démocratie du hasard » a fonctionné politiquement, notamment à Athènes dans l’Antiquité et dans les républiques italiennes au Moyen-Âge et à la Renaissance. Il analyse ensuite l’oubli du tirage au sort par les révolutions de la fin du 18e siècle et sa réduction à la seule désignation des jurés des cours d’assises.
Enfin, l’auteur s’intéresse au retour d’intérêt en matière politique en ce début de 21e siècle en France pour le tirage au sort : sondages délibératifs, conférences de consensus, jurys citoyens… Il tente de montrer que que la démocratie participative peut être conçue comme une alternative à la démocratie représentative dans un contexte marquée par le recul du rôle des partis politiques.
Tirage au sort ou élection : pouvoir de tous ou pouvoir des « compétences »
A peu près tous les penseurs évoqués, aussi peu « radicaux » soient-ils (de Platon à Tocqueville), et tous les praticiens (de Périclès à la Constituante) s’accordent pour penser que le tirage au sort c’est la démocratie et que l’élection c’est l’aristocratie. Le tirage au sort c’est chacun, quel qu’il soit, qui peut être tour à tour gouverné ou gouvernant ; c’est réellement le gouvernement de tous par tous. L’élection c’est obligatoirement le choix des « meilleurs », des plus « compétents » et donc la sélection d’une élite dirigeante professionnelle.
C’est l’analyse de Jean-Pierre Vernant de la Cité athénienne : «La Polis se présente comme un univers homogène, sans hiérarchie, sans étage, sans différenciation. […] Suivant un cycle réglé, la souveraineté passe d’un groupe à l’autre, d’un individu à l’autre, de telle sorte que commander et obéir, au lieu de s’opposer comme deux absolus, deviennent les deux termes inséparables d’un même rapport réversible.» Yves Sintomer ajoute à la citation : « Le couplage de la rotation et du tirage au sort est particulièrement efficace pour éviter une professionnalisation de l’activité politique, une monopolisation du pouvoir par les experts et son autonomisation par rapport aux citoyens. […] il s’agit de défendre l’égale liberté des membres de la Cité et de proclamer que tous ont légitimement part à la réflexion et à l’action politique, qui ne sont pas considérées comme des activités spécialisées. »
Un rôle essentiel dans la gestion des conflits et dans la formation des citoyens
L’auteur insiste également sur le rôle qu’a joué le tirage au sort dans la gestion des conflits. Dans la cité grecque comme dans les cités italiennes du Moyen-Âge et de la Renaissance, l’élection des dirigeants aboutissaient à la constitution de factions qui entraient en conflits extrêmement violents. La solution du tirage au sort permettait d’éviter ces conflits. Dans certains cas, des conflits existants entre élites dirigeantes furent résolus par un système de tirage au sort au sein de ces élites, solution certes faiblement démocratiques.
D’autre part, le long exposé de la mise en place et de l’évolution des jurys aux États-Unis et en France met en valeur l’importance fondamentale de la notion d’apprentissage et de formation du citoyen entraînée par le tirage au sort.
Une énigme historique ?
L’auteur s’interroge longuement (un cinquième du livre) sur ce qu’il appelle une « énigme » historique, c’est-à-dire pourquoi le tirage au sort a totalement disparu du paysage démocratique. Il rappelle en effet qu’à la mise en place de la démocratie américaine comme à celle de la démocratie française, certains groupes ont soutenu l’idée que les assemblées gouvernantes devaient être l’exact reflet du peuple, une sorte de peuple en réduction, ce qui aboutissait plutôt au tirage au sort. Mais il souligne que ces groupes étaient les plus « radicaux » et résout ainsi de fait l’« énigme » (sans avoir besoin d’aller chercher Hegel) : les classes dominantes souhaitaient certes liquider l’Ancien Régime, mais elles voulaient s’attribuer et se partager le pouvoir effectif, d’où le triomphe de la notion de « capacité » qui mêlait à la fois la compétence et la richesse. Aucune « énigme » là-dedans…
Si énigme il y a, c’est plutôt dans la non reprise par le mouvement ouvrier, y compris dans sa composante la plus libertaire, aux 19e et 20e siècles de l’idée de tirage au sort.
Français, encore un effort !
Cette note de lecture ne relève que ce qui peut intéresser l’autogestion et particulièrement l’autogestion économique. Beaucoup d’aspects du livre n’en relèvent pas et sont pour autant très intéressants (notamment toutes les expériences de démocratie participative contemporaines).
Mais on voit à travers ce livre l’énorme chemin à parcourir. Si l’idée de démocratie représentative a bien conquis le domaine politique, il n’en est rien du domaine économique. Elle s’applique à peine à deux millièmes des salariés (les Scop) et paraît totalement inapplicable et utopique aux yeux de la grande majorité de la population. Quant à la démocratie directe, ou même simplement « participative », elle suscite souvent moqueries, voire critiques acerbes, dans une société tout entière organisée sur la méritocratie. Dans ces conditions, les quelques entreprises (on doit probablement les compter sur les doigts d’une main ou deux) qui désignent leurs dirigeants par tirage au sort, au grand scandale du mouvement des scop qui les considèrent comme irresponsables, ont-elles quelque chance de faire école ? Pourtant, elles (Ambiance Bois, La Navette, La Péniche, par exemple) fonctionnent très bien, depuis longtemps, montrant ainsi que les patrons sont réellement totalement inutiles.
Le pouvoir au peuple – Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, Yves Sintomer, La Découverte, 2007