André Henry, délégué FGTB de l’usine Glaverbel de Gilly (Belgique), livre un témoignage sur une pratique de combat mise en œuvre dans les années 1970 par les verriers. Selon La Gauche, qui publie ce témoignage (2015), « ce qu’André Henry appelle “contrôle ouvrier” est une stratégie d’organisation démocratique qui peut amener les travailleur-euses du niveau de conscience le plus élémentaire au niveau le plus élevé, celui de l’auto-organisation, de l’autogestion et même de l’autogouvernement ».
Patrick S.
Quand nous disons que le contrôle ouvrier est l’arme la plus efficace, nous disons également qu’il faut l’utiliser de manière adéquate, à travers une organisation démocratique, c’est-à-dire des comités de contrôle au niveau de chaque atelier ou secteur de l’entreprise, auquel chaque travailleur doit apporter les éléments de contrôle qu’il possède aux autres.
Tous les éléments doivent être remis aux travailleurs réunis en assemblée générale. On s’aperçoit donc que le contrôle ouvrier est lié indissolublement à la démocratie prolétarienne la plus large. En effet, pour avoir un contrôle ouvrier efficace, tous les travailleurs de l’entreprise doivent y participer.
Rappelons comment fonctionnait le contrôle ouvrier tel que nous l’avons établi à Glaverbel-Gilly fin 1972, début 1973, et qui déboucha sur une grève générale de l’entreprise.
La direction se plaignait, nous annonçait pour bientôt un chômage partiel, et disait que l’entreprise n’était pas rentable.
Nous avons établi un contrôle ouvrier dans tous les secteurs.
C’est ainsi que les coupeurs de verre transmettaient tous les jours au comité le métrage coupé et ce qui restait comme verre dans leur loge. Idem pour les travailleurs qui repassaient le verre. Les emballeurs notaient aussi le métrage de verre emballé. Les travailleurs de l’expédition tenaient une comptabilité du verre emballé sortant de l’entreprise et de ce qui restait dans les stocks. A la fabrication du verre, à chaque pause, les travailleurs relevaient l’index du métrage de verre étiré inscrit sur le moteur de l’étireuse.
Ainsi, nous connaissions le nombre de mètres de verre fabriqué et le métrage expédié et stocké, et ceci par jour, par semaine et par mois.
Nous avons prouvé à la direction que les commandes ne diminuaient pas, au contraire. Que les cadences dues à la mécanisation étaient augmentées. Que le chômage partiel envisagé par la direction visait à augmenter les bénéfices au détriment des salaires et de l’emploi. Le chômage partiel avait pour but de maintenir la production avec un nombre moins élevé de travailleurs.
C’était donc une augmentation des cadences.
Ce n’est que suite à l’étude faite par le comité de contrôle que nous avons été capables de parler chiffres avec la direction, mais aussi et surtout de comparer nos chiffres à ceux de la direction. Ceux-ci se sont avérés faux.
C’est à cette période précise que la direction de l’entreprise voulut rétablir son autorité en bafouant l’audience et l’autorité de la délégation syndicale à la veille de la grève.
Le directeur de l’entreprise me demanda s’il avait encore au moins le pouvoir et l’autorité de me demander de passer par son bureau.
Dans cette phrase est résumée la situation de dualité de pouvoir acquise par les travailleurs au travers de leur contrôle. Celui-ci cimenta pour toujours l’unité de combat, dans une démocratie ouvrière totale.
C’est dans cet esprit que je lui répondis : « Je vous accorde encore cette faveur, Monsieur le Directeur ».
Il faut souligner que c’est sur la base du contrôle ouvrier que nous avons trouvé toute une série de revendications à poser et à imposer par l’action.
Nos revendications s’établissaient par secteur. C’est ainsi que nous avons demandé et obtenu pour le secteur du verre chaud dix minutes de repos toutes les heures. Dans certaines fonctions où les tâches et cadences étaient élevées, nous avons obtenu 20 minutes de repos toutes les heures.
Dans certains secteurs – aux travaux – ce fut la remise au travail de deux, trois travailleurs ou plus, renforçant ainsi le travail de l’équipe. Le tout se solda par une embauche au lieu du chômage partiel que voulait la direction.
Ainsi donc, en conclusion, le contrôle ouvrier nous enseigna que le chômage partiel et la non-rentabilité de l’entreprise étaient des arguments faux (nous avons pu constater par comparaison avec le siège de Zeebruges, que le patronat présentait comme exemple, que la division de Gilly était la seule à faire du verre de premier choix en Belgique).
Le chômage partiel et le discours sur la non-rentabilité ne faisaient rien d’autre qu’annoncer une nouvelle phase d’exploitation des travailleurs. Les revendications des travailleurs suite aux conclusions du contrôle ouvrier permettaient de s’y opposer, pour refuser de payer la crise.
C’était non au chômage. Mais les conclusions de ce contrôle nous ont enseigné qu’il fallait aller plus loin, en réduisant les cadences et en embauchant. Là où il était impossible de réduire les cadences, un temps de repos fut réclamé par les travailleurs.
Avant de connaître les conclusions du contrôle, nous étions incapables d’avancer des revendications concrètes. Nous disions « non au chômage » par principe de classe, mais nous étions incapables de dire où se trouvait le mal.
Nous nous en doutions, mais nous n’avions aucune certitude. Nous disions à juste titre «réduction du temps de travail» proportionnellement au chômage réclamé par la direction. Certes, cette revendication était correcte, mais elle ne correspondait pas pour autant à ce que nous avait appris le contrôle des travailleurs. En clair nous nous opposions au chômage, mais nous ne portions pas remède aux cadences de travail. Nous n’éliminions pas toute une série de dangers liés aux cadences de travail excessives.
En demandant la réduction des heures de travail de cette façon très générale, nous n’apportions pas pour autant une solution à la fatigue physique des travailleurs. C’est grâce au contrôle que nous avons compris que la lutte contre la fatigue demandait de donner, dans certains secteurs, 20 minutes de repos par heure. […]
Chômage partiel et contrôle ouvrier
Se limiter à refuser le chômage partiel, c’était s’arrêter à mi-chemin. Le contrôle ouvrier nous enseigna que le chômage était établi dans le cadre d’une exploitation accrue, et que nous rentrions dans une nouvelle phase de rationalisation. Pour combattre le plan patronal, il fallait aller au-delà de la simple suppression du chômage partiel.
Le contrôle ouvrier et la démocratie ouvrière établis au travers des comités de base élus par les travailleurs nous ont dicté où placer nos revendications et lesquelles avancer, ce qui s’avéra très utile.
Le contrôle ouvrier dévoila également la mauvaise gestion patronale, le gaspillage, l’exploitation, etc.
Nous avons découvert que l’entreprise était rentable, que nous connaissions simplement une nouvelle phase d’exploitation. La preuve en fut donnée par les accords eux-mêmes.
En effet, les conclusions furent : réduction des cadences (dans les grandes lignes), et réduction du temps de travail. Le patronat prit peur et n’instaura pas le chômage.
Quant aux différents secteurs où les cadences devaient être réduites, le patronat avait le choix : pour maintenir sa production, il accorda les temps de repos et embaucha. Sans cela, il aurait dû accepter de baisser la production.
Dans la mesure où il accepta l’embauche, le patronat confirma le diagnostic du contrôle ouvrier : en effet, ce n’étaient ni l’emploi ni les salaires qui mettaient en cause la viabilité de l’entreprise.
Ainsi, du chômage, on passa à l’embauche. C’est ainsi que là où il y avait douze hommes au travail, on passa à seize hommes.
Ainsi, on peut dire que le contrôle ouvrier, au-delà de sa politique de contestation et de dénonciation, a aussi une deuxième dynamique : celle de mettre le doigt sur la plaie à guérir si on ne veut pas avoir la gangrène et se retrouver amputé d’un quelconque membre.
L’enseignement que nous devons tirer, est que nous devons poser les revendications clé et générales. Mais d’autres revendications tout aussi importantes, telles que « reconversion sans perte de salaire » (ou même plus importantes dans le combat que nous menons sous l’égide de nos revendications centrales), nous sont peut-être inconnues, et le contrôle ouvrier peut nous les faire connaître.
Ce sont des revendications que l’on peut qualifier de préventives. Mais qui, une fois acquises, nous assureront d’une victoire réelle, en consolidant le combat. Seul le contrôle ouvrier nous les fera connaître et nous les indiquera en temps opportun.
Concevoir le contrôle ouvrier comme arme de dénonciation de l’abus, de l’injustice, de l’exploitation capitaliste nous est indispensable et capital.
Mais s’arrêter là et ne pas vouloir mette en application les données qui en découlent, c’est tromper le combat et le mouvement ouvrier. Cela, jamais nous ne pourrons le faire et jamais nous ne le ferons. Les conciliateurs, les réformistes, eux s’en chargent, et c’est aussi une des raisons pour lesquelles nous les combattons.
Par expérience, nous avons aussi constaté que l’application du contrôle ouvrier unifie et étend le combat. L’unité de combat qu’il a créée en 1973, nous la connaissons encore aujourd’hui. Nous la devons en en grande partie à la démocratie syndicale implantée dans notre entreprise, mais aussi au contrôle ouvrier. C’est lui souvent qui nous a empêché de trébucher. Il a davantage unifié nos positions et par là notre combat.
C’est pourquoi le contrôle ouvrier doit être l’axe central du nouveau combat que nous abordons.
Du particulier au général
Si le contrôle ouvrier est efficace au niveau d’une entreprise, il l’est beaucoup plus au niveau général de la société.
Suite au contrôle effectué à la division de Gilly, nous avons eu d’innombrables éléments pour appuyer notre combat. Il est évident que, sur ces bases, si le contrôle avait été effectué au niveau général de la société Glaverbel, y compris son centre administratif à Boisfort, les travailleurs au niveau national auraient détecté à temps les menaces contre leur emploi. Ils auraient vu à temps la politique de démantèlement de la multinationale BSN. Les travailleurs des autres sièges auraient été beaucoup plus forts parce qu’armés d’éléments indispensables pour le combat.
Il aurait paru évident à l’ensemble des travailleurs que le salut passait par une lutte générale, et non par des accords entreprise par entreprise.
Mais ce qui aurait été compris à coup sûr, c’est qu’il fallait mener le combat au niveau général et s’appuyer sur une revendication politique anticapitaliste, la nationalisation sans indemnités ni rachat.
Le contrôle ouvrier établi dans chaque siège sur base de comités d’entreprise élus et révocables par les travailleurs, chapeautés par un comité de contrôle réunissant les différents sièges au niveau du pays, aurait permis la prise en charge du combat sur la revendication que nous, travailleurs de Glaverbel Gilly, avions lancée en 1975, et même avant. Le contrôle ouvrier ne doit pas se cantonner à une seule entreprise, il doit s’étendre à toute la firme.
Nous avons tout fait pour étendre le contrôle aux autres entreprises. Le principal obstacle que nous avons rencontré était la bureaucratie syndicale. Il ne faut donc pas en vouloir aux travailleurs.
Le contrôle ouvrier a une dynamique d’unification des luttes et il est créateur de revendications anticapitalistes, dans la mesure où il fait découvrir une situation de fait.
C’est quand on se trouve devant une situation de danger que les revendications se décident.
Dans la situation de danger où les travailleurs excédentaires de Gilly se sont trouvés après les accords de 1975, ils ont analysé la situation et ils ont décidé de se battre pour leur reconversion dans une entreprise publique pure d’isolation-rénovation des logements.
Toutes les organisations, qu’elles soient politiques ou syndicales, devront soutenir cette revendication même si elle n’est pas à leur programme. Ou alors, elles devront être dénoncées. Car ceux qui abandonneraient cette revendication s’opposeraient de front au combat des travailleurs. […]
C’est une des raisons pour lesquelles nous demandions le monopole, mis à part l’impact politique de cette revendication.
Il s’agit pour nous de mettre tous les atouts dans notre jeu en prenant nos responsabilités devant le mouvement ouvrier, et d’obliger les organisations qui se réclament de la classe ouvrière à nous appuyer et à nous défendre.
Pour ce faire, il faut dénoncer le sabotage de la bourgeoisie et de ses amis politiques contre nous et contre l’ensemble de la classe ouvrière.
Nous devons donner les bases et avancer les revendications sur lesquelles les organisations ouvrières devront nous appuyer et faire bloc avec nous dans le combat.
Notre rôle est donc double : 1° dénoncer le plan de l’adversaire ; 2° indiquer au mouvement ouvrier la direction dans laquelle le combat doit s’orienter, et entrainer avec nous ses organisations.
Notre combat trouver sa forme organisationnelle dans le contrôle ouvrier. Seul celui-ci nous donne les moyens de prendre les décisions qui s’imposent.
Nous devons aussi et surtout transmettre les données du problème au mouvement ouvrier.
Il n’est donc pas question ici de demander aux organisations ouvrières ce qu’elles pensent des revendications qu’il faut avancer. Seules les positions prises au moyen du contrôle ouvrier seront valables. Ceci prouvera également son essence anticapitaliste, au-delà de la dualité de pouvoir qu’il impose de par sa nature politique, qui est incompatible avec l’exploitation de la société bourgeoise.
La classe ouvrière doit, en outre, pour maintenir ses acquis sociaux, apprendre à détecter d’où vient le mal qui la menace, dans quel but elle est menacée et par qui ces menaces sont appuyées.
Pour ce faire, elle doit contrôler ses acquis et intérêts de classe, donc développer de plus en plus le contrôle ouvrier, qui augmentera sa conscience de classe.
C’est alors que certaines revendications du mouvement ouvrier, peut-être incomprises aujourd’hui, seront comprises et pourront être imposées – telles que la revendication de nationalisation, par exemple.
source: www.lcr-lagauche.org