En 1907, W. E. B. Du Bois publie une étude sur le mouvement coopératif noir. Ce travail, pour la 12e Conférence pour l’étude des problèmes noirs (1907), est une continuation du rapport de 1898, «Quelques efforts des noirs américains pour leur propre amélioration sociale», rédigé pour la 3e Conférence. L’introduction passe en revue le statut des Afro-Américains à travers des recherches sur l’Afrique, les Antilles et les colonies, et comment ces différents contextes ont miné les capacités économiques et sociales du peuple africain. On relèvera qu’il raconte comment la population noire à Jacksonville, Floride, en butte aux discriminations raciales dans l’attribution des sièges dans les tramways décident d’ouvrir sa propre ligne de transport, de même que face au « séparatisme blanc » qui interdit l’entrée d’un parc aux « négres et aux chiens », Du Bois entreprend l’ouverture d’une aire d’agrément où la population noire et ses joueurs de baseball peuvent y pénétrer librement. Cinquante plus tard, les pratiques de discrimination raciale dans les transports n’ont pas changé. Lorsqu’à Montgomery, Alabama, Rosa Parks refuse le 1er décembre 1955 d’obéir au conducteur de bus James Blake qui exige qu’elle laisse sa place à un passager blanc et d’aller s’asseoir au fond du bus, un boycott des bus est entamé pour s’opposer à la politique municipale de ségrégation raciale dans les transports publics. Durant ce boycott, la population noire organise sa propre flotte de transport de voitures pour pouvoir se rendre au travail et tenir dans la lutte.
Nous publions un article paru en 1919 dans The Crisis, la revue du National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), animée par Du bois, sur les magasins coopératifs des citoyens de Ruddy. On notera l’emploi inattendu du terme de «citoyens» dans le titre de l’article, alors que les coopérateurs de Ruddy étaient privés de tous leurs droits, mais peut-être que l’auteur de l’article non signé considérait que la fondation d’une coopérative dans les circonstances économiques et politiques que connaissait la population noire leur permettait de fonder une «citoyenneté» sui generis sans attendre son adoubement par l’État. En 1918, Du Bois fonde la Negro Cooperative Guild pour offrir une formation en économie coopérative et inciter les dirigeants noirs à créer des coopératives de consommateurs dans leurs communautés. Douze ans plus tard, en décembre 1930, 25 à 30 jeunes afro-américain·es, suite à un appel de George Schuyler, fondent la Young Negro Co-operative League. Son objectif était de former une coalition de coopératives locales et de clubs d’achat librement affiliés à un réseau. La Ligue a tenu sa première conférence nationale à Pittsburgh, Pennsylvanie, le 18 octobre 1931. Trente délégués officiels d’organisations membres et 600 participants y ont assisté. En 1932, la Ligue avait formé des sections à New York, Philadelphie, Monessen, Pittsburgh, Columbus, Cleveland, Cincinnati, Phoenix, La Nouvelle-Orléans, Columbia, Portsmouth et Washington DC, avec un total de 400 membres à la tête de plusieurs magasins coopératifs et coopératives de crédit à travers le pays. Au cours de ses 3 années d’existence elle a tenu deux conférences nationales sur les coopératives.
Est-il nécessaire de préciser qu’à l’époque où ces expériences se sont produites, les Afro-américain·es ne disposaient pas des droits civiques élémentaires (comme le droit de vote) et étaient victimes d’un harcèlement permanent et d’une violence raciste systémique. L’année de publication « Les magasins coopératifs des citoyens de Ruddy » (1919) a vu 76 lynchages sur le sol américain.
La pratique coopérative a été et reste un moyen de résistance et d’émancipation de la population noire aux États-Unis. Nous reviendrons sur d’autres illustrations de ces pratiques autogestionnaires.
En août 1918, le rédacteur en chef de The Crisis a organisé à New York une réunion des personnes intéressées par l’idée de coopération, sa diffusion et son adoption parmi les personnes de couleur. Parmi les personnes présentes se trouvait B. M. Roddy de Memphis, dans le Tennessee, qui rentra chez lui et se lança dans une campagne active pour l’introduction de la coopération e, traversant le Sud – en commençant, bien sûr, par Memphis. C’est à M. Roddy que nous devons les principaux éléments de cet article. Plusieurs personnes à Memphis intéressées par la coopération, se sont réunies en petits groupes de personnes pour étudier le sujet. En février 1919, une charte de constitution pour l’État du Tennessee a été obtenue et une organisation coopérative a été fondée. Il est apparu clairement aux membres que le but d’une telle organisation était de garantir et de protéger leurs intérêts. Ils devaient eux-mêmes contrôler la distribution des produits de première nécessité et tous les bénéfices devaient être répartis entre eux. La base de la répartition des bénéfices reposait cependant sur le montant des parts détenues par chaque membre et non sur le montant des biens achetés, ce qui est un bon plan.
Dans le cas de cette organisation coopérative particulière, constituée, soit dit en passant, sous le nom The Citizens’ Cooperative, le capital social était à l’origine de 5 000 dollars, auquel les membres ont été invités à souscrire au prix de 12,50 dollars par action. Ce montant pouvait être versé en espèces ou par versements hebdomadaires d’au moins cinquante cents. Aucun membre ne pouvait acheter plus de dix actions et chaque membre devait recevoir des dividendes sur ses avoirs chaque fois que l’actif net de la société permettait. Dans les 90 jours suivant après la réception de la charte l’organisation a vendu la totalité de ses actions, d’une valeur totale de 5 000 dollars, et a été obligée de modifier la charte et de capitaliser à nouveau à hauteur de 15 000 dollars. Le 30 août 1919, 10 000 dollars de ces actions avaient été vendus et maintenant cinq magasins avec des marchés de viande sont en activité. À proximité de chaque magasin se trouve une guilde coopérative noire composée des actionnaires de la société, ceux qui ont déjà payé leurs parts, et des actionnaires potentiels, ceux qui achètent des parts de façon échelonnée. Les membres de ces guildes se réunissent au moins une fois par mois, se tiennent au courant de la littérature coopérative, ouvrent des discussions et font des suggestions. Nous regrettons que les magasins ainsi créés n’aient pas adopté le principe coopératif intégral, à savoir une voix par actionnaire, quel que soit le nombre d’actions qu’il détient, et que la répartition des bénéfices se fasse en fonction des achats effectués et non actions achetées. Il s’agit d’un principe sage et fondamental et nous espérons qu’il sera respecté à l’avenir.
Malgré cela, on constate que ce qui se passe en réalité est le phénomène d’un groupe de personnes qui achètent et se vendent à eux-mêmes, – qui achètent des produits de première nécessité au prix coûtant et se les revendent à eux-mêmes au prix de détail. Mais ce n’est pas parce que le groupe qui achète est aussi le groupe qui vend que la différence entre le prix de gros et le prix de détail peut être restituée aux membres du groupe sous forme de bénéfices. En d’autres termes, le groupe est son propre intermédiaire et tire profit d’une telle procédure. Les bons résultats de la coopération entre les personnes de couleur ne se limitent pas au rendement de l’épargne. Ils montrent aussi de nouvelles possibilités de gagner sa vie et la possibilité offerte à nos jeunes de couleur de se familiariser avec les méthodes commerciales. En effet, dans ce type d’entreprises de couleur, on utilise naturellement des ressources humaines de couleur chaque fois que c’est possible, ce qui entraîne l’embauche d’employés de couleur, des dactylos, des comptables, etc. Ainsi, dans un sens plus large et différent, nous avons une autre forme de coopération. Les personnes de couleur fournissent leur propre travail et de l’argent pour les services reçus et les bénéficiaires donnent de l’argent pour qu’il soit redistribué aux financeurs de couleur d’origine. Les possibilités d’une telle organisation sont presque illimitées. Ainsi, à mesure que la société coopérative de Memphis se développe, elle se propose de posséder ses propres bâtiments. La propriété d’entrepôts coopératifs serait donc une étape naturelle et facile, et le cercle s’élargit. Les affaires ne sont pas tout ce qu’il y a dans la vie. La coopération vise autre chose que la création de magasins d’alimentation et de vêtements. Elle a pour objet principal l’organisation d’un peuple qui manque cruellement de cette chose particulière. Elle espère introduire une assurance contre le chômage, la maladie, la vieillesse ; établir un système permettant d’accorder des prêts à des membres méritants sans avoir à supporter des taux d’intérêt élevés. Elle aspire à apporter son aide en cas de grèves et de lock-out, à mettre à disposition des clubs, des hôpitaux, des centres de loisirs. Enfin, la coopération établit l’esprit de fraternité.
Nous avons le témoignage de M. Roddy à Memphis. Ces cinq magasins sont au service de 75 000 personnes qui se retrouvent dans la même préoccupation qui montre que l’intérêt de l’un est l’intérêt de tous, qu’aucun homme dans cette organisation ne peut perdre sans que sa perte n’affecte tous ceux qui lui sont liés. Une attitude imposée peut facilement devenir une habitude. L’intérêt pour l’auto-protection des uns se transforme finalement en un intérêt pour les autres, pour leur propre bien. C’est la leçon de la coopération. La coopération est un effort organisé et non politique du peuple pour contrôler la production et la distribution des choses nécessaires à la satisfaction de ses besoins. Sa première condition est la loyauté et l’amitié envers ses semblables. En général, les actions coûtent 10 dollars. Aucune société ne doit commencer avec moins de 20 membres et 200 dollars de souscription. Avec cette somme, ils achètent d’abord en gros quelques produits parmi les plus utilisés : sucre, farine, café, thé, œufs, etc. Elles les vendent au prix de détail actuel – et non au prix coûtant – à leurs membres. Ils économisent le montant qui représente la différence entre le coût et le prix de vente (le bénéfice qui était auparavant versé au commerçant privé) et le restituent aux membres au prorata de leurs achats. Les personnes intéressées peuvent écrire à l’éditeur.
Source :
The Crisis, vol. 19, n° 2, décembre 1919