Les paysan·nes avaient déjà soutenu des conflits ouvriers dans la région. Le 8 mai, je garde en mémoire, plus que la pluie torrentielle, la force qui se dégageait de cette foule immense. Parmi les orateurs, place de la Duchesse Anne, il y a mon mari, Bernard Lambert, ancien député, et secrétaire général de la FDSEA (Fédérations départementale des syndicats d’exploitants agricoles). Le 13 mai, 20000 personnes défilent à Nantes, 8000 à Saint-Nazaire et un bon millier à Châteaubriant. La soirée sera chaude: rues dépavées, barricades, drapeaux rouges et noirs… Le 14 mai, SUD-Aviation Bouguenais (dans la banlieue de Nantes) devient la première usine occupée en France. Les portes de l’usine sont soudées, des postes de garde et de barrage se mettent en place et l’occupation va durer un mois. Le lendemain, la nouvelle de cette occupation produit un effet de contagion au niveau régional et national. La grève générale se répand dans le pays.
Nous publions ici le témoignage de Marie-Paule Lambert, paru dans Les Utopiques numéro 7, cahier de réflexion de l’Union syndicale Solidaires. En 1968, Marie-Paule Lambert est paysanne à Teillé en Loire-Atlantique et engagée activement dans le syndicalisme. Elle raconte ici son Mai 68, mais aussi, plus largement, dépeint ce qu’était la réalité des femmes dans le monde paysan et aussi le milieu militant. Elle a été la compagne de Bernard Lambert, (décédé en 1984) un des fondateurs du mouvement des Paysans travailleurs 1, qui donnera naissance à l’actuelle Confédération paysanne.
Le 24 mai, des paysan·nes se rassemblent dans divers points du département pour converger vers Nantes. Ils et elles sont plusieurs milliers à se retrouver Place de la Duchesse Anne, renommée place du Peuple… C’est la prise de conscience qu’ils et elles ne sont pas des gens à part, qu’ils et elles ne sont laplus des «ploucs»… Après la dispersion de la manifestation, il va y avoir plusieurs heures d’émeutes, cette nuit restera dans les mémoires comme la «nuit rouge». Au milieu de la nuit, c’est l’accalmie et les discussions s’engagent parfois entre manifestant.es et forces de l’ordre: on y cause réforme scolaire, pouvoir, répression et violence…
Du 27 au 31 mai, sur la place du Commerce à Nantes, des marées humaines se rassemblent tous les jours, comme à Saint Nazaire, Couëron, Basse-Indre ou Châteaubriant. Les revendications sont débattues mais aussi la possible chute du gaullisme ou l’espoir d’un gouvernement populaire… Le monde paysan n’était bien sûr pas unanime. Les paysan·nes étaient partagés: certain.es étaient sensibles au discours du pouvoir gaulliste et ne voulaient pas de ce désordre, mais c’était aussi leurs frères, sœurs, et voisins qui étaient en grève dans les usines…
À la suite des multiples manifestations, un comité de grève s’est mis en place qui gérait les bons d’essence et des distributions de produits alimentaires. Qu’est-ce qui a entraîné les paysan·nes dans cette «chienlit» 2?
– les éleveurs et la petite paysannerie ne se sentaient pas défendus par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricole (FNSEA);
– de nombreux jeunes issu.es de la Jeunesse agricole chrétienne avaient investi la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) de Loire-Atlantique et avaient déjà soutenu des grèves et la journée du 8 mai avait été organisée avec les syndicats ouvriers;
– les rencontres entre mouvements de jeunes, Jeunesse agricole chrétienne (JAC), Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), nous avaient déjà préparé aux relations, parfois conflictuelles, mais qui facilitaient la compréhension réciproque.
Par ailleurs, les responsables de ces organisations se retrouvaient aussi dans des groupes de réflexion, notamment au PSU (Parti socialiste unifié) où les barrières sociales tombaient.
Responsable des questions «enseignement» dans le bureau départemental du Centre départemental des jeunes agriculteurs (CDJA) et ayant travaillé dans l’équipe sur les problèmes de carte scolaire, j’ai participé à des débats à la fac sur le sujet pendant le mois de mai. Je me retrouve dans un amphi. Pour la première fois, je mettais les pieds à la fac, quelle ambiance! L’amphi était comble. J’avais l’impression qu’avec les étudiant.es, nous marchions dans la même direction…
À la maison, il y avait beaucoup d’animation. Il y avait souvent des réunions syndicales dans la salle à manger. On discutait des discours de Bernard. Mais ce n’est pas en mai que j’ai vu passer le plus de monde car beaucoup de choses se discutaient à Nantes. Bernard était souvent absent, j’essayais de pallier mais avec une exploitation de 27 vaches laitières, c’était parfois compliqué…
Lorsque le pouvoir reprit le dessus et que les gaullistes organisèrent leur manifestation le 1er juin, j’étais dans les locaux de la FDSEA, rue de Strasbourg à Nantes par où ce cortège bardé de drapeaux tricolores est passé… Nous sommes sorti·es regarder leur manif. Ils et elles nous narguaient. Nous avons pris un coup au moral. La récré était terminée. Nous étions renvoyé·es aux vaches et aux fourneaux. On avait pris la parole durant toutes ces manifestations et ces rencontres… On avait le sentiment que tout s’éteignait!
En juin, alors que la reprise du travail était amorcée dans de nombreux secteurs, les métallurgistes poursuivent leur mouvement. Le 8 juin, ils sont 8000 en bleu de travail dans les rues de Nantes et en lettres rouges, la place Royale redevient une fois encore la place du Peuple! Le lendemain, 42000 métallurgistes sur les 48000 que compte le département sont encore en grève… Le mouvement déclinera à partir de la mi-juin.
Les femmes agricultrices en 1968
On est passé d’une société rurale à une société urbaine. En 1906, 44% des femmes étaient reconnues actives en agriculture, 8% en 1984. La place attribuée aux femmes était la maison avec les tâches domestiques et la charge des enfants. Selon les régions, le côté plus professionnel variait. Dans l’Ouest, c’était les produits laitiers et la basse-cour liée aux marchés locaux; dans le Sud-Ouest, c’était les volailles et la production régionale (dindes de Noël, foie gras). Dans l’Ouest, les femmes ont perdu leur autonomie financière lorsque les petits producteurs laitiers qui payaient en liquide tous les mois le lait ramassé (la «paye du lait») ont arrêté cette pratique; alors, c’est la coopérative qui a ouvert un compte pour l’exploitation: compte sur lequel étaient aussi débitées les fournitures de l’exploitation (engrais, semences…). La survivance des marchés locaux et le type de production spécialisée du Sud-ouest ont, au contraire, permis de garder une certaine autonomie des femmes dans cette région.
Mais dans toutes les exploitations, les femmes représentaient la main d’œuvre d’appoint… Elles faisaient des travaux réguliers comme la traite des vaches. Mais lorsque les machines à traire sont arrivées sur les exploitations, c’est le mari qui faisait la traite et la femme la vaisselle de la laiterie.
Les conditions de vie dans les fermes à cette époque
Les agriculteurs qui avaient encore le statut de métayer ne pouvaient faire de travaux pour améliorer l’habitat. Et ceux qui étaient fermiers avaient besoin de l’autorisation des propriétaires d’une part et de trouver des finances qu’ils réservaient prioritairement aux investissements sur l’exploitation (et pas sur l’habitation). La décohabitation (avec les parents) a permis une avancée dans ce domaine, mais la vie quotidienne des femmes n’était guère améliorée: pas de couches jetables pour les enfants, pas de machine à laver le linge, contraception interdite par l’église… Et si on gagnait en liberté lorsqu’on n’habitait plus avec les parents, on perdait en aide directe…
Le jardin et la basse-cour avaient une importance énorme pour l’économie familiale et ce sont les femmes qui en avaient la charge. Le temps libre était rare et être surprise en train de lire vous garantissait une réputation de feignasse…
Femmes paysannes et syndicalisme
La FNSEA était un syndicat de chefs d’exploitation agricole, donc les seules femmes qui pouvaient y adhérer étaient les veuves mais elles avaient bien trop à faire pour seulement y penser. Il y avait bien une commission féminine mais qui n’avait aucun pouvoir de décision.
À sa création en 1956, le Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA), membre de la FNSEA, a inscrit dans ses statuts l’obligation d’avoir une vice-présidente et des femmes dans le bureau national. Depuis les années 1950, JAC et JACF ( Jeunesse agricole chrétienne féminine) s’impliquaient beaucoup sur la place des filles dans la profession C’est pour travailler à la commission professionnelle JACF que je suis «montée» à Paris en 1957.
Militante en 1968
En 1968, j’ai – nous avons – quatre enfants entre 8 ans et 27 mois. Nous sommes associés avec un frère de Bernard sur une exploitation de 37 hectares spécialisée en production laitière. J’ai arrêté la traite quotidienne à la naissance du quatrième enfant en 1966. J’ai été élue cette même année au bureau du CDJA de Loire-Atlantique, où j’étais en charge de la presse et de l’enseignement. L’actualité en 1967 dans le domaine de l’enseignement était la mise en place de la carte scolaire. Après une série de réunions dans le département durant l’hiver 1967-1968, en collaboration avec l’ADPES 3 et l’appui de Guy Goureaux, professeur à la fac de sciences de Nantes (et animateur du cercle Jean XXIII), nous avons pondu un rapport sur le sujet qui est devenu le rapport du Centre régional des jeunes agriculteurs (CRJA).
Pour une femme paysanne, cela ne va pas de soi! Le plus souvent, nous sommes là pour pallier les absences du militant sur la ferme. Quand elles s’engagent, c’est le plus souvent avec l’accord tacite ou explicite du mari, et en s’arrangeant pour que les absences perturbent le moins possible l’ordre des choses et la marche de la maison.
En ce qui me concerne, il fallait d’abord avoir envoyé les enfants à l’école, trouvé quelqu’un.e pour garder le petit dernier, prévu le repas si nécessaire et être de retour le soir pas trop tard pour les enfants. Les réunions étaient le plus souvent à Nantes (donc à une cinquantaine de kilomètres de la ferme): il fallait trouver un moyen de transport. J’avais la chance d’avoir des voisins pas trop loin, eux aussi militants, Jean Cadiot ou Bernard Thoreau, qui pouvaient passer chez moi me prendre en voiture sans avoir à faire un trop grand détour. Cela intriguait fortement les gens et appelait des commentaires pas toujours bienveillants: partir souvent de sa maison avec d’autres hommes que son mari, ça ne pouvait être que des histoires louches! Sans la complicité du mari… c’était des scènes de jalousie assurées!
Ensuite, on ne peut pas être au four et au moulin. Partir une journée pour militer, c’était du linge pas repassé, du ménage pas fait… C’est à dire déroger aux critères de la bonne maîtresse de maison tels qu’ils étaient vus par les gens de la commune. J’avais, si je peux dire, la chance de ne pas être originaire de la commune où je vivais. Donc les copines d’école ne venaient pas à la maison me seriner tout ce qui pouvait se colporter sur mon compte. Cela n’empêchait pas les langues de marcher, même si je n’en étais pas toujours informée. J’ai su par exemple qu’on a dit qu’au printemps 1968, j’avais arrêté des camions laitiers vers Beaupréau… assez loin, pour que personne ne puisse vérifier cette rumeur, inexacte mais qui contribuait à faire de moi une femme qui ne tenait pas sa place en menant des actions comme les hommes!
Cet article est paru dans le n°7 de la revue Les Utopiques, «Mai 68, ce n’était qu’un début…», Union syndicale Solidaires/ Syllepse, avril 2018.
© photo: FDSEA Nantes
Notes:
- Le mouvement des Paysans travailleurs devient la Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans (CNSTP) en 1981. Fusionnant avec la Fédération nationale des syndicats paysans (FNSP), elle devient la Confédération paysanne en 1987. Voir, Bernard Lambert, Les paysans dans la lutte des classes, Éditions du Seuil, 1970 ; Yves Chavagne, Bernard Lambert, 30 ans de combat paysan, Éditions La digitale, 1988. ↩
- Expression du général de Gaulle pour qualifier le mouvement. ↩
- Association d’éducation populaire. ↩