En cet automne maussade où les restructurations industrielles et les plans de destruction d’emplois tombent comme s’il en pleuvait, il n’est peut-être pas inutile de rappeler la lutte menée par les travailleurs de Continental au Mexique et de tenter d’en tirer des enseignements.
En 2001, Continental Tire -qui possède 25 usines dans le monde- profite de l’opportunité de l’élection de Vicente Fox (Parti d’action nationale – droite) à la présidence de la république du Mexique pour engager la flexibilisation et la précarisation de l’emploi au sein de l’entreprise. En effet, le nouveau président s’est engagé à libéraliser l’économie en vertu de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entré en vigueur au 1er janvier 1994. Alors que la multinationale allemande a acheté l’usine Hulera de Euzkadi en 1998, située à El Salto dans la banlieue de Guadalajara, elle engage un bras de fer avec le Syndicat national révolutionnaire des travailleurs (SNTRE) de la Compagnie Hulera de Euzkadi, qui compte un millier de travailleurs, pour imposer son plan de restructuration. C’est sans compter sur la détermination des travailleurs qui vont refuser le chantage à la fermeture et engager une très longue grève qui se conclura par la cession d’une partie de l’unité de production et la reprise de la production sous gestion ouvrière avec un statut coopératif.
L’entreprise Euzkadi a été fondée dans les années 30 par un exilé basque à Mexico pour produire des espadrilles et des semelles de gomme. EN 1935, le Syndicat unique révolutionnaire des travailleurs de Euzkadi (SURTE) est créé et trois ans plus tard, sous la présidence de Lázaro Cárdenas, une convention collective de branche est conclue, elle prévoit notamment les 40 heures et 56 jours de congés. Le syndicat est alors animé par un courant classiste, d’inspiration marxiste, la corriente roja, et adopte un fonctionnement démocratique qui repose sur la prise de décision en assemblée générale. Dans les années 70, le SURTE, qui deviendra le Syndicat national révolutionnaire d’Euzkadi (SNTRE), se désaffilie de la Centrale des travailleurs du Mexique (CTM), largement compromise avec le parti au pouvoir et des pratiques clientélistes.
Au cours de la période qui court de 1989 à 1998, l’entreprise appartient au groupe Carso et connaît une phase de prospérité, ce qui ne l’empêche par d’être rachetée par Continental Tire. La multinationale profite du contexte de dérégulation conforme à l’ALENA et des perspectives offertes par le futur Plan Puebla Panamá (Région Amérique centrale) pour remettre en cause les conquêtes ouvrières avec le soutien de l’état. D’emblée, les nouveaux propriétaires décident d’imposer la flexibilité dans l’entreprise, ce qui se traduit par la volonté d’intensifier la productivité et la réduction des salaires afin d’aligner la production au standard international en vigueur dans les autres usines du groupe. Dès 1999, Continental Tire licencie 18 travailleurs, parmi eux le leader syndical, Jesús Torres Nuño. Il s’en suit une lutte pour leur réintégration et, en 2001, malgré les pressions exercées par la multinationale sur les travailleurs, la corriente roja gagne les élections contre le syndicat blanco et reconquiert la représentativité.
Le 17 décembre 2001, les travailleurs apprennent que Continental Tire envisage la fermeture de l’usine si le plan de restructuration, qui prévoit notamment le licenciement de 200 travailleurs, est refusé par le syndicat. Pour parvenir à ses fins, la multinationale s’apprête à arrêter l’usine pendant quatre semaines (avec un salaire de 50 %) pour faire céder le syndicat, c’est-à-dire d’imposer un lock-out patronal. Le plan de la multinationale prévoit notamment la remise en cause du contrat de travail, l’augmentation de la journée de travail à 12 heures, l’augmentation de la productivité de 35 %, la réduction des effectifs, la remise en cause du jour de repos dominical et un nouveau règlement intérieur.
Devant le refus du SNTRE, la multinationale décide de fermer unilatéralement l’entreprise comme elle l’avait annoncée. Immédiatement, l’assemblée générale des travailleurs élabore un plan de lutte avec occupation permanente afin d’empêcher l’enlèvement des machines. Les travailleurs encerclent l’usine, construisent des barricades et entament alors une longue grève qui va durer 1 141 jours (trois ans, un mois et dix jours). Dans leur lutte, les travailleurs affrontent les pouvoirs patronaux mais également politiques, ces derniers accusent le syndicat d’intransigeance et d’être le responsable de la fermeture de l’usine, la CTM (Centrale syndicale compromise avec le pouvoir et non-représentative) va même jusqu’à négocier la révision du contrat de travail dans le but de laisser les travailleurs sans couverture sociale. Mais le syndicat s’organise, définit une stratégie et déploie tout un répertoire d’actions pour trouver des alliances et des soutiens. Cela se traduit notamment par le renforcement de solidarité familiale, la dénonciation publique de l’attitude de Continental, des intervention de syndicalistes lors des assemblées générales d’actionnaires, la recherche de soutien au Mexique mais également auprès d’organisations de défense des droits humains en Allemagne, telles que FIAN et Germanwatch (compte tenu du soutien timoré des syndicats allemands) et par l’internationalisation du conflit au niveau syndical.
S’inspirant du mouvement zapatiste, les travailleurs d’Euzkadi entreprennent une marche à travers le pays pour développer la solidarité. Dès le départ, ils peuvent compter sur le soutien inflexible de la grande coopérative Pascual (Agroalimentaire) et du syndicat mexicain des électriciens. Ils parviennent à nouer des contacts avec d’autres secteurs, comme avec le mouvement de paysans de San Salvador Atenco (qui lutte contre un méga projet d’aéroport).
Au niveau international, le SNTRE trouve des soutiens en Europe, auprès de syndicats latino-américains (Argentine, Brésil, Colombie, Guatemala et Uruguay) regroupés dans la Front unique des travailleurs du caoutchouc (FUTINAL) et de la Fédération mondiale de l’industrie chimique. En mai 2003, des représentants du syndicat réalisent une tournée en Europe, à l’invitation d’organisations syndicales et de droits humains pour internationaliser leur lutte. Le mouvement est également relayé en Europe par la IVe Internationale, des syndicalistes seront invités par les députés de la LCR à l’occasion de la visite du président mexicain Parlement européen.
Pendant toutes ces années, le gouvernement de Vicente Fox refuse la demande de nationalisation ou d’expropriation de l’entreprise, telle que revendiquée par les travailleurs, et apporte un soutien sans faille à la multinationale en misant sur l’asphyxie du mouvement. Tout en maintenant un piquet permanent, certains travailleurs sont contraints d’occuper d’autres emplois, leurs épouses et leurs enfants vont chercher du travail pour pouvoir tenir. Après un an de grève, 250 travailleurs se sont résigné à la liquidation et parmi eux 150 ont émigré aux Etats-Unis. Il devient nécessaire de trouver une issue à la lutte qui permette de préserver l’outil de travail et de sauvegarder ainsi les emplois mais pas dans n’importe quelles conditions. Les travailleurs à bout de souffle -ils ont perdu un tiers de leurs camarades- finissent par adopter l’idée de constituer une coopérative.
Le 17 janvier 2005, à l’issue d’une négociation de trois mois, avec la médiation du gouvernement mexicain et sous la pression politique exercée depuis l’Allemagne, Continental Tire décide de se retirer d’El Salto en proposant de céder la moitié de l’usine aux 604 ouvriers qui ont résistés (sur les 971 présents lors de la fermeture de l’entreprise) contre le paiement des salaires perdus pendant la lutte, soit 12 millions de dollars. La particularité de cet accord consiste à investir une partie des indemnités dues dans la propriété de la moitié de l’usine, de fournir une aide technique pendant neuf mois pour réussir le démarrage, l’achat de 500000 pneus par an par Continental et la vente de matières premières à prix préférentiels, plus 225 millions de pesos versés par Continental (Ces points ne seront que partiellement respectés par la multinationale). L’autre moitié de l’usine est vendue à un distributeur de pneus, Llanti Systems.
Le 26 janvier 2005, les directions de Continental et de Llanti Systems, d’un coté, et les travailleurs, de l’autre, signent officiellement la cession de l’usine. Le 18 février 2005, les travailleurs, organisés en coopérative, la Cooperativa trabajadores democráticos de Occidente (TRADOC) prennent possession de l’entreprise. Grâce à la solidarité externe, ils remettent l’usine en fonctionnement en cinq mois et commencent à produire. La production passe de 1 500 pneus par jour en 2005 à 11 000 en 2010[1]. Pour Jésus Torres Nuño, secrétaire général du SNTRE et aujourd’hui président du Conseil d’administration : « Ce succès démontre la capacité des travailleurs à administrer eux-mêmes une grande entreprise »[2].
A l’issue de cette lutte exemplaire, de nombreux travailleurs poursuivent leur engagement politique et continuent à se solidariser avec des mouvements tels que celui de San Salvador Atenco (cité précédemment), l’Assemblée populaire des peuples de Oaxaca (APPO), divers conflits syndicaux et appuient les travailleurs de la maquiladoras (usines au nord du pays produisant à bas coûts et exonérées de droits de douane). Les militants sympathisent également avec l’Autre campagne zapatiste et se mobilisent pour dénoncer la fraude électorale en 2006. Une délégation se rend à Hanovre en 2008 pour manifester avec d’autres travailleurs de Continental, avec ceux de Clairoix. Un meeting de solidarité avec les camarades de Clairoix est organisé devant l’ambassade de France à Mexico durant leur procès à Amiens en 2010.
En 2008, du fait de la crise économique et de problèmes d’approvisionnement en matières premières, la coopérative TRADOC est contrainte de rechercher des partenaires. A l’issue d’une négociation, un accord est trouvé entre l’entreprise états-unienne, Cooper Tire, qui entre dans le capital à hauteur de 38,5 %, Llanty Sistem à hauteur de 20,5 % et TRADOC, qui conserve 41 % des parts pour constituer la Corporación de Occidente. L’accord stipule explicitement l’engagement de maintenir l’autogestion ouvrière dans la production, les deux autres associés n’interviendront que dans la commercialisation et l’acquisition de matières premières. La compagnie fonctionne avec un conseil d’administration tripartite. Une autre coopérative de production, PROEM, est alors créée pour intégrer à la fois les nouveaux travailleurs, à peu près 200, qui deviennent associés au bout de deux années et ceux de TRADOC.
Fin 2011, l’effectif de l’usine avoisinait le millier de travailleurs et les salaires étaient les plus élevés du secteur. Ces deux dernières années, d’importants investissements ont été réalisés pour moderniser l’outil de production qui est devenu un des plus productifs du Mexique.
A l’image d’autres récupérations d’entreprises en Argentine ou au Brésil, cette expérience peut être qualifiée de processus d’autogestion sui generis qui résulte avant tout d’une lutte pour sauvegarder l’emploi et qui obéit aux contraintes du marché. Il ne s’agit donc pas d’une recherche d’alternative au capitalisme mais d’une conséquence du processus néolibéral basé sur la recherche du profit maximum et de la nouvelle division internationale du travail qui en découle, puisque la même année Michelin et Goodyear fermaient leurs usines au Mexique. Néanmoins, cette lutte ouvrière héroïque, tant dans sa durée que dans sa conduite, a amplement démontré qu’une forme d’alternative peut exister pour préserver les emplois, les acquis sociaux et la dignité humaine mais surtout qu’il est possible d’enrayer les plans d’une multinationale, même soutenu par un état, et de la contraindre à négocier. Cette expérience demeure de ce point de vue exemplaire et prouve une fois de plus -s’il le fallait- que des travailleurs peuvent administrer une grande entreprise sous gestion ouvrière. Puisse t-elle inspirer les acteurs d’autres luttes contre les plans de restructuration purement capitalistiques sous d’autres latitudes…
Richard Neuville
(10 octobre 2012)
Sources
– Jorge Covarrubias, « Cooperativa Tradoc festeja su consolidación a 10 años del cierre de la fábrica de Euzkadi », publié le 16 décembre 2011 sur le site du journal La Jornada : http://archivo.lajornadajalisco.com.mx/2011/12/16/index.php?section=politica&article=009n1pol
– Centro de documentación sobre zapatismo, « Las Cuatro Ruedas del Capitalismo: Explotación – Cooperativa de Trabajadores Democráticos de Occidente », publié le 26 décembre 2008 : http://www.cedoz.org/site/content.php?doc=585
*- Matteo Dean, « No es fundamental tener un patrón », publié sur le site Desinformemonos le 1er juillet 2010.
http://desinformemonos.org/2010/07/no-es-fundamental-tener-un-patron/
– Sarya M. Luna Broda, « Apuntes para la discusión sobre autogestión obrera y la precarización laboral en empresas trasnationales a partir del caso de Euzkadi en México », OSERA, Buenos Aires, 2e semestre 2010.
http://webiigg.sociales.uba.ar/empresasrecuperadas/PDF/PDF_04/lunabroda4.pdf
– Jésus Torres Nuño, « La coopérative mexicaine des « Contis », Site du NPA, 2009.
http://www.npa2009.org/content/linternationale-des-salari%C3%A9s-du-pneumatique
– Jesus Torres Nuño, « Trois ans de grève », Rouge n° 2143, 26/01/2006.
Quelques vidéos : (en castillan)
https://www.youtube.com/watch?v=Y4bh1JKu2Ew&feature=endscreen&NR=1
https://www.youtube.com/watch?v=19yJ9aR8Bb0&feature=relmfu
https://www.youtube.com/watch?v=OnYv7lHEnGk&feature=relmfu
https://www.youtube.com/watch?v=f_RKZCoOZCM&feature=related
[1] Jorge Covarrubias, « Cooperativa Tradoc festeja su consolidación a 10 años del cierre de la fábrica de Euzkadi », publié le 16 décembre 2011 sur le site du journal La Jornada : http://archivo.lajornadajalisco.com.mx/2011/12/16/index.php?section=politica&article=009n1pol
[2] Jésus Torres Nuño, « La coopérative mexicaine des « Contis », Site du NPA, 2009. http://www.npa2009.org/content/linternationale-des-salari%C3%A9s-du-pneumatique
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