Faire autre chose que du capitalisme devenait possible. Se libérer de la propriété des moyens de production allait jusqu’en 1981 de pair avec tout progrès social. Il a fallu la faillite du soviétisme pour que le capitalisme redevenant le seul système en vigueur, puisse dépecer les acquis sociaux et démocratiques qu’il avait dû concéder lorsque les deux systèmes étaient en compétition. Que tirer du retournement d’une idée émancipatrice en son contraire ?
Une pensée insuffisamment indépendante.
Si personne ne peut décider d’une révolution, je parle de l’événement, il est possible de tisser au fil du temps les fils qui dessinent les contours d’un ailleurs politique, d’une utopie, d’un idéal, on appelle ça comme on voudra. Nous avons besoin d’interroger ce qui a pesé sur une pensée qui devait être libératrice.
1917, 46 ans après l’écrasement de la Commune de Paris. Le mouvement ouvrier se constitue à partir du traumatisme qui en découle. Contrairement à Marx, ce qui est retenu de la Commune n’est pas sa créativité mais son échec. La question de la prise de l’État devient le verrou de l’avenir. Les partis socialistes en concluent l’impossibilité de toute posture subversive et sombrent dans le parlementarisme. Les révolutionnaires se tournent vers la seule révolution réussie : celle de 1789. Point commun aux uns et aux autres : le système représentatif incontournable, le Parti qui doit assurer la prise du pouvoir d’État. Devant une adversité sanguinaire, la question démocratique cède le pas à ce qui semble être l’efficacité.
La participation populaire à la Révolution Française a fait oublier que ce qui a en a découlé est fondé sur la dépossession des couches populaires de tout pouvoir politique réel. Sièyès, pilier du Tiers État déclare : « le peuple n’a pas d’existence politique propre, il ne peut parler que par ses représentants. » Au lendemain de l’écrasement de la Commune, il y comme fondateurs de l’introduction du suffrage universel masculin, deux monarchistes, Thiers et Mac-Mahon qui expliquent qu’il faut bien y passer mais pour eux c’est un moyen d’intégration et un moyen de meilleure connaissance de l’humeur des exploités et de dissocier les classes dangereuses des élites qu’elles peuvent se donner.
Cela réduit le rôle politique du peuple aux seules élections et fait de l’ordre le synonyme de l’achèvement de la victoire. Toute autre forme d’accès à la politique ne relève que d’un droit individuel à avoir ses opinions. Les manifestations collectives sont considérées comme dysfonctionnements. Les partis politiques se réservent la prise du pouvoir d’État et se substituent au rôle des intéressés.
Lénine en hérite. Nous aussi. Contradiction : pour lui la plus humble des cuisinières doit pouvoir participer à la vie politique et…il appuie sa conception du parti sur l’idée que la conscience nécessaire au prolétariat ne peut lui venir que de l’extérieur, et affirme la nécessité de révolutionnaires professionnels..Le parti devient le centre du possible. L’appel au parti bolchevique à prendre le Pouvoir n’équivaut pas à « tout le pouvoir aux soviets ». Ce qui reproduit, de fait, la subordination dans les rapports à la politique. Si pour moi, il n’y a ni équivalence entre Lénine et Staline ni que le premier préparerait le second, le rôle de L’État, le Parti se substituant au rôle « des masses », celles-ci appelées à suivre, sont à mes yeux, une pente vers une concentration de pouvoirs. Comprenons-nous bien : si je ne plaide pas en faveur de je ne sais quelle spontanéité, cette dernière et produire la conscience de l’extérieur du corps social n’est pas la seule alternative. Il reste la possibilité inexplorée à ce jour, qu’une visée en quête d’une autre cohérence et donc par définition toujours inachevée, permette à des militants de tenter de construire avec les intéressés et à partir de ce qu’ils portent déjà un point de mire au-delà du système capitaliste pour inscrire l’élaboration de réponses dans la perspective d’une autre organisation de la société. De l’extérieur ou avec et à partir de ne sont pas la même chose.
La Commune avait tenté de dépasser ces rapports par des pratiques autogestionnaires. Mais son écrasement en fait un point faible aux yeux de ses successeurs. Si la Première Internationale mêlait sur un pied d’égalité partis, syndicats, associations, la Seconde et la Troisième, imposent la suprématie des partis sur toute autre forme d’engagement. Dans le Manifeste du Parti Communiste, Marx et Engels doutent de la pertinence d’un Parti communiste séparé des autres forces transformatrices. Et nous, nous vivons avec ces deux dissociations comme allant de soi.
Cette conception délégataire marque encore aujourd’hui le mouvement démocratique alors que l’aspiration à participer n’a cessé de grandir. La Présidentielle a poussé la dissociation social-politique par des candidatures et une campagne électorale se situant hors des mouvements qui avaient précédé. La mise en cause des partis est passée par des rapports d’allégeance aux leaders, reproduisant la relégation du mouvement social au rôle de soutient.
A quelles conditions le concept de Révolution est valide ?
L’acharnement avec lequel les forces du capital s’éloignent de tout compromis de type fordien ou keynésien disent que les transformations ne découleront pas d’aménagements. On ne peut solutionner un problème sans mettre en cause l’aliénation qu’impliquent le système représentatif et le rapport salarial, sans toucher au pouvoir des capitalistes ni au rapport travail/hors travail. Aider les luttes à triompher passe par des réponses qui sortent du système qui a engendré les problèmes. Cela passe par décortiquer un système idéologique inhérent à une société d’exploitation et de domination qui pèse sur l’inconscient collectif y compris celui des révolutionnaires. D’où la nécessité que l’immédiat ne soit pas traité de telle façon que sa vision occulte celle d’une nouvelle cohérence à bâtir. Or c’est bien ce qui se passe aujourd’hui.
Je me limiterais à trois thèmes qui nous renvoient à un Marx oublié.
1. L’État ou la démo-cratie. Peut-il y avoir de Justice sociale sans accès démocratique aux pouvoirs d’élaboration et de décisions ? Comment les exploités deviennent le lieu donc la force du pouvoir-faire ? A plusieurs reprises Marx fait preuve d’un anti-étatisme qui a été occulté. Dans la question juive, l’anti-Hegel, il dit combien les rapports à l’État renvoient à une déférence quasi-religieuse, que cela fait que l’Homme et le Citoyen ne sont plus les mêmes. Dans la Guerre civile en France, il considère que le grand mérite de la Commune est d’avoir fait la démonstration que le prolétariat n’a rien à gagner à la prise du pouvoir d’État pour le mettre à son service mais qu’il doit inventer autre chose. C’est le mouvement de la révolution qui doit devenir force de pouvoir. Notre héritage fait l’impasse sur ce problème et nous n’en sommes pas sortis quand on voit la force d’attraction de l’électoralisme et la quête du messianisme.
Le dépérissement de l’État n’est pas à renvoyer à plus tard ; l’action révolutionnaire doit ouvrir immédiatement le processus par lequel les exploités commencent à s’affranchir. En appeler aux pouvoirs publics comme arbitre ou renvoyer à la bonne majorité met les gens dans une posture de consommateurs.
Les gens en sont-ils capables ? C’est souvent ce que l’on oppose à cette perspective. Et de retrouver l’absence de spontanéité. Tant qu’un pouvoir n’est pas exercé, il n’est que demandé par une petite frange de la population. Et je retrouve le « à partir de ». Aujourd’hui la quête même confuse d’être davantage entendu filtre de partout : jusqu’aux abstentions. D’où la possibilité d’interroger publiquement dans quelle mesure nous pouvons de ce point de vue commencer à sortir de la normalité.
2. La formation politique. Viser à prendre le pouvoir n’est pas synonyme d’un appel à l’auto-gouvernement. Je ne plaide pas en faveur d’une spontanéité miraculeuse. L’organisation doit-elle pallier aux lacunes des intéressés en les éduquant, les guidant, leur demandant leur confiance et se trouve donc autorisée de parler à leur place ? Il n’y a alors qu’une seule formation qui détienne LA VÉRITÉ. Et toute tentative de créativité indépendante devient de la gêne. Ou l’organisation a-t-elle pour fonction de favoriser le passage de dominé à sujet de l’action transformatrice ? Donc d’insuffler aux débats des analyses, des questionnements, des propositions d’expérimentations ? Si c’est de la confrontation que découlent la capacité de cerner un problème et sa solution, le pluralisme n’est pas de l’ordre de la tolérance mais bien de l’efficacité.
3. Le travail. Afin de tenir les promesses de la Révolution, les bolcheviques sont animés par une obsession du rattrapage économique. Ils voient du capitalisme qu’il est injuste et brutal mais qu’il porte néanmoins une capacité de développement des sociétés. Aussi revendiquent -ils de recourir aux mêmes instruments pour des raisons d’efficacité: le productivisme pour lutter contre le sous-développement et la pauvreté ; l’introduction du taylorisme pour industrialiser le pays et 70 ans après, Gorbatchev importera des USA les méthodes managériales !
Dans l’Idéologie Allemande une des définitions du communisme de Marx est : « c’est quand je pêche le matin, chasse à midi, fait de la peinture l’après-midi et de la critique le soir, sans jamais être pêcheur, ni chasseur, ni peintre, ni critique… » Il dépasse la notion de métier. Dans la Critique du programme de Gotha, il fustige les notions de travail productif et de travail improductif – différence qui a longtemps habité le PCF . Pour lui, à partir du moment où un travail est utile, il est productif. Il fustige le concept de « travail créateur de richesses », -concept également souvent repris encore aujourd’hui- en précisant que le travail n’est producteur de richesses que dans la mesure où il cristallise toutes les autres pratiques sociales. Voilà qui reste à explorer dans les luttes actuelles.
Or Lénine fait l’apologie du taylorisme comme supériorité sur la société russe et ce faisant, inscrit les rapports salariaux dans une normalité qui n’a plus jamais été mise en cause.
Entre le système représentatif, le parti d’avant-garde et le rapport salarial, la Révolution s’est enlisée. Paradoxe : la fin de l’URSS fait dire qu’il est vain de vouloir se débarrasser du capitalisme, alors que c’est de ne pas avoir dépassé des concepts issus du capitalisme qui a provoqué sa faillite. Cela devrait nous mettre en garde : le risque existe de reproduire ses conceptions comme si elles étaient dans la nature des choses.
Les soviétiques ont évoqué L’Homme nouveau comme résultat du socialisme, l’expérience dit le contraire : il ne peut y avoir de révolution durable résultant d’individus marqués par l’aliénation. C’est au fur et à mesure que pour changer les fondements de la société que les gens doivent se changer.