Le court moment révolutionnaire que fut la Commune, et son contexte de guerre et siège de Paris, n’a pas permis l’autogestion généralisée ; ce serait se mentir que de le présenter ainsi. Pour autant, il n’est pas question de passer sous silence des décisions aussi importantes que le décret du 16 avril 1871 sur les biens vacants, c’est-à-dire les ateliers dont les propriétaires ont fui à Versailles, le règlement intérieur de l’atelier du Louvre organisant l’autogestion ou encore le projet de décret prévoyant la réquisition des ateliers des « grands monopoleurs ». Des exemples cités dans l’article ici reproduit 1. On pourrait y ajouter l’Imprimerie nationale, mentionnée par Lissagaray 2.
[…] la Commune est saisie, le 16 avril 1871, par « le citoyen Avrial 3 et plusieurs de ses collègues » d’une « demande d’enquête sur la fermeture des ateliers » abandonnés par les patrons parisiens qui ont fui à Versailles après le 18 mars, avec le gros flot bourgeois quittant Paris. Le projet fait aussitôt pourtant l’objet d’une « approbation de principe 4 » et sera publié tel quel au Journal officiel du 17 avril. Il est probable qu’Avrial, familier depuis le siège des problèmes militaires, avait puisé son inspiration dans un projet de décret que les internationaux du 3ème arrondissement avaient proposé dès le 13 octobre 1870 au gouvernement de la Défense nationale, où ils proposaient d’exproprier « ateliers, usines, en général tous établissements pouvant servir à la fabrication d’armes ou de munitions de guerre ». L’article 4 du projet disposait qu’à la paix, ces établissements pourront être confiés à des associations ouvrières « qui les exploiteront pour leur compte, en en payant intégralement le prix à la nation par des annuités prélevées sur les bénéfices réalisés ». Le texte du 16 avril est plus modéré que le projet d’octobre en ce qu’il comporte essentiellement des mesures préparatoires à une réquisition ultérieure des seuls « ateliers abandonnés » : institution d’une commission d’enquête chargée de « dresser une statistique » de ces ateliers, « ainsi qu’un inventaire exact de l’état dans lequel ils se trouvent et des instruments de travail qu’ils renferment » ; définition des conditions de leur « prompte mise en exploitation » par des « sociétés coopératives ouvrières » constituées à cet effet lorsqu’elles ne préexisteront pas dans telle ou telle branche d’industrie. Un « jury arbitral » statuera « au retour des patrons », sur les conditions de la cession définitive des ateliers aux sociétés ouvrières, et sur la quotité de l’indemnité qu’auront à payer les sociétés aux patrons 5.
Les associations ouvrières se voient ainsi confier, dans la mise en application du décret un rôle prépondérant. Mais elles ne se mettent guère en mouvement de façon spontanée 6, et il faut que Fränkel rappelle le 24 avril, les chambres syndicales des corporations ouvrières à leurs obligations et mette à leur disposition un local de réunion à l’ex-ministère des travaux publics 7. Les délégations des syndicats, précise Fränkel, auront soin de rester « en rapport constant avec la commission du travail et de l’échange ». Avrial, de son côté, réchauffe le zèle de la corporation des mécaniciens. Elle constitue le 23 avril, une délégation ad hoc, qui reçoit de ses dirigeants des instructions fort vagues et déclaratives : « Supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme, dernière forme de l’esclavage; organiser le travail par associations solidaires à capital collectif et inaliénable 8 ». La corporation des mécaniciens, en laquelle Jacques Rougerie (1964) voit, dans ces journées l’association ouvrière pilote, n’a manifestement pas saisi, ou voulu comprendre, la portée exacte du décret du 16 avril. Aux lieu et place de mesures concrètes destinées à inventorier les ateliers abandonnés dans cette branche d’industrie, et à assurer leur gestion directe par ses représentants, elle ne trouve prétexte dans le texte du 16 avril, qu’à diffuser une fois encore des formules de réunions publiques sur l’organisation du travail. Il faudra un mois, pour mettre sur pied la commission d’enquête ouvrière. Le 15 mai, enfin, elle est prête à entrer en fonction, les serruriers et les bijoutiers s’étant joints aux mécaniciens et aux tailleurs. Le 14 mai, sur instructions de Fränkel, le secrétaire général de la commission du travail et de l’échange, Bertin, lui-même militant de l’Internationale, avait diffusé une précieuse liste des « diverses associations existant à Paris ». La Fédération des sociétés ouvrières, c’est-à-dire l’organisation principale de l’Internationale parisienne, prendra le 16 mai l’initiative d’une convocation de « toutes les corporations ouvrières de Paris (chambres syndicales, sociétés de crédit mutuel, de résistance, de solidarité, associations de production, de consommation, etc.) » à la deuxième assemblée générale de la commission d’enquête et d’organisation du travail, le 18 mai.
Les résultats effectifs du décret du 16 avril sont malaisés à évaluer, dans l’incertitude des sources. Jacques Rougerie recense « une dizaine d’ateliers confisqués, ceux d’abord qui intéressaient la défense militaire, réparation d’armes, fabrication de cartouches et d’obus », L’un de ces ateliers, celui du Louvre, est doté dans les premiers jours de mai d’une organisation que la terminologie moderne qualifierait d’autogestion 9. Placé « sous la direction d’un délégué près de la Commune », lui-même « nommé par les ouvriers réunis, et révocable chaque fois qu’il sera convaincu d’avoir failli à son devoir », il est administré par un conseil ouvrier « composé du délégué à la direction, du chef d’atelier, des chefs de banc 10 et d’un ouvrier par chaque banc nommé à l’élection ». Le conseil se réunit quotidiennement « pour délibérer sur les opérations du lendemain ainsi que sur les rapports et les propositions faites » par l’un ou l’autre de ses membres. Il est à la fois, aux termes du règlement, « conseil de direction » et « conseil de surveillance », exerçant de ce dernier point de vue une fonction spécifiquement révolutionnaire: Dans le but de sauvegarder les intérêts de la Commune, les délégués formant conseil de surveillance, précise l’article 11, auront droit de prendre connaissance de toutes les opérations intérieures et extérieures, et, sur leur demande, les livres devront leur être présentés chaque fois qu’ils le jugeront nécessaire. L’embauche et le licenciement des ouvriers sont soumis à la décision du conseil. Le règlement fixe aussi la durée de la journée de travail – dix heures – les appointements des délégués et « le prix de la journée des ouvriers ». Le 10 mai, au lendemain de sa démission de délégué à la guerre, Rossel, s’entretient « de la question sociale » avec Avrial, lui-même démissionnaire depuis le 8 de ses fonctions de directeur de l’artillerie. Avrial lui confie que les ateliers du Louvre « en sont 11 à leur troisième directeur élu, et ils ne font rien ». Tout cela, ajoute Rossel en commentaire, n’était pas dit « sans tristesse ». Il y a plus significatif. Les entreprises de quelque importance ne seront guère touchées par le décret. Cluseret le 23 avril 12, Chalain surtout, le 4 mai 13 ne sont pas écoutés quand ils font allusion, devant l’assemblée de la Commune, à la réquisition des grands ateliers Cail : « Je propose », avait en vain déclaré Chalain, « que l’on prenne les ateliers Cail pour fabriquer tout ce dont nous avons besoin. » Le décret du 16 avril, œuvre de militants ouvriers « traditionnels » de petite industrie, vise les petits patrons qu’un réflexe de sauvegarde a fait fuir à Versailles avec leur argent – non les grandes entreprises, auxquelles s’appliquent bien malaisément les catégories du proudhonisme et de l’associationnisme, dominantes dans la mentalité ouvrière.
Le 4 mai, Vésinier disposera cependant sur le bureau de l’assemblée un de ces projets fracassants dont il était çà et là l’auteur : celui d’un décret de réquisition des ateliers des « grands monopoleurs » décidant :
1° la réquisition après inventaire et indemnité ultérieure fixée par des experts, de tous les grands ateliers des monopoleurs, de leurs outils, machines, matières premières, agencements (sic) locaux, etc. ;
2° la cession provisoire de ces ateliers aux associations ouvrières qui en feront la demande ;
3° l’adjudication des fournitures de la Commune à ces associations ouvrières ;
4° l’ouverture d’un crédit nécessaire à ces associations.
Le projet ne sera même pas discuté, peut-être par la maladresse commise par Vésinier lui-même, en le proposant au beau milieu d’un débat animé sur une autre question: celle de l’attribution aux associations ouvrières de tailleurs des marchés d’habillement de la Garde nationale . […]
Annexe
Décret du 16 avril 1871 sur les biens vacants
La Commune de Paris,
considérant qu’une quantité d’ateliers ont été abandonnés par ceux qui les dirigeaient afin d’échapper aux obligations civiques, et sans tenir compte des intérêts des travailleurs,
considérant que par suite de ce lâche abandon, de nombreux travaux essentiels à la vie communale se trouvent interrompus, l’existence des travailleurs compromise, décrète :
Les chambres syndicales ouvrières sont convoquées à l’effet d’instituer une commission d’enquête ayant pour but :
-1- De dresser une statistique des ateliers abandonnés, ainsi qu’un inventaire exact de l’état dans lequel ils se trouvent et des instruments de travail qu’ils renferment ;
-2- De présenter un rapport établissant les conditions pratiques de la prompte mise en exploitation de ces ateliers, non plus par les déserteurs qui les ont abandonnés, mais par l’association coopérative des travailleurs qui y étaient employés ;
-3- D’élaborer un projet de constitution de ces sociétés coopératives ouvrières ;
-4- De constituer un jury arbitral qui devra statuer, au retour desdits patrons, sur les conditions de la cession définitive des ateliers aux sociétés ouvrières, et sur la quotité de l’indemnité qu’auront à payer les sociétés aux patrons.
Cette commission d’enquête devra adresser son rapport à la commission communale du travail et de l’échange, qui sera tenue de présenter la Commune, dans le plus bref délai, le projet de décret donnant satisfaction aux intérêts de la Commune et des travailleurs.
Ce texte a initialement été publié dans la revue Autogestion 14 n°5/6, en 1968, sous le titre « La Commune de Paris (1871) et le problème des biens vacants » 15. André-Clément Decouflé (1936-2011) était sociologue et historien. Il est l’auteur de plusieurs livres sur la prospective, les politiques du travail et de l’emploi, l’extrême pauvreté ; et aussi de La Commune de Paris (1871) : révolution populaire et pouvoir révolutionnaire, Editions Cujas, 1969 dans lequel ce texte figure.
Notes:
- Voir aussi l’article de Gérard Coste, « La Commune de Paris et les services publics ». ↩
- « Tout le personnel fut conservé à l’exception du directeur, du sous-directeur, d’un sous-prote, du chef des travaux, qui était cordialement détesté pour ses brutalités et ses injustices. Ils firent courir le bruit que le Comité central n’avait pas d’argent et que les ouvriers ne seraient pas payés. […] A la fin de mars, sur l’injonction de Versailles, tous les employés et les chefs de service, à l’exception d’un très petit nombre, abandonnèrent l’imprimerie, après avoir touché leurs appointements. Le nouveau directeur en profita pour faire nommer les chefs d’ateliers par les ouvriers. Les places de conducteurs de presse furent mises au concours. L’administration de la rue Pagevin mettant des entraves à l’affichage des décrets et réclamations, Debock conseilla aux ouvriers afficheurs de s’associer. Ils le firent : leur salaire s’accrut de 25% et l’imprimerie réalisa une économie de 200 francs par jour. Les gros traitements furent réduits de beaucoup ; ceux des petits employés et des ouvriers augmentés. » (Histoire de la Commune de 1871, Prosper-Olivier Lissagaray, 1876 (Rééd. La Découverte). ↩
- Ouvrier mécanicien, internationaliste, « minoritaire » du 15 mai, membre de la Commission du travail et de l’échange, Avrial est le type même du prolétaire militant aspirant à travers la Commune, à la justice sociale par l’organisation du travail. Nommé, le 6 mai, directeur de l’artillerie, il eut, à ce titre, de nombreux contacts avec Rossel, qui a laissé de lui, dans ses Mémoires, un portrait de révolutionnaire à la fois passionné et désabusé et a trouvé prétexte à des formules étonnantes : « Le soldat mauvaise tête, devenu membre de la Commune de Paris, en passant par la fougue de l’inventeur et par les angoisses du père de famille qui manque de pain, en sait long sur la théorie sociale, surtout lorsqu’il a (Avrial l’a fait) englouti une partie de ses salaires dans l’étude de ces livres enivrants et perfides qui promettent un facile bonheur comme le prix d’un système boiteux, mensonger ; lorsqu’il a consacré son temps et sa vie à édifier de fragiles associations ouvrières pour aboutir avec moi à ce tremblant échafaudage de la Révolution Parisienne » (Mémoires, procès et correspondance, Louis Rossel, Editions J.J. Pauvert, 1960). ↩
- Ces trois citations sont extraites de Procès-verbaux de la Commune de 1871, édition critique par Georges Bourgin et Gabriel Henriot, Editions Ernest Leroux, 1924. ↩
- Comme le projet d’octobre, le décret d’avril néglige de respecter les prescriptions de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (article 17) sur le caractère préalable de l’indemnité à verser au propriétaire en cas d’expropriation. ↩
- À l’exception de la Chambre syndicale des ouvriers tailleurs, qui dès le 19 avril lance un « appel fraternel aux chambres syndicales des travailleurs, ainsi qu’à toutes les sociétés ouvrières existantes, afin de provoquer immédiatement une réunion pour nommer des délégués chargés de préparer l’enquête relative à l’organisation du travail, laquelle est réclamée par ledit décret » (Journal officiel de la Commune, 19 avril). Quant à la Commune elle-même, elle ne consacre pas le moindre débat, dans les jours qui suivent le 16 avril, au texte adopté dans les conditions que l’on sait. ↩
- La Révolution politique et sociale, le journal des internationaux de Bercy, saisit le symbolisme de la décision de Fränkel : « La Commune de Paris (notre œuvre) place les sociétés ouvrières au ministère des travaux publics pour proclamer à la face du monde que le passé est mort, que dans la société qui se fonde, le groupe ouvrier est l’égal de l’unité capitaliste devant cette forme d’exprimer la volonté de l’État qu’on appelle un ministère des travaux publics » […]. ↩
- Journal officiel de la Commune de Paris, 25 avril. ↩
- Règlement soumis à l’approbation de la Commune de Paris par les ouvriers de l’atelier du Louvre, publié au Journal officiel du 21 mai. Le règlement avait été soumis au visa d’Avrial, directeur du matériel d’artillerie, dès le 3 mai. ↩
- Eux aussi élus et révocables par l’assemblée des ouvriers. Sur l’étatisation des industries d’armement en 1793, voir La révolution française, Georges Lefèbvre, Presses universitaires de France, 1951 et La lutte de classes sous la Première République : bourgeois et « bras nus » (1793-1797), Daniel Guérin, Editions Gallimard, 1946, qui conteste qu’il y ait eu à proprement parler « nationalisation ». ↩
- Après sept jours d’application de leur règlement d’autogestion. ↩
- « Je viens de donner l’ordre de réquisitionner les chèvres de Cail pour les grosses pièces de marine » (Bourgin et Henriot, 1924). Les « chèvres » étaient des sortes de treuils élévateurs capables de soulever des poids très lourds. Elles servaient, par exemple, à la manutention des canons de fort calibre. Avrial déplorera le 6 mai leur nombre insuffisant sur les remparts, équipés de pièces de marine « excessivement lourdes » (Bourgin et Henriot, 1924). ↩
- Dans une étude, de 1960, sur « Les usines Cail et les ouvriers métallurgistes de Grenelle, entre 1848 et 1871 » , Jeanne Gaillard montre les raisons de la réserve du pouvoir communaliste à l’égard des usines Cail : milieu ouvrier neuf, peu intégré encore aux traditions révolutionnaires parisiennes; action dispersée des rares militants internationaux de l’usine, dont Chalain, incapables de « penser la donnée que représentait pour le mouvement ouvrier la présence d’une grande usine »; habileté de la direction de Cail, qui accepte « que l’usine travaille quelque peu pour le compte de la Commune ». ↩
- Voir « La revue Autogestion : observatoire des mouvements d’émancipation », Claudie Weill, Les utopiques n°10, Editions Syllepse, printemps 2019. ↩
- Avec de nombreux autres textes sur la Commune, il figure dans l’Encyclopédie internationale de l’autogestion (10 tomes parus à ce jour), Editions Syllepse. www.syllepse.net/autogestion-l-encyclopedie-internationale-_r_76_i_648.html ↩