Nous publions une contribution de Robbie Orr sur un épisode méconnu de l’histoire des coopératives américaines. Dans les années 1970, de jeunes militant·es du Minnesota radicalisé·es par la guerre du Vietnam avaient créé une économie de contre-culture florissante avec des dizaines de coopératives alimentaires. Mais ils et elles avaient des idées différentes sur ce à quoi servaient les coopératives : la socialisation hippie ? Aliments en vrac bon marché? Libération des Noirs ? Éducation sur une alimentation saine ? Expérimentation anarchiste ? ou marxiste ? Robbie Orr revient sur ce moment douloureux de déchirements et les leçons à en tirer tant il est vrai que les écueils dénoncés nous menacent toujours.

Patrick Le Tréhondat

Un nouveau documentaire, The Co-op Wars , raconte l’histoire d’un conflit entre les coopératives alimentaires de Minneapolis-St. Paul et la contre-culture. Le conflit a été précipité par un groupe de militant·es communautaires (mes camarades de la Coop Organization ou CO) qui ont pris le contrôle du People’s Warehouse à Minneapolis en 1975.

Le documentaire dépeint fidèlement les erreurs des militant·es à une époque où les mouvements de masse des années soixante s’étiolaient, mais il passe à côté du contexte historique des États-Unis en crise, et de l’intense répression des militant·es par le programme de contre-espionnage (COINTELPRO) dirigé par le FBI, y compris par les assassinats et la diffamation de militant·es noir·es et du New Communist Movement (maoïste). Le film passe à côté de l’analyse de classe du CO, qui critiquait la culture coopérative comme étant blanche et de classe moyenne. Le film ignore également le rôle du leadership des femmes au sein du CO. Malgré cela, The Co-op Wars vaut la peine d’être vu par tous ceux et celles qui souhaitent éviter les erreurs commises par les révolutionnaires et les militant·es dans les années 1970.

Les coopératives d’alimentation sont nées de la rébellion des jeunes contre la guerre du Vietnam, le racisme et la culture entrepreneuriale. Les activistes ont créé des dizaines de coopératives dans les villes jumelles de Minneapolis et de St. Paul. La plus importante d’entre elles était le People’s Warehouse, qui fournissait de la nourriture à de nombreuses coopératives du Midwest.

En 1975, le mouvement anti-guerre en tant que force sociale s’affaiblissait, et le Black Liberation Movement, l’American Indian Movement et d’autres mouvements étaient brisés par des luttes intestines et la répression gouvernementale. De nombreux militant·es du Minnesota cherchaient un moyen de poursuivre ces mouvements. Un nouveau groupe, appelé Cooperative Organization (CO), dirigé par le militant noir Theophilus Smith (Smitty), est venu combler le vide. Smitty était un activiste du Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC), qui venait de se brouiller avec le Black Panther Party. Il a vu le potentiel des coopératives en tant que base pour des programmes multiraciaux et anticapitalistes qui fourniraient des aliments sains, des emplois et des compétences organisationnelles aux membres de la classe ouvrière tout en leur faisant découvrir comment le système alimentaire capitaliste était organisé. Smitty a organisé des groupes d’étude marxistes et a soigneusement évalué et recruté des militant·es locaux, dont de nombreux fondateur·trices de coopératives.

En 1974, la CO a repris la Beanery, une coopérative en difficulté dans le sud de Minneapolis. Elle devait devenir un modèle de transformation des coopératives. Le CO a commencé à vendre des conserves, du sucre et des produits à base de farine blanche auxquels la plupart des membres de la classe ouvrière étaient habitués. Ce type d’alimentation était un anathème pour les puristes de l’alimentation saine. Le CO préconisait également des procédures comptables et des structures organisationnelles formelles, un signal d’alarme pour les anarchistes qui dirigeaient la plupart des autres coopératives. La situation s’est encore dégradée lorsque le CO a critiqué la culture blanche « hippie » qui excluait les Noir·es et les travailleur·euses.

Le style d’organisation du CO était provocateur et forçait les gens à se déterminer pour ou contre la transformation des coopératives. Le débat s’est étendu à toutes les coopératives et à la plupart des organisations de gauche, y compris le bureau national du New American Movement, l’un des prédécesseurs de Democratic Socialists of America. Le CO a gagné une majorité du collectif People’s Warehouse sur ses thèses. Le 5 mai 1975, les partisans du CO occupent le People’s Warehouse [entrepôts pour les coopératives], certains brandissant des barres de fer. Et le conflit s’est étendu aux coopératives du Midwest.

La plupart des militant·es et des acheteur·euses de coopératives étaient rebuté·es par le militantisme et la rhétorique marxiste du CO. Le CO s’est appuyé sur les membres de la communauté noire de la Selby Coop dans le quartier de Rondo à St. Paul et s’est engagé dans la construction d’une coopérative dans le quartier Bryant-Central de Minneapolis. Mais Smitty s’est brouillé avec un leader du quartier, l’ancien Black Panther Mo Burton. Il a essayé d’intimider Burton en le menaçant de violences et a demandé aux membres du CO de faire exploser le camion de Burton. Cette tactique n’a fait que détruire la coopérative Bryant-Central et aliéner de nombreux membres de la communauté noire.

En réponse à l’occupation du People’s Warehouse, la plupart des coopératives locales ont formé de nouveaux systèmes de distribution qui contournaient le CO. Le CO a tenté d’occuper par la force deux autres magasins coopératifs en février et mars 1976, mais a fini par perdre la coopérative Selby, son plus grand magasin. Bientôt, le CO a perdu le contrôle légal du People’s Warehouse et s’est déclaré dissous. Il est ensuite devenu un groupe pratiquement clandestin connu sous le nom de « The Organization », qui se consacrait à la formation de cadres idéologiquement purs, antiracistes et antisexistes.
Beaucoup d’entre nous qui sont restés dans ce que nous appelions « The O[rganization] » croyaient faire partie d’un groupe de révolutionnaires connecté·es à un réseau de révolutionnaires noirs. Nous sommes entrés dans la clandestinité, avons géré quelques programmes (dont des magasins d’alimentation coopératifs, une boulangerie, un garage, une garderie et le centre de santé pour femmes Elizabeth Blackwell). Nous avons vécu collectivement, avons trouvé des emplois dans l’informatique et les soins de santé, et avons versé la grande partie de nos salaires sous forme de cotisations à The O. Finalement, nous avons compris qu’au lieu de financer la révolution, nous financions un homme. Beaucoup de membres féminins ont été victimes d’abus sexuels, et les membres masculins et féminins ont commencé à se détourner de « The O », qu’ils considéraient comme une expérience sociale ratée, ou pire encore, comme une secte.

Les États-Unis ont été confrontés à une révolution sociale dans les années 1960 et 1970. Richard Nixon, Henry Kissinger et la classe dirigeante ont brisé le dos de cette révolution et réinventé le capitalisme mondial. Dans les années 2020, nous avons été à nouveau confrontés à une série de crises planétaires causées par le capitalisme néolibéral. Voici quelques petites mais importantes leçons tirées d’une bonne idée d’organisation qui a très mal tourné.

Première leçon : la stratégie consistant à créer une base de masse pour l’organisation socialiste au sein des coopératives était bonne, mais le CO a traité les alliés potentiels comme des ennemis, ce qui est fréquent dans les mouvements politiques et sociaux.

Deuxième leçon : la démocratie est importante, et quiconque ne peut accepter la critique n’est pas digne de diriger. L’organisation s’est effondrée au début des années 1990 quand un certain nombre d’entre nous ont critiqué Smitty. Puis les histoires d’abus sont apparues. Ces histoires horribles d’exploitation par l’homme que nous considérions comme notre leader ont détourné beaucoup d’entre nous du travail politique pendant des années.

Troisième leçon : Les hiérarchies sociales de classe, de race et de sexe se recréent dans toutes les organisations, même celles qui cherchent à changer le statu quo. Ou, pour reprendre les mots d’un ami, « Si un leader promeut avec force un idéal, regardez longuement et attentivement sa pratique, car souvent il fera le contraire de ce qu’il enseigne. »

Quatrième leçon : La violence offensive était contre-productive. Elle nous aliénait les militant·es des coopératives qui partageaient nos idéaux. Et elle a fait en sorte que les membres de la communauté de la classe ouvrière nous regardaient comme des fous.

2 septembre

Publié sur le site de DSA https://www.dsausa.org/
Le film Coop War est disponible à https://www.radicalrootsfilm.com/
Traduction Patrick Le Tréhondat