À l’heure où ces lignes ont écrites, il est encore difficile de dire ce que sera l’issue du mouvement des salariés de SeaFrance. Je souhaite évidemment, qu’ils réussissent à faire vivre leur projet. D’abord parce que c’est le leur. Ensuite parce qu’il participe à préciser les enjeux de notre temps. Sans être dupe de la manœuvre de Sarkozy, le simple fait que pour manœuvrer, il doive déclarer donner satisfaction à la tentative de mise en coopérative est en soi un fait. Ce fait dit à quel point l’aspiration à la maîtrise de son outil de travail et de son sort est dans l’air du temps.
Explorons tout ce que porte un tel projet. Que se passe-t-il lorsque l’on évoque la mise en coopérative ?
En fait, c’est une brèche dans un système qui repose sur la délégation de pouvoir. C’est d’abord compter sur soi à la fois en faisant preuve de créativité, en ne se remettant pas au bon vouloir d’un exploiteur que l’on prie d’avoir la bonté de bien vouloir nous exploiter. C’est se dégager des rapports d’infériorité qui sont traditionnellement ceux du travail. C’est aussi compter sur soi et ne pas demander au pouvoir d’État d’absorber à noter place notre pouvoir sur notre devenir. S’avancer concrètement sur la voie de l’autogestion est un acte d’émancipation individuel et collectif. Et ce pas vers l’émancipation créer de la solidarité là où les règles du capitalisme créent de la concurrence entre salariés.
Mais pas seulement. Il y a aussi ce qui n’est pas obligatoirement explicité mais qui est induit. Par exemple, n’est-ce pas une manière de considérer que les actionnaires au pire sont nocifs, qu’au mieux ils ne servent à rien ? Et donc que le travail s’il ne peut pas se passer de travailleurs, peut se passer et d’actionnaires et de patrons ? Poursuivons : cela veut dire aussi que l’on peut être ouvrier, employé, marin ET gestionnaire à la fois. Que l’on n’est pas condamné à être considéré comme ignorant et ne devant qu’être obéissant. Et cela aussi commence à être dans l’air du temps.
De fait, chers salariés de SeaFrance je ne sais pas si tous les acteurs intellectualisent comme je le fais ce que porte cette envie d’être maître de soi, mais vous posez publiquement et concrètement la question de qui a le pouvoir et de qui détient le plus efficacement, pour l’ensemble de la société, les clés de l’économie. C’est en acte une subversion de l’ordre social établi.
D’autant, et c’est ma seconde idée, qu’une fois posée la question de la mise en coopérative, elle peut entraîner la volonté de participer à la définition du contexte. Je m’explique. Loin de moi prétendre donner des leçons à celles et ceux qui luttent, je cherche simplement ce qui pourrait être utile.
Il y a quelque temps de cela, pour défendre leur emploi eux aussi, des salariés de Total ont menacé de gérer par eux-mêmes le raffinage du pétrole et la commercialisation du produit fini. Ils ont ensuite montré qu’ils pouvaient décider des flux de livraison. Tiens, n’y aurait-il pas là une possibilité non seulement de convergence mais de décloisonnement des mouvements de ce type ? N’y a-t-il pas ici, le passage à une vision plus large de la portée de sa propre lutte ?
Mais je ne limiterais pas cette convergence à une convergence d’ordre matériel. Prenons quelques exemples. Les salariés de la SNCF sont en butte aux attaques contre le service public. En fait, ils ont aussi peu de pouvoirs que si la SNCF était privée. Poser cette question du pouvoir comme participant à l’exercice de la profession pourrait devenir une revendication. Et cette revendication peut aussi devenir un levier pour un mouvement d’ensemble. Autre cas, Fralib, dans les Bouches du Rhône. On pourrait penser que la production de thé et de tisane est plutôt loin de la lutte pour SeaFrance. Pas politiquement. Je dis «pas politiquement», parce que la démonstration est faite qu’il n’y a pas de mouvements strictement sociaux au sens où elles ne mettraient pas en question l’organisation de la société. Il ne s’agit pas de discours abstrait : les banques qui nous pompent l’air et le reste ne devraient-elles pas être sollicitées quant à leur responsabilité à l’égard de telles tentatives ? Qu’y a-t-il de plus fructueux, non pas pour des actionnaires, mais pour l’ensemble de la société ? Ce processus d’appropriation de l’activité économique où de favoriser la spéculation sur le Yen ? Comment un gouvernement qui ne cesse de courir après sont triple A, peut-il dire «après tout pourquoi ne pas accepter une telle expérience ?» et ne pas poser et exiger des banques qu’elles y participent ?
«Du local au global» est un mot d’ordre du mouvement altermondialiste. Il est souvent interprété comme «commençons pas le local – et c’est réellement déjà bien et plus accessible – et étendons notre attention au global». Mais le mouvement inverse n’est-il pas tout aussi indispensable ? La manière dont on s’interroge sur les causes de la crise en général, savoir si c’est la réduction des dépenses ou d’investir dans l’activité qui permet d’y faire face, si les simples gens sont capables de dégager des intérêts communs pour se transformer en force de pouvoir – je ne pense pas à ce que nous allions tous au parlement – mais en force de pouvoir construire et imposer des solutions constructives, est-ce que ce type de questionnements ne viendrait pas renforcer des expérimentations locales et ouvrir de nouveaux possibles ?
Cela interpelle le débat politique : se déclarer solidaire et soutenir moralement ne suffit pas. Agir pour faire de SeaFrance et des autres tentatives de ce type le point de départ d’une vaste confrontation démocratique pour définir ce que doit devenir la société serait un véritable soutien. Cela fait quarante ans maintenant que le monde du travail va de déceptions en déceptions. S’il en tire que, comme le dit le proverbe, «on n’est jamais si bien servi que par soi-même», alors, si le soi-même cela fait du monde, il est possible que quelque chose de nouveau se passe. La visée autogestionnaire des SeaFrance peut avoir des conséquences sur la vie de tous. C’est aussi en cela que nous sommes concernés.