Sous la pression de l’idéologie dominante, le commerce international est devenu une machine sans visage qui vise la maximisation du profit et dans laquelle, producteurs et consommateurs ne sont plus que des pions. Ce type de commerce a comme conséquences l’exploitation et l’anonymat, la baisse de la qualité des produits au nom du profit et la disparition des relations humaines. Face à cette réalité, de nouvelles pratiques sont apparues en Grèce chez des personnes qui connaissent les règles du marché mais qui croient aussi et encore aux relations humaines et ne sont pas prêtes à les sacrifier.
Le texte complet en format PDF
Le commerce alternatif et solidaire en Grèce
Inspirés par le mouvement des Zapatistes du Chiapas au Mexique et les principes du commerce équitable, ces précurseurs ont, dès l’automne 2004, importé du café des coopératives zapatistes. Il s’agissait à la fois d’un acte concret de solidarité et d’une expérimentation constructive pour mettre leurs idées en pratique. Le modèle de commerce qu’ils voulaient promouvoir a comme objectif la qualité des relations et non l’augmentation des ventes. C’est un système horizontal qui se base sur la collaboration, la confiance, l’échange et l’autonomie. Il met en valeur autant l’histoire, la géographie et le chemin que les produits parcourent pour arriver aux points de vente, que les personnes qui les produisent, les transportent et les consomment. Dans ce modèle, qu’ils ont nommé « commerce alternatif et solidaire », les producteurs distribuent directement leurs produits dans des réseaux solidaires en se passant ainsi des intermédiaires et des grandes entreprises. Leur autonomie et leur production se renforcent car ils vendent leurs produits à des prix plus rémunérateurs que ceux que pratique le commerce classique. Les structures de production respectent l’environnement et contribuent aux multiples programmes locaux éducatifs. En parallèle, des relations stables se construisent entre producteurs, fournisseurs et consommateurs. Les produits arrivent et circulent en Grèce grâce à un réseau étendu de personnes, de coopératives et de petits magasins partout dans le pays.
Etiquette au dos du café “Sporesso”
Sporos et son fonctionnement
« O Sporos », qui signifie la graine en grec, était la première association à Athènes qui a mis en place les principes du commerce alternatif et solidaire (http://sporos.org/). La procédure avec laquelle toute décision est prise à Sporos est basée sur le consensus : i) participation de tous aux réunions d’une manière équitable et ii) chaque décision est prise avec l’accord de tous les associés et provient d’une synthèse des propositions et des avis des participants. Les principes du commerce alternatif et solidaire ont été définis dans la première réunion de Sporos en 2007:
1) Les paramètres de l’échange (prix, qualité, type de produits) sont déterminés par les réseaux associatifs des producteurs, distributeurs et consommateurs sur la base d’une convergence des besoins des tous. Ce n’est pas « la loi du marché » mais la collaboration, la compréhension et la solidarité qui régulent ces paramètres. Dans ce cadre, le mouvement s’étend au-delà du champ traditionnel du commerce équitable classique : il ne s’agit pas seulement d’échanges « Nord-Sud » mais aussi « Nord-Nord » (producteurs grecs ou d’autres pays d’Europe) et « Sud-Sud » (au niveau national ou périphérique).
2) Autarcie alimentaire : les produits locaux (vin, miel, huile d’olive, etc) ne sont pas importés de loin, au nom de la solidarité locale.
3) Le terme « équitable » des structures technocratiques du Nord (par exemple, FLO International) concernant le prix et/ou les conditions que les producteurs devraient remplir est réfuté. Sporos essaye d’avoir des relations directes avec les producteurs, de déterminer en commun les paramètres (notamment le prix) déterminés par les besoins et les capacités des deux parties en tant que partenaires d’une collaboration et non comme de « bons commerçants ».
4) Toutes les étapes de la procédure commerciale sont importantes et pas seulement la production. Sporos veut échanger avec des structures associatives et « démocratiques » économiquement viables, à but non lucratif et débarrassées de relations d’exploitation internes. Il souhaite des consommateurs associés et actifs, plutôt que des clients, et que les produits aient des prix accessibles à tout le monde et pas qu’à une élite.
5) Dénonciation d’un « label » qui transforme les produits en marchandises en rajoutant un coût supplémentaire. Sporos dénonce le commerce équitable des multinationales et des chaînes des supermarchés, qui ne change pas les règles du marché mais devient juste un « marché spécialisé ». Ce type de commerce ne promeut pas les relations entre producteurs et peut même relancer la concurrence.
6) Les principes du commerce alternatif et solidaire vont plus loin que la distribution des produits : ils visent à véhiculer en actes et en paroles leur proposition politique pour une transformation de la société. C’est un mouvement qui lutte pour la transformation du système et l’abolition des injustices, des dépendances et des inégalités. Dans ce but, Sporos collabore et dialogue avec toutes les structures qui prônent les mêmes principes.
Sporochoros et la politique de tarification
Comment, concrètement, ces démarches se sont-elles mises en place en Grèce ? Un lieu de distribution des produits et de promotion de la philosophie du mouvement était nécessaire pour que ces idées deviennent réalité. Ce lieu, dont le nom est « Sporochoros », l’espace (choros – χώρος) de Sporos a été ouvert en février 2006 dans le cadre juridique d’une coopérative. Il se trouve au cœur du quartier d’Exarcheia, au 21 rue de Spirou Trikoupi au centre d’Athènes. Lieu de distribution et de vente des produits, il s’est avéré indispensable pour les rencontres et les réunions de Sporos.
La politique de tarification des produits se résume comme suit : le prix d’achat du produit additionné a) des frais de transport jusqu’à Sporochoros, b) des frais de distribution en Grèce, c) d’un pourcentage pour les frais de fonctionnement du mouvement. Dans le cas du café, un pourcentage supplémentaire est retourné en fin d’année au mouvement des zapatistes au titre de la solidarité. Aucun surplus n’est ajouté pour rémunérer les associés et leur travail dans le mouvement. Des prix réduits sont accordés aux associations, squats, lieux autogérés et petits magasins pour leur développement, sous réserve que les produits soient revendus au prix initial, défini par Sporos. Le surplus réalisé est disponible pour la viabilité et le développement de Sporos, mais aussi pour soutenir d’autres initiatives équivalentes dans le pays. Si besoin, une partie de cette somme est utilisée pour des buts politico-sociaux (par exemple, Palestine, Kouneva ou autres mouvements politiques).
L’évolution du mouvement
Une collectivité qui a fonctionné pendant huit ans, ne peut qu’avoir changé plusieurs fois de composition, de priorités et de rythmes tout en conservant les mêmes principes politiques et fonctionnels. Plusieurs questionnements et dilemmes sont apparus et le besoin d’évolution du mouvement était évident. La question de la rémunération du travail taraudait de plus en plus les associés qui s’investissaient beaucoup et y accordaient tout leur temps libre (le peu qu’il restait à coté de leur travail salarié). Après beaucoup de discussions, réflexions, expérimentations, modifications, engagements et désengagements, confiance et déception, soulagement et amertume, de nouveaux rôles et de nouvelles initiatives sont apparus. Bien qu’il n’y avait pas de contre-proposition, la création d’un poste à mi-temps pour s’occuper de l’entrepôt et du contrôle de gestion a été rejetée. Décision est prise au printemps 2010 d’externaliser la logistique de Sporos (importation, transport, livraison, etc) en créant une nouvelle coopérative de travail sous le nom de « Syn.All.Ois » (=avec les autres, http://www.synallois.org/). Dans le même temps, l’idée de fonder des cafés coopératifs était en train de germer.
Un réseau solidaire étendu
“ On tente une expérimentation, on l’appelle « La Graine » et on espère qu’elle va s’implanter, qu’elle va croître et, pourquoi pas, germer aussi ailleurs.” (Sporos, 2000)
Sporos a vécu. Ayant perdu de sa fraîcheur et de son élan initial, il a finalement fermé ses portes à l’été 2012. Au delà de Syn.All.Ois, le commerce alternatif et solidaire qu’il a promu avait commencé à se répandre en Grèce : à Thessalonique le groupe « S.pa.me » (=cassons, http://www.spame.gr/ ), à Canée (Chania) en Crète « Terra Verde » (http://www.terraverde-chania.gr/), à Héraklion en Crète « Emeis kai o kosmos » (=nous et le monde, http://blog.nuestromundo.gr/), à Athènes « Lacandona » (http://www.lacandona.gr/index.php/en/), à Corinthe avec un caractère plus local et totalement apolitique « Allotropon » (=manière différente, http://www.allotropon.gr/).
Plusieurs lieux autogérés ouverts à tout le monde soutiennent ce type de commerce et de solidarité concrète. Lieux culturels associatifs, séminaires gratuits, débats ouverts, projections de films, cuisines collectives, etc, on les appelle en grec Espaces Sociaux Libres : à Athènes, à Exarcheia « Nosotros » (http://www.nosotros.gr/nosotros-blog/), à Petroupoli « Votanikos Kipos » (=jardin botanique, http://www.votanikoskipos.blogspot.gr/) et à Thessalonique « Micropolis » (http://micropolis-socialspace.blogspot.gr/).
Lieux autogérés d’un caractère moins politisé à Athènes « Nea Gouinea » (=Nouvelle Guinée, http://neaguinea.org/francaise/), à Corinthe « Svoura » (=toupie, http://svourakorinthos.espivblogs.net/) et à Canée « To koukoutsi » (=le noyau, http://koukoutsi.enallaktika.gr/).
Les cafés coopératifs
Deuxième enfant de Sporos, le kaféneion “To Pagkaki” (=le band, http://pagkaki.org/fr) a commencé à s’organiser en octobre 2008. Un collectif de travail politiquement motivé cherchait à fournir à ses membres un salaire digne tout en soutenant d’autres actions solidaires et/ou structures qui prônent l’économie solidaire. Le premier objectif économique était de couvrir le coût d’investissement (avant de payer des salaires) pour que le collectif devienne économiquement indépendant. Son projet de fonctionnement était celui d’un café-bar-brasserie ouvert toute la journée qui diffuserait des produits de Sporos, un lieu hybride et polymorphe qui accueillerait d’autres collectivités, activités culturelles et débats partageant la même éthique. Un an plus tard, le projet collectif prend forme avec un Règlement intérieur bien précis : il était prêt à se lancer. Petit détail pratique qui est devenu un vrai calvaire : les démarches administratives et la bureaucratie grecque. Après un grand nombre de tentatives et de contacts avec presque toutes les structures grecques impliquées (qu’on n’énumérera pas ici), il a fallu une année entière pour mettre en place et faire accepter ce statut de café coopératif qui n’existait pas en Grèce. Malgré quelques crises de nerfs bien justifiées, rien n’a pu entamer la détermination du groupe qui a enfin ouvert le kafeneio en juin 2010. Pari gagné pour To pagkaki. Situé à Koukaki, à Athènes, dans la rue pédestre Georgiou Olumpiou 17-19, il fonctionne toute la journée (de 11h00 à 02h00), tous les jours et il n’est jamais vide !
Pagkaki s’est fait connaître très rapidement et a donné une impulsion à toute une série de cafés-librairies coopératifs qui ont démarré simultanément ou plus tard un peu partout en Grèce : à Thessalonique « Belleville sin patron » (http://belleville-sin-patron.blogspot.fr/), à l’Académie de Platon à Athènes « European Village » (http://www.european-village.org/index.asp), à Pagrati à Athènes « To Youkali » (=lieu onirique où l’utopie dévient réalité, http://youkalicafe.blogspot.gr/), à Koukaki à Athènes « Syggrouomeno » (=celui qui entre en collision, http://syggrouomeno.gr/), à Petralona à Athènes « To Perivolaki » (=le petit jardin, http://www.facebook.com/kafeneioperivolaki), à Rethymno en Crète « To Chalikouti » (chalikoutides=les esclaves d’origine africaine qui sont arrivés à Crète au 17eme siècle, http://toxalikouti.org/).
L’orientation politique des cafés coopératifs peut varier (de l’anarchie jusqu’à l’apolitique), tout en restant compatible avec les valeurs de gauche. La nécessité et le besoin de trouver un travail, si possible en accord avec ses convictions, ont fait que ces cafés coopératifs se sont développés plus facilement après la crise économique qui a profondément touché le peuple grec en 2010. La crise, autant sociétale que politique, qui couvait depuis longtemps en Grèce, a été le catalyseur de la solidarité et de la mise en place des initiatives alternatives et autogérées.
Les coopératives du travail : après le café et avant l’ouzo
Les cafés coopératifs ont bien réussi dans une société qui aime prendre du temps avec autrui autour d’un café, qui aime partager de bons moments avec les amis et qui s’exprime en collectivité. Mais, puisque ce modèle de travail était possible et réussi, pourquoi ne pas l’appliquer dans d’autres métiers aussi ? En peu de temps, diverses coopératives de travail rémunéré sont apparues en Grèce :
Journalisme et maison d’édition coopérative : « Alterthess » http://www.alterthess.gr/
Maison d’édition coopérative : « Koursal » http://koursal.wordpress.com/
Services informatiques et réparation des ordinateurs : « Stin priza » http://stinpriza.org/
Services Courrier : « Collective Courier » http://www.collectivecourier.gr/
Collectif de joaillerie : « Syn apeiro » http://www.synapeiro.gr/
Le contenu de cet article est copyleft : soumis à la licence creative commons (http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/3.0/gr/deed.fr), qui permet sa reproduction, distribution, présentation au public et sa modification à des fins non-commerciales.
Sources:
– Pour l’historique de O Sporos, Syn.All.Ois et To Pagkaki : “Résistances Constructives et Contre-pouvoir” de Orestis Varkarolis, Editions “To Pagkaki”.
– Les sites indiqués dans le texte.