Un analyseur historique : la Commune de Paris ( 1871)

Certains événements historiques fonctionnant comme des analyseurs permettent de décrypter l’ensemble du système social et de l’analyser.

Soit l’exemple, aujourd’hui encore actuel, de la Commune de Paris. L’événement est lui-même produit par l’intervention d’autres événements qui ont joué un rôle d’analyseur. Par exemple, l’affaire des canons de la garde nationale : « Symbole pour le peuple et pour les réactionnaires, prétexte pour le gouvernement, la question des canons cristallise une tension qui monte pendant la première quinzaine de mars » ¹.

Dès lors, les événements nouveaux, inédits, se précipitent, et la Commune, du 18 mars au 28 mai 1871, fonctionnera comme un analyseur : c’est ce qu’on appelle plus souvent « les leçons de la Commune ».

Ainsi, la Commune est un analyseur du prolétariat et de ses modes d’organisation, de sa capacité révolutionnaire. C’est en même temps l’analyseur de toutes les autres classes de la société, de la province, de Versailles. En même temps, l’événement analyse la société capitaliste et industrielle à un certain degré de développement : « la raison la plus profonde de l’échec, écrit H. Lefebvre, se situe à notre avis dans le niveau de développement des forces productives et du mode de production » (p. 402). La Commune est encore l’analyseur de l’État de classe : elle produit l’analyse par son programme de décentralisation, de destruction de l’État : l’analyseur permettra à Marx de faire plus tard la théorie du dépérissement de l’État. Mais surtout, l’événement montre comment l’État s’éteint ².

Enfin, et surtout, la Commune met à jour le refoulé central de l’histoire, la volonté et la capacité collectives de changer le monde et la vie : ces événements, écrit Lénine, surviennent « lorsque les hommes ne peuvent plus et ne veulent plus vivre comme ils vivaient ». L’analyseur historique dévoile le désir et la volonté des hommes.

Ainsi l’histoire réalise quelquefois, et de façon cette fois décisive, ce que la socianalyse tente de mettre à jour dans un champ beaucoup plus restreint. Parce qu’il est limité, le travail socianalytique, avec ses analyseurs artificiels, ne peut que montrer les manques, les frontières et les impossibilités que nous prenons pour de la nécessité historique tant que les hommes paraissent subir l’histoire au lieu de la faire. Mais lorsqu’ils font l’histoire, l’analyste n’a plus qu’à fermer boutique. Il sait qu’alors le vrai lieu de l’analyse est dans la rue, et que l’analyseur historique a commencé son travail.

L’avenir et les analyseurs

Demain, la connaissance des hommes et des sociétés prolongera la connaissance vitale. Les êtres vivants connaissent le monde par leurs analyseurs naturels : le système nerveux central, Je cerveau, les analyseurs sensoriels. Dans l’espèce humaine, ces analyseurs ont été foetalisés, et ainsi amplifiés, par le développement d’une espèce animale inachevée dont les analyseurs sont ainsi plus souples et plus aptes à une connaissance polyvalente et raffinée de leur milieu ³.

Les analyseurs rencontrés ou produits par les hommes ont prolongé et prolongent ces premiers chemins de la connaissance vitale. Dès l’origine de l’Humanité, la vie ·en groupe a fonctionné comme un analyseur. Plus tard, dans leur fonctionnement historique le plus intense, les analyseurs sociaux menacent l’ordre institutionnel et libèrent dans les sociétés la possibilité instituante d’inventer des sociétés nouvelles et de nouveaux dispositifs de connaissance. Quand ces analyseurs sont gelés, l’analyse devient la propriété de quelques-uns : ainsi, depuis la défaite de Dionysos et la victoire d’Apollon, le dieu de l’analyse et de la classe dominante, l’analyse a été privilégiée. Nous entrons dans le temps où Dyonisos reviendra : l’analyse sera l’affaire de tous, le gai savoir prolongera l’exaltation de la vie.

Georges LAPASSADE, « Un analyseur historique : la Commune de Paris ( 1871), Autogestion et socialisme, n°15, Paris 5e, Mars 1971, p.27-30.