Au cœur de la lutte pour l’autogestion et un fonctionnement démocratique des institutions économiques, sociales et politiques de la société se dressent des obstacles, dont l’émergence et la consolidation de bureaucraties. Comprendre les conditions d’émergence, comment elles se constituent est essentiel pour en rechercher les antidotes. L’attention aux expériences et bilans historiques est de ce point de vue essentiel. C’est sur l’URSS que Moshe Lewin nous est d’un grand apport. Dans ce texte, il aborde notamment les « grandes étapes de formation de la bureaucratie ». Moshe Lewin est né en 1921 à Vilnius. En 2002, lors d’une conférence à la BDIC de Nanterre, il a exposé le parcours qui l’a mené, confronté dans les années 1930 à l’antisémitisme, du militantisme à l’Hashomer Hatzaïr jusqu’à son travail d’historien : « un jeune militant faisant face à des situations compliquées ou un historien faisant ses recherches vont se trouver confrontés à des questionnements similaires ». Car c’est bien de sa propre expérience qu’est venue l’impulsion qui l’a fait passer de l’histoire vécue à l’histoire de l’historien. « le seul bagage dont je disposais était ma biographie ». vie déjà considérable avec l’extermination des Juifs – tous ses proches assassinés – puis les quatre années passées en Union soviétique, successivement kolkhozien, mineur puis ouvrier dans une fonderie y partageant l’existence des « gens d’en bas » qui seront au cœur de son travail d’historien. La dernière année de la guerre, il est admis dans une école d’officiers (l’Académie Podolski) : sous-lieutenant il participe au « défilé de la victoire » sur la Place Rouge. Revenu à Vilnius, il reprend ses activités désormais clandestines de militant dans la Lituanie soviétique, puis en Pologne (jusqu’à la fin de 1948), enfin en France. Lorsqu’il part en Israël dans les années 1950, c’est avec son idéal de jeunesse, celui d’un état binational, position « peu réaliste direz-vous, utopique, mais c’est l’utopie qui peut s’avérer plus clairvoyante que le sens dit pratique des adeptes de la realpolitik ». Il revient en France, où il entreprend des études d’historien et sa thèse de doctorat sur la collectivisation de l’agriculture en URSS (publiée en 1966, traduite en anglais dès 1968). Enseignant et chercheur en Angleterre, puis aux Etats Unis, il revient régulièrement en France, s’y s’installe les dernières années de sa vie et y meurt en août 2010.
Pour Moshe Lewin il fallait: « cesser de privilégier le pouvoir politique et les instruments de ce pouvoir (État, parti, idéologie) comme unique source d’analyse. […] Il n’y a pas d’un côté un pouvoir, un État qui impose sa volonté, qui donne des ordres et de l’autre une société dirigée, atomisée, « planifiée » qui obéit. En réalité, les choses sont un peu plus complexes : la société peut et sait imposer ses humeurs et infléchir de la sorte le cours d’une politique. »
Ce n’est pas un hasard si entre Moshe Lewin, Mohammed Harbi, Roland Lew des échanges s’étaient tenus, tant les problèmes de la paysannerie en Russie, Algérie ou Chine ont eu une place importante dans ces révolutions.
Denis Paillard prépare une édition de quelques-uns des travaux et entretiens inédits de Moshe Lewin, et il nous a autorisé à reproduire cet extrait, qui a aussi été publié dans la revue Carré Rouge. Nous l’en remercions.
Acteurs et processus dans l’histoire russe et soviétique
Moshe Lewin
Quelques livres et articles de Moshe Lewin
« Rebuilding the Soviet nomenklatura, 1945-1948 », Cahiers du monde russe, 44/2-3, 2003.
La Paysannerie et le pouvoir soviétique : 1928-1930, préface de Roger Portal, Mouton, Paris, La Haye, 1966.
Le Dernier Combat de Lénine, Éditions de Minuit, Paris, 1967.
La Formation du système soviétique. Essais sur l’histoire sociale de la Russie dans l’entre-deux-guerres, Gallimard, Paris, 1987
Le Siècle soviétique, Fayard/Le Monde diplomatique, Paris, 2003.
Sur Moshe Lewin Alain Blum, « Moshe Lewin », Le Monde, 18 août 2010. Roland Lew « Moshe Lewin, historien de la Russie soviétique », Revue des études slaves , vol. 66, no 1, 1994, p. 61-72. Robi Morder et Denis Paillard, « Moshe Lewin », Matériaux pour l’histoire de notre temps, Revue de l’Association des Amis de la BDIC et de la BDIC, n° 100, octobre-décembre 2010.