Depuis le début de la révolution tunisienne de 2011, l’oasis de Jemna a été reprise en autogestion par les travailleurs locaux et la population. Ancienne exploitation coloniale nationalisée après l’indépendance, les gouvernements successifs n’ont jamais réussi à la valoriser, préférant confier son exploitation à des entreprises publiques ou privées imposant aux travailleurs des conditions défavorables. Depuis cinq ans, la culture des dattes a été remise en état entraînant des retombées positives pour la population locale. Malheureusement, le ministère de la propriété foncière ne l’entend pas ainsi et vient de geler les comptes de l’association locale. La prochaine mise en culture des dattes est compromise. Le président de l’association Tahar Ethari était en visite en France en décembre. Nous publions ici son intervention lors d’une réunion publique de soutien qui s’est tenue le 6 décembre 2016 à Paris.
« Permettez-moi d’emprunter un titre employé par le Dr Ayman Hussein, en parlant de l’expérience de Jemna: « la Commune de Jemna ». Même si nous ne prétendons pas atteindre quoi que ce soit des réalisations de la Commune de 1871, nous aspirons à suivre les traces de nos ancêtres les Communards.
Avant d’entrer dans le vif du sujet – la gestion et l’auto-financement dans l’expérience de Jemna – je vais vous présenter sommairement l’historique de la palmeraie.
Historique de la palmeraie
Notre oasis est le symbole de la spoliation, de la corruption et de la malversation. Elle est d’ailleurs l’exemple régional pour ne pas dire national le plus frappant et le plus ancien.
* Le problème a commencé avec la colonisation lorsqu’en 1912 M. Maus De Rolley s’est accaparé les terres fertiles appartenant à nos ancêtres. Il a d’ailleurs arrêté et emprisonné ceux qui s’y opposaient, et avec l’effort, la sueur et la force musculaire des indigènes il a planté des palmiers produisant des dattes de la meilleure qualité appelées Deglet Noor (Noor signifiant en arabe « lumière »).
* Avec l’indépendance, nos parents ont conclu un marché avec les nouvelles autorités pour l’achat des palmiers. Ils leur ont versé en 1963 quarante mille dinars, soit la moitié de la somme totale. Avec notre argent versé sur le compte du gouverneur de la région de Gabès, l’État a réalisé des projets économiques rentables, tel qu’une société de transport, un hôtel et une société commerciale.
* Avec le système coopératif (1964-1969) le gouvernement a mis la main sur l’oasis.
* En 1974 la STIL, société étatique appartenant à Mzali Ben Osman Belkouja et autres ministres et hauts responsables, vient exploiter les richesses de Jemna.
* Avec la faillite de la dite société, le gouvernement de l’ex-dictateur a loué en cachette, de gré à gré, la palmeraie :
– 111 hectares à un grand entrepreneur de travaux publics contre la minime somme de 9 000 dinars et quelques,
– 74 hectares au frère d’un commandant du ministère de l’Intérieur qui d’ailleurs a réprimé les émeutes de la région minière de Gafsa en 2008 et qui sera arrêté pendant la révolution.
* Deux jours avant l’éviction de Ben Ali les jeunes de Jemna avaient repris ce qu’ils ont toujours considéré comme étant leurs terres.
L’oasis aujourd’hui
L’oasis compte à présent :
– 306 hectares enregistrés comme propriété foncière d’État, dont les 185 hectares loués auparavant et qui sont à présent gérés par l’Association de la sauvegarde des oasis de Jemna,
– une centaine d’hectares loués aux anciens ouvriers de la STIL lors de l’assainissement de la dite société,
– une vingtaine d’hectares non encore plantés,
– 7 puits artésiens dont 2 creusés par l’association.
Le rapport d’un comité étatique, venu sur les lieux en mars 2011, prouve que les anciens locataires avaient totalement détruit et ruiné la palmeraie.
Un autre rapport, quatre ans plus tard, vante la mise en valeur et le développement de l’oasis. Cela s’explique certes par la bonne gestion, mais surtout par le changement des mentalités des ouvriers qui suent, s’échinent, peinent et travaillent durement dans ce qu’ils ne considèrent plus comme bien public, mais plutôt comme un bien personnel. L’auto-gestion, la gouvernance locale, y sont aussi pour quelque chose. Chiffre à l’appui, je dirai que la récolte a atteint ces dernières années des montants alléchants et vertigineux : 1,8 million de dinars en 2014, puis 1,6 million en 2015, et enfin 1,7 million cette année.
Nous faisons travailler, en tant qu’association (à but non lucratif), de 120 à 130 travailleurs sans tenir compte des ouvriers occasionnels et saisonniers dans un domaine contenant 10 800 Palmiers. (Sans tenir compte des palmiers qui sont au début du stade de la production, ainsi que des toutes nouvelles plantations s’élevant à 2 000 nouveaux palmiers qui ne seront productifs que 7 à 8 ans plus tard).
Le problème est que tous les responsables politiques étaient au courant. Nous avons toujours cherché à négocier une solution avec tous les ministres de l’agriculture et de la propriété domaniale. Les hauts responsables des partis, qu’ils soient de droite ou de gauche, ont tous été contactés. Leurs promesses n’ont malheureusement pas été tenues, la langue de bois demeure la même.
Toutefois si les précédents nous avaient laissé faire, ce gouvernement d’unité nationale nous empêche de continuer sur la bonne voie : celle qui sert les citoyens, qui construit, qui innove, qui embauche.
Les locataires précédents avaient traduit devant la justice quelques militants pour des accusations insensées comme l’utilisation de la violence, la formation d’un gang, la saisie intentionnelle et violente de la propriété d’autrui, la diffamation, la volonté de mettre le feu.
Ce gouvernement, en gelant nos comptes bancaires, nous empêche de vendre nos dattes et de continuer notre travail.
L’organisation de notre lutte
Pour revenir à notre lutte, j’ajouterai que lorsque, le 12 janvier 2011, les jeunes avaient repris leur terre on était en pleine campagne de récolte des dattes et il a fallu agir rapidement.
Nous avons fondé le Comité pour la protection de la révolution, et nous avons été en toute modestie exceptionnels :
– Ce comité n’est pas organisé de façon hiérarchique : il n’a ni président, ni trésorier, ni secrétaire général. Nous sommes tous chefs, et nous sommes tous membres.
– Notre association a organisé l’une de premières élections libres et démocratiques puisque nous avons organisé l’élection du maire de Jemna-Nord et celle de Jemna-Sud, avant même les élections du 23 octobre 2011.
– Nous avons demandé aux gens de choisir les membres du conseil municipal,
– Nous avons organisé des réunions sur une place publique pour discuter et prendre les décisions qui s’imposaient.
Notre association, héritière du Comité de protection de la révolution, poursuit le même chemin. A partir du 27 février 2011, nous avons organisé un sit-in qui a duré 96 jours, sans barrer des routes ni incendier des pneus. Ces derniers jours, on a manifesté notre refus par la musique, la poésie et le sport.
Nous étions donc en 2011 face à la saison agricole qui nécessite beaucoup d’argent :
– Nous avons demandé aux citoyens de payer chacun 30 dinars de contribution à la pollinisation, et le total des dons a atteint 33 100 dinars ;
– Les associations nous ont prêté la somme de 22 500 dinars ;
– Deux grands commerçants de dattes ont prêté la somme de 120 000 dinars.
– Un groupe d’amis français qui ne connaissaient même pas Jemna, dirigé par le Dr Pierre Clément professeur universitaire, nous ont envoyé la somme de 2 252 dinars. Même si cette somme peut paraître minime, nous la considérons comme la plus importante, car elle relève de l’humanisme, de l’altruisme et de la solidarité.
Tous ces fonds nous ont permis de faire face aux travaux que nécessitent les palmiers, sans oublier le travail bénévole effectué pour quelques jours par les jeunes de la région.
Ainsi, grâce aux efforts déployés, la récolte a connu des chiffres qui ont à maintes reprises dépassé le million de dinars : 969 500 dinars en 2011, 941 000 dinars en 2012, et 847 600 dinars en 2013. Puis on a dépassé de loin le million avec 1,8 million en 2014 puis 1,6 million en 2015 et 1,7 million cette année.
Je vous rappelle que les locataires précédents payaient aux environs de 16 000 dinars. Ils empochaient le reste et n’embauchaient qu’une vingtaine d’ouvriers. On dépense aujourd’hui dans le village, pour les salaires, l’achat de matériel et de l’engrais de 40 à 50 000 dinars par mois.
La gouvernance locale de la gestion et de l’auto-financement
Nous avons dépensé des sommes énormes pour métamorphoser l’infrastructure de la ville en construisant :
– Un marché couvert, qui est le seul du gouvernorat de Kébili, et dont le coût s’élève à presque 600 000 dinars ;
– Trois salles de classe et quatre blocs sanitaires, une clôture avec une belle façade, la restauration de l’équipement électrique et sanitaire dans les deux écoles primaires avec des dépenses totales de 350 000 dinars ;
– Une salle de sport bien équipée au lycée, et qui a nécessité 360 000 dinars ;
– Un terrain de football dont les travaux sont encore en cours, et qui devrait dépasser les 250 000 dinars, avec surtout le gazon synthétique de 6ème génération que l’on attend encore ;
– Des subventions aux associations sportives et culturelles (Théâtre de la Ville, festivals de la région, équipes sportives) ;
– Des subventions pour la section de l’Union tunisienne d’aide aux insuffisants mentaux qui a bénéficié aussi d’une ambulance et de 50 palmiers dattiers ;
– Une aide financière très importante pour l’école des autistes, les sourds-muets, les cancéreux, ainsi que les associations nationales comme l’Union tunisienne de la femme et la section locale de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme ;
– Une aide également pour un centre d’instruction religieuse, les mosquées et l’association caritative qui donne des subventions mensuelles pour 27 étudiants, ce qui montre que nous n’avons pas de problème avec notre identité arabo-musulmane ;
– L’équipement bureautique pour le dispensaire, la bibliothèque publique et le poste de police (ordinateur, climatiseurs, fontaines fraîches, matelas orthopédiques).
En ce qui concerne la palmeraie que nous exploitons :
– L’achat d’un ensemble d’équipements et de moyens d’outils et de matériels : pompe, tracteur et diverses machines.
– La réparation et l’entretien des puits, avec le forage de deux nouveaux puits, de nouvelles plantations et le désherbage de mauvaises herbes.
– La restauration d’un bâtiment administratif.
Nos dépenses se font en toute transparence et un expert-comptable s’occupe de ce dossier financier. Chaque centime dépensé est facturé et documenté.
Nous avons maintenu la propriété unifiée. Elle n’est pas fragmentée et morcelée comme c’est le cas à Tozeur près de chez nous.
Nous veillons au respect des slogans de la révolution (travail, liberté et dignité), ainsi qu’aux principes et idéaux de solidarité, de coopération, de compassion et d’altruisme.
Enseignements et leçons à tirer de notre expérience
En tant que responsables de l’association, nous sommes des bénévoles, et durant ces 6 ans nous avons beaucoup donné de nous-mêmes, physiquement et moralement. Nous avons exprimé le désir de nous retirer, mais cela nécessiterait l’émergence de dignes successeurs qui poursuivraient l’expérience.
Nous considérons que notre expérience s’insère dans le cadre de l’économie sociale et solidaire, ainsi que dans la gouvernance locale, nous sommes même des pionniers dans ce domaine. Notre action est une réponse aux partisans de la privatisation. Elle est une forme d’économie sociale et solidaire qui va à l’encontre du capitalisme sauvage, système économique périmé et qui a montré ses faiblesses.
– Avec l’exercice de la démocratie locale et la tenue de réunions publiques nous avons pris l’avis du citoyen, et nous avons pu prendre les bonnes décisions.
– L’intérêt public unit tout le monde
– Accorder à l’agriculture beaucoup d’importance, en raison de la nature de la région.
– Nous sommes tenus d’œuvrer pour la coordination avec les habitants d’autres régions qui souffrent des mêmes problèmes et vivent sur les mêmes terres « domaniales », pour trouver des solutions au profit des gens démunis de toute autre richesse que celle de leurs terres.
Nous continuons, en dépit des difficultés et des obstacles, d’accomplir ce que nous croyons utile pour le domaine et le village.
Nous sommes toutefois surpris de la position des partis nationaux, tel que le Front populaire qui aurait dû donner à l’expérience l’intérêt qu’elle mérite. Cela ne veut pas dire que nous sommes prêts à accepter l’ingérence de ces partis dans nos affaires.
A un certain moment, nous ne nous étions pas intéressés non plus aux médias, quoique les amis du site Nawaat aient réalisé des documentaires très intéressants.
Si nous n’avons pas fait une campagne médiatique importante pour expliquer davantage notre expérience, la responsabilité en incombe à l’association. Il n’y a pas que du côté des médias que nous avons connu un échec relatif. Du côté judiciaire, nous aurions dû nous adresser aux tribunaux. C’est d’ailleurs ce que nous allons faire maintenant pour exiger l’application d’un jugement de la cour de première instance refusant d’accorder un titre de propriété foncière domaniale pour une partie de la palmeraie. L’application logique de ce jugement devrait être que l’Etat nous verse des indemnités pour s’être accaparé un terrain ne lui appartenant pas de par la loi.
Nous serons également obligés de saisir la Justice pour remettre en cause le qualificatif de « domanial » attribué aux terres. Il doit y avoir une solution politique à ce sujet, et c’est une certitude, car le domaine nous a été volé suite à une décision politique.
Aujourd’hui les négociations avec le gouvernement traînent mais elles continuent.
Malheureusement chaque ministre présente une amorce différente de solution :
– l’un évoque la mise sur pied d’une SIVAM (société de mise en valeur et de développement agricole),
– l’autre propose la création d’une coopérative,
– tantôt on entend parler d’une faible représentation de l’État au sein de la société, tantôt de sa détention d’une majorité des actions,
– parfois, il est question d’appliquer l’article 16 de la loi 95 relatif aux coopératives, parfois l’article 14 de la même loi relatif aux associations,
Chaque ministre prétend tenir le dossier entre les mains. Nous exigeons une solution écrite noir sur blanc, pour pouvoir la discuter avec les nôtres.
Nous exigeons aussi le dégel des comptes bancaires comme preuve de bonnes intentions.
Nous comptons sur vous pour faire pression sur le gouvernement, afin que nous puissions reprendre très prochainement notre activité. Merci de m’avoir permis d’expliquer l’affaire de Jemna. Jemna qui vous remercie infiniment d’avoir soutenu sa cause. »
NB : Au 1er janvier 2017, 1 dinar équivaut à 0,41 euro.