Il y a 60 ans, avec les accords d’Évian s’ouvraient les dernières semaines avant l’indépendance de l’Algérie. Mais quel devrait être le contenu de cette indépendance ? C’est un des enjeux de la mise en œuvre du « programme de Tripoli » 1 adopté par le congrès du FLN qui s’est tenu du 28 mai au 5 juin 1962, et des décrets de mars 1963 sur l’autogestion. Nous publions ici, avec l’aimable autorisation des éditions Syllepse (1963-1965) l’article « En même temps que les moissons » 2 qui figure dans : Mohammed Harbi, L’autogestion en Algérie : une autre révolution ? en librairie début avril, et sur lequel nous reviendrons 3. R.M.   

EN MÊME TEMPS QUE LES MOISSONS

La campagne de popularisation du programme de Tripoli vient à son heure. Non pas que ce programme constitue un bréviaire pour la solution des problèmes de notre pays. Depuis les décrets sur l’autogestion ouvrière, la question de son enrichissement et de son approfondissement est posée.

Le premier mérite du programme de Tripoli est d’avoir ouvert la voie à l’élaboration théorique en en démontrant concrètement la nécessité.

À cet égard, il nous faut dénoncer le mépris des opportunistes envers les problèmes doctrinaux et les questions de principe et aussi l’hostilité sourde de militants révolutionnaires envers la théorie, leur tendance au praticisme baptisé « bon sens révolutionnaire ».

Certes, la révolution sera d’abord celle des exploités n’ayant que leur expérience de la vie et leur misère.

Mais pour avancer sur le chemin de la victoire, la lutte exige l’existence d’une avant-garde consciente, résolue, dévouée à la cause des opprimés, une avant-garde à même de s’orienter et d’orienter les masses en fonction des leçons de l’histoire, des lois de la transformation des sociétés.

Ces leçons ne sont ni simples, ni définitivement acquises. Cependant, la lutte sur le plan théorique est décisive pour assurer la continuité révolutionnaire, pour rendre plus efficiente l’action quotidienne.

Le second mérite du programme est d’avoir défini le caractère de la révolution algérienne en situant ses principaux ennemis et les principales forces révolutionnaires sur lesquelles elle doit s’appuyer. Ce point est important car, si l’on devait s’y référer pour définir une voie juste, à même de mobiliser l’ensemble des masses populaires, on constaterait l’existence dans notre pays de plusieurs courants politiques négatifs tendant à :

* la sous-estimation de l’impérialisme ;

* la surestimation de la puissance de la bourgeoisie ;

* la méconnaissance des forces qui déterminent le caractère de la révolution.

La sous-estimation de l’impérialisme

Le développement politique de l’Algérie se fait par rapport à deux centres de référence : les accords d’Évian et le programme adopté à Tripoli.

Les accords d’Évian sont un compromis. Un contexte déterminé, selon un rapport de forces politico-militaires donné. De ce fait, ils ne peuvent et ne doivent avoir une signification égale pour la France et pour nous. À travers les accords, la France consent, au terme d’une guerre de près de 8 ans à un réaménagement d’essence néocoloniale de ses rapports avec l’Algérie. Nos relations financières et économiques avec la France, la présence de l’armée française sur notre sol sont autant de facteurs qui limitent actuellement notre souveraineté. Il faut avoir conscience de cette situation pour concourir à la réalisation des tâches de la révolution démocratique populaire.

Les accords d’Évian sont un compromis. Ils constituent le moule à partir duquel s’est exprimée la renaissance de la nation algérienne. Mais l’édification de notre pays sur une base nouvelle, son développement restent liés à l’application du programme de Tripoli. Il ne faut donc pas manquer de réagir contre la tendance de ceux qui souhaitent diluer insensiblement notre volonté de dégagement à l’égard de l’impérialisme dans les tâches quotidiennes et aggraver ainsi les liens de dépendance déjà existants. L’édification socialiste passe par la réalisation des tâches de la révolution démocratique, autrement dit par une lutte permanente contre l’impérialisme qui est l’ennemi principal de notre pays.

Surestimation de la puissance de la bourgeoisie

Dans sa lutte pour maintenir les positions acquises en Algérie, l’impérialisme est handicapé de plusieurs points de vue. Son passé l’a disqualifié aux yeux des masses ; sa structure l’empêche de donner une aide pouvant déboucher sur la solution des problèmes des masses populaires. La seule chance réside dans une alliance à l’intérieur de notre société avec la bourgeoisie et la bureaucratie. Pour cette raison, la lutte contre la bourgeoisie est partie intégrante de la lutte contre l’impérialisme.

Depuis l’accession de notre pays à l’indépendance, de grandes actions ont été menées sur ce front. Ces actions visaient avant tout à éviter le transfert des richesses des mains de la bourgeoisie européenne à la bourgeoisie algérienne, de limiter au départ les éléments qui ont poursuivi des activités illicites et participé au drainage des richesses algériennes à l’extérieur du pays. Le principe fondamental, sur ce plan, est de réduire à un isolement complet dans les masses populaires, les forces sociales sur lesquelles ne manquera pas de s’appuyer l’impérialisme pour consolider ses positions.

Cette attitude, juste dans son essence, ne doit pas être assimilée à celle de ceux qui cherchent à reléguer au second plan le danger impérialiste et exagèrent à dessein la puissance de la bourgeoisie algérienne. À l’étape actuelle, l’État doit utiliser tous les facteurs possibles pour faciliter la reprise de l’activité économique et mettre en même temps en place les moyens de lutte pour le développement de noyaux d’économie privée.

Une politique fiscale appropriée, des réformes de structure dans le commerce, terrain de prédilection pour les activités parasitaires, le contrôle ouvrier, l’abolition du secret commercial sont autant d’instruments qui permettent à l’État de contrôler la bourgeoisie en utilisant ses moyens, son expérience et en la neutralisant politiquement.

L’explication politique, dont il ne faut jamais sous-estimer l’importance, poussera alors la bourgeoisie à comprendre la situation nouvelle et à envisager la réorientation de son activité vers les secteurs productifs. Penser qu’il ne faut pas laisser se développer le capitalisme en toute liberté pendant la période de transition vers le socialisme est juste. Empêcher, par une ligne erronée, les différenciations possibles au sein de la bourgeoisie, c’est renforcer inutilement les forces hostiles au socialisme. Et ce, d’autant plus que les dangers pour notre expérience se manifestent davantage à travers les calculs et les malversations de la bourgeoisie bureaucratique qui tente, à travers sa présence dans l’appareil d’État, de multiplier les difficultés pour créer et nourrir le mécontentement populaire.

Si le caractère d’une révolution se définit par ses ennemis et par ses appuis, il nous fait savoir, pour réussir l’entreprise engagée, délimiter clairement les forces sur lesquelles nous devons nous appuyer, celles que nous devons combattre. Sur ce terrain, le programme de Tripoli est explicite. Même si, dans l’analyse, la paysannerie est présentée comme un tout, ce qui n’est pas juste, le programme de Tripoli préconise pour faire avancer la révolution de s’appuyer sur les travailleurs des villes et des campagnes et de rallier à cette force les petits commerçants et les intellectuels.

Méconnaissance des forces d’appui à la révolution

La méconnaissance quant à l’alliance nécessaire entre les composantes dynamiques du peuple algérien s’est révélée au grand jour lors de l’application du décret du 23 octobre, relatif à l’annulation des transactions. Le Président du Conseil a, à plusieurs reprises, parlé des erreurs faites dans ce domaine et de la nécessité de les rectifier. Il nous faut, ici, examiner la nature de ces erreurs.

Ces erreurs n’ont pas été le fait du courant socialiste authentique qui, comme l’a affirmé le président Ben Bella, cherchait à mettre un terme à travers le décret du 23 octobre à l’accumulation des richesses entre les mains des possédants et à empêcher la bourgeoisie de consolider ses assises économiques dans la perspective d’une structuration ultérieure et de l’alliance ouverte avec l’impérialisme.

Elles ont été rarement assumées par des militants révolutionnaires à qui le lien ombilical avec le peuple permet de distinguer les spéculateurs de ceux qui, à travers le petit commerce, tentent de trouver un gagne-pain.

En un mot, elles ne sont pas imputables aux partisans du socialisme mais à des bureaucrates coupés du peuple qui veulent se mettre au diapason en étalant leur zèle. À cette catégorie de gens, il est temps d’enseigner la différence entre le socialisme et la promotion administrative.

La neutralisation des tendances capitalistes de la petite bourgeoisie commerçante est une nécessité. Mais en faire l’ennemi principal et systématiser les erreurs, c’est travailler consciemment ou inconsciemment à forger une situation politique et sociale défavorable au socialisme. Il est grand temps que les commissions de recours, créées sur l’initiative du frère Ben Bella, commencent à fonctionner et à réparer les injustices commises.

La lutte pour l’affermissement d’une ligne politique juste, en rapport avec les thèmes développés par le programme de Tripoli, peut connaître des conditions passagèrement défavorables dues au fait que l’écrasante majorité des « éduqués » se trouvent politiquement et idéologiquement liée à la bourgeoisie. Mais l’entrée en scène des masses exploitées à la ville comme à la campagne, leur mobilisation permanente, ouvriront des horizons nouveaux et faciliteront l’examen du problème des cadres.

Toutes les révolutions ont eu ce problème. Il faut parfois savoir remplacer les cadres qui ont servi le régime colonial avec fidélité par des hommes nouveaux qui sont peut-être inférieurs en ce qui concerne leurs connaissances mais qui, soutenus par les masses en mouvement, sauront dans la plupart des cas diriger une société nouvelle.

Plus le contrôle populaire sur les appareils est grand, plus il sera possible de reprendre en main l’appareil de production et les administrations, d’utiliser rationnellement les anciens cadres et de se servir de leurs connaissances techniques.

Notes:

  1. Mohammed Harbi en avait été un des principaux rédacteurs. Voir le programme présenté par Michel Raptis, dit Pablo, sur notre site :
  2. Révolution africaine, n° 23, 6 juillet 1963. Il s’agit du résumé d’une note remise à Ben Bella, restée sans réponse.
  3. Voir la table des matières : https://www.syllepse.net/syllepse_images/divers/tdm_l_autogestion_en_algerie.pdf