Nous avons eu l’occasion de traiter sur ce site et dans l’encyclopédie internationale de l’autogestion des expériences de démocratisation de la gestion de la production et de participation citoyenne au Venezuela. Nous en avions notamment parlé lors de la Ve rencontre internationale de l’économie des travailleuses et des travailleurs qui s’était tenue à Punto Fijo en 2015. Cet article récent de Dario Azzellini, qui avait fondé le site Workers control,https://www.workerscontrol.net/, dresse un bilan de ces expériences dix ans après. Il relève notamment que les expériences de contrôle ouvrier ont disparu et que la plupart des entreprises récupérées par les travailleur-se-s sont passés sous le contrôle de l’État. (RN)
Après l’accession d’Hugo Chávez à la présidence en 1999, le gouvernement vénézuélien a commencé à promouvoir la démocratisation de la gestion et de la propriété des moyens de production. Au fil du temps, les pratiques ont inclus la promotion des coopératives, divers modèles de cogestion, les entreprises récupérées par les travailleurs (ERT), les nationalisations sous contrôle de l’État, le contrôle des travailleurs et les coopératives communautaires.
Au cours des premières années de la présidence de Chávez, l’opposition a tenté de renverser le gouvernement par un coup d’État militaire, des lock-out et des manifestations violentes. Les travailleurs de dizaines de petites et moyennes entreprises ont occupé leurs lieux de travail, exigeant le paiement des salaires dus ou empêchant la fermeture. La crise politique et économique a incité les travailleurs à continuer à prendre le contrôle d’entreprises privées et publiques inefficaces pour produire sous leur contrôle. Dans un premier temps, le gouvernement n’est pas intervenu. Ce n’est qu’en 2005, après avoir déclaré une orientation socialiste, qu’il a commencé à traiter les reprises comme une question politique et qu’il a entamé des expropriations, principalement en raison de la pression exercée par les reprises et les mobilisations des travailleurs.
Dans plusieurs usines d’État, des conseils ouvriers socialistes ont vu le jour et un mouvement de contrôle ouvrier s’est formé. Chávez a soutenu et encouragé ces initiatives. En avril 2012, Chávez a promulgué la loi organique du travail et des travailleurs (LOTT). L’article 149 donne aux travailleurs le droit de gérer une entreprise liquidée frauduleusement par le propriétaire. La création de conseils de travailleurs s’est toutefois heurtée à l’opposition farouche d’une grande partie du gouvernement. Les tentatives d’introduction du contrôle des travailleurs dans les entreprises et institutions publiques et dans les anciennes entreprises privées nationalisées ont été bloquées ou cooptées. Certaines ERT ont résisté à la pression de l’État et de nouvelles prises de contrôle continuent d’avoir lieu. Les ERT qui maintiennent un contrôle total des travailleurs opèrent sous diverses formes juridiques. Les reprises d’entreprises réussies, en particulier depuis 2015, sont souvent le fruit d’une initiative conjointe des travailleurs et des comunas.
C’est le cas de l’ancienne brasserie brésilienne Brahma à Barquisimeto, dans l’État de Lara, qui, depuis le milieu des années 1990, produisait de la bière pour la transnationale AmBev. En 2013, AmBev a frauduleusement fermé l’usine et licencié 245 travailleurs, alors que la ligne de production fonctionnait à 95 % de sa capacité. AmBev a maintenu l’usine immobilisée, arguant qu’il n’y avait pas de matières premières, alors que les travailleurs demandaient l’expropriation, car il y avait plus de 7 500 tonnes de céréales dans les entrepôts. Trente de ses travailleurs ont occupé l’usine et ont commencé à la gérer avec la commune de José Pío Tamayo. Ils ont commencé à distribuer de l’eau filtrée provenant de puits profonds, ont mis en place une station de lavage de voitures et ont ouvert un point de vente de poulets approvisionné par l’ERT Beneagro, située à proximité. En 2014, ils ont fondé l’Entreprise sociale de propriété communautaire (EPSC) Proletarios Unios. L’EPSC a fait l’objet de plusieurs tentatives d’expulsion de la part des autorités régionales d’opposition et a également été sabotée par les institutions de l’État. Lorsque les dirigeants de l’entreprise ont fui le pays en 2016, les travailleurs, en collaboration avec la commune, ont pris le contrôle total de l’entreprise et ont lancé avec succès la production industrielle d’aliments pour animaux.
La commune est une forme non représentative d’autonomie locale basée sur des assemblées à participation générale. Au-dessous des communes se trouvent les conseils communaux et au-dessus des communes se trouvent les villes communales. Le modèle est apparu en 2005, développé sur la base de différentes expériences d’autonomie locale depuis l’accession de Chávez à la présidence. Les structures sont parallèles au système représentatif institutionnel mais ne correspondent pas aux espaces politico-administratifs (absolus) existants. L’autonomie locale reflète l’espace socioculturel et économique (relationnel). Le territoire autodéterminé peut même traverser les frontières municipales ou étatiques. Au début de l’année 2024, on comptait quelque 49 000 conseils communaux officiellement enregistrés (72,5 % étaient à jour de leurs élections), dont 61,2 % faisaient partie de l’une des 3 641 communes enregistrées. Les entreprises communales sont également issues des communes, car de nombreuses coopératives créées ne correspondaient pas aux priorités de la population. Dans les EPSC, c’est la communauté qui décide.
Proletarios Unios compte aujourd’hui 48 travailleurs travaillant en équipes de 8 heures. L’usine produit principalement des aliments pour poulets, porcs et porcelets à base de soja et de maïs achetés sur le marché régional. Les aliments sont vendus à des prix solidaires et, en retour, les producteurs sont invités à fournir de la viande à la Commune à des prix de solidarité. Motivée par les pénuries survenues pendant la pandémie, la municipalité a acheté une ferme et des animaux et a construit deux serres pour les légumes. Elle a également acheté 44 camions-citernes avec lesquels elle distribue gratuitement son eau potable aux écoles, aux institutions et à d’autres communautés.
Dans le passé, AmBev forçait les travailleurs à travailler illégalement en équipes de 12 à 24 heures, en leur versant de faibles salaires et en licenciant ceux qui ne respectaient pas les règles. Contrairement à ce qui se passait auparavant, l’entreprise fournit aujourd’hui aux travailleurs tout l’équipement et le matériel de travail nécessaires pour respecter les règles de sécurité au travail. Les travailleurs sont payés chaque semaine et reçoivent tous le même salaire. L’utilisation des excédents est décidée par la communauté, tandis que dans l’entreprise, les travailleurs élisent un conseil d’administration composé de 12 personnes. La Commune a également décidé qu’il devait y avoir une éducation politique dans les entreprises, car elle considère qu’il est important que les travailleurs soient éduqués politiquement et idéologiquement.
De nombreuses communes forment des entreprises communales qui développent des cycles de production pour approvisionner les communautés et non le marché. Un exemple dans le contexte urbain est la Comuna Socialista El Panal, au centre du quartier 23 de Enero, l’un des plus populaires des collines de la vallée de Caracas. Le nom rappelle la date du soulèvement qui a renversé la dictature de Marcos Pérez Jiménez en 1958. Le dictateur y avait fait construire 38 immeubles de 150 à 450 appartements et de 15 étages. Lorsque Pérez Jiménez a été contraint de démissionner, les appartements du projet d’urbanisme moderne conçu par une équipe d’architectes sous la direction de Carlos Raúl Villanueva n’avaient pas encore été attribués. Près de la moitié des plus de 9 100 logements sont occupés. Les espaces verts entre les blocs ont été envahis pour construire des maisons. L’esprit de rébellion s’est maintenu et même renforcé au fil des décennies.
El Panal, qui compte quelque 14 000 habitants sur environ 10 hectares, est le territoire du collectif guévariste Fuerza Patriotica Alexis Vive (FPAV). Le samedi, il y a un marché avec une organisation paysanne sympathique qui apporte ses produits directement dans le quartier. Ensuite, il y a un barbecue devant la boulangerie communale. La boulangerie a été la première coopérative communale de la commune. En 2012, la commune a reçu un financement de l’État pour construire une usine textile capable de produire près de deux millions de vêtements par an, en se concentrant d’abord sur les uniformes scolaires. D’autres financements ont permis à la commune de construire des réservoirs et de produire du tilapia pour la communauté. En outre, la commune dispose d’une usine de conditionnement de sucre et possède même du bétail à la périphérie de Caracas. Au total, environ 40 personnes travaillent dans les entreprises de la commune. La commune décide de l’orientation générale des entreprises, tandis que leur fonctionnement est régi par les assemblées des travailleurs.
La Commune en tant qu’espace d’autogestion démocratique correspond au cadre de l’imaginaire alternatif de nombreux mouvements populaires au Venezuela, tout comme le contrôle des moyens de production par les travailleurs et les communautés. Ces initiatives visent la transformation structurelle et le dépassement du mode de production capitaliste. L’ancien président Chávez s’est aligné sur cette vision, ce qui n’est pas le cas du bolivarisme gouvernemental en général. Le contrôle ouvrier a disparu du discours gouvernemental peu après la mort de Chávez en 2013. La plupart des ERT, qui étaient censées être autogérées par leurs travailleurs, sont finalement passées sous le contrôle de l’État.
24 mars 2025
(Traduction et préambule Richard Neuville)
Pour en savoir davantage :
Azzellini, Dario. O movimento autogestionário mundial: uma perspectiva marxista. São Paulo, Brazil: Editora Lutas anticapital.
Azzellini, Dario (2018). Communes and Workers’ Control in Venezuela: Building 21st Century Socialism from Below. Chicago: Haymarket.
Azzellini, Dario; Ness, Immanuel (2021). Poder Obrero. Autogestión y control obrero desde La Comuna hasta el presente. Buenos Aires: Editorial El Colectivo.
Darío Azzellini, Docteur en science politique et en sociologie, professeur actuellement accueilli par l’université de Cornell (Ithaca, EEUU). Ses travaux de recherche se concentre sur le travail, les mouvements populaires, l’autogestion et l’économie politique. Il a publié une vingtaine de livres, 11 documentaires et plus de 120 articles académiques. Plus d’information : http://www.azzellini.net Contact : dnapress@gmx.net
Référence de l’article :
Darío Azzellini, « Comunas y empresas recuperadas en Venezuela », Crítica Urbana. Revista de Estudios Urbanos y Territoriales Vol. 8, núm. 35, Producción fabril para la producción de la vida. A Coruña: Crítica Urbana, marzo 2025. https://criticaurbana.com/comunas-y-empresas-recuperadas-en-venezuela