Il s’agissait de la quatrième audition tenue dans le cadre du séminaire « Appropriation sociale, autogestion et coopératives ». Bernard Friot, sociologue, auteur de « Puissances du salariat » et de « L’enjeu du salaire » (Editions La Dispute) venait débattre du Salaire universel et/ou de l’abolition du salariat, des questions relatives à la qualification, la propriété et au droit d’usage. Nous publions ici l’enregistrement vidéo de son introduction ainsi qu’un bref résumé de son intervention. Une réunion de débriefing de ce débat aura lieu mercredi 23 octobre à 18H30 à l’Espace Niemeyer (niveau -1), 6 avenue Mathurin Moreau, Paris 75019 (métro Colonel Fabien).
Bernard Friot prend appui sur son dernier livre « Puissances du salariat » en indiquant que le salariat reste à construire comme classe révolutionnaire. Il analyse les conflits actuels (celui sur les retraites par exemple), comme une opposition entre deux conceptions de la valeur, la convention capitaliste et la convention salariale.
Il rappelle que dans les années 1970, nous avions deux hypothèses sur le sens de la sécurité sociale instaurée en 1945 : celle d’un correctif du marché du travail et celle d’un redoublement de celui-ci. Dans la première thèse, ce correctif permettait, après l’application d’une justice économique établie par le marché, de faire intervenir une justice sociale qui rétablirait certains équilibres. L’autre hypothèse, qui la thèse officielle des manuels de sciences économiques, est une vision régulationniste : le capitalisme fordiste ne pouvait se contenter pour écouler sa production des simples ressources marchandes ; il fallait solvabiliser la population. D’une certaine façon, la thèse du capitalisme monopoliste d’État proposée par la section économique du PCF autour de Paul Boccara est proche de cette vision typiquement fonctionnelle.
Bernard Friot indique que ces thèses étaient contradictoires aux matériaux (statistiques, écrits…) dont il disposait. Selon lui, ce qui se passe en 1945 est une véritable révolution, masquée par une cécité que nous avons sur la cotisation sociale. Cette cécité fera qu’à partir de 1980, on ne se battra plus pour la cotisation, on renoncera à se battre contre la CSG et on préférera une bataille pour l’impôt, éventuellement maquillé comme cotisation sur la capital. On continue ainsi à appeler à la suppression du salariat sans comprendre que l’on assiste à l’avènement de la classe salariale comme classe révolutionnaire. Cette cécité s’explique par un déni que la classe ouvrière était en mesure d’imposer une autre pratique de la valeur économique que sa pratique capitaliste.
Selon lui, la convention capitaliste de la valeur s’appuie sur quatre institutions : la propriété lucrative (le fait de pouvoir retirer un revenu d’un bien), le marché du travail (qui permet à ceux qui ne disposent pas de biens d’objectiver leur travail), la mesure de la valeur par le temps de travail, la création monétaire par endettement. Il a fallu cinq siècles pour bâtir cette convention, il en faudra probablement plusieurs pour la subvertir. Depuis plus d’un siècle, nous serions dans un processus révolutionnaire qui subvertit les institutions actuelles en affirmant une autre valeur du travail. Pour rester hégémonique, la classe dominante tente de naturaliser cette convention capitaliste de la valeur comme en témoigne la bataille des retraites dans laquelle on admet que les retraités ne travaillent pas. Trois institutions du salariat sont en cours de construction : l’établissement de la valeur par la qualification, le salaire à vie qui s’oppose à l’emploi et la copropriété d’usage (qui s’oppose à la propriété lucrative – séparée des notions de propriété privée et propriété d’État qui restent des catégories capitalistes). Pour Bernard Friot, cette dernière est sans doute celle qui est la moins avancée dans cette subversion. Elle est une copropriété sur laquelle on décide quelles valeurs d’usage seront produites. Cette dernière subvertirait la création monétaire comme occasion d’endettement et qui supposerait la suppression du crédit par création monétaire par des caisses d’investissements qui compléterait les autres cotisations sur la base de la fin du profit.
La fonction publique d’État anticipe cette évolution et exprime bien cette abolition du marché du travail par des droits salariaux qui sont attachés à la personne et non à un emploi. La contribution des fonctionnaires dans la formation du PIB est leur salaire : on mesure la valeur produite par la qualification des producteurs. Les réformateurs, par la RGPP, veulent restaurer la convention capitaliste de la valeur dans la fonction publique. C’est ainsi que les retraites sont présentées comme un revenu différé et non un salaire continué, ce qui donne une prime aux systèmes à points au détriment des systèmes à annuités. Ce qu’a construit 1945 n’est pas une ponction sur la valeur capitaliste. Lorsque Croizat double le taux de cotisation de 16 à 32 %, il ne pique rien sur rien, le doublement du taux de cotisation entraîne une hausse des prix et la circulation de ces marchandises d’un prix plus élevé génère une création monétaire. Ce serait une création monétaire qui augmenterait le PIB sans inflation parce qu’en face de cette monnaie supplémentaire, il y a une valeur nouvelle qui est créée par la sécurité sociale. En 1945, la moitié de la sécurité sociale vont aux allocations familiales et l’autre moitié aux assurances sociales. A la fin des années 1940, si on prend une famille ouvrière de trois enfants (qui est la moyenne), la moitié du revenu d’une famille ouvrière est composé des allocations familiales : c’est la reconnaissance de la valeur économique produite par les parents. La cotisation sociale est un ajout qui attribue une valeur au travail. Lorsque dans les années 1960, on a la création des CHU et le conventionnement des médecins libéraux, on le finance d’une hausse de la cotisation maladie qui n’est piqué sur rien, ni sur le capital, ni sur le travail : elle augmente le PIB en reconnaissant une valeur anticapitaliste produite par des gens, fonctionnaires ou libéraux qui produisent de la valeur. De même, dans les années 1970, il y a eu hausse massive des droits à pension avec hausse correspondante des taux de cotisations. Ce n’est piqué sur personne mais correspond à la prise en compte de la valeur produite par les retraités : il n’y a aucune solidarité inter-générationnelle. Comme ils ne produisent pas de marchandises, la valeur produite est incluse dans le prix des marchandises.
Le salaire à vie des retraités et des fonctionnaires pourrait alors se généraliser à tout le monde. Ce qui mesure la valeur produite par les retraités, c’est leur salaire donc leur qualification qui est devenue personnelle. L’affirmation de 1945 est que l’on peut produire de la valeur sans actionnaire et sans propriété lucrative, sans marché du travail. Bernard Friot prétend être fidèle à Marx qui ne développe aucune théorie naturaliste de la valeur. Il conclut en indiquant que si nous sommes arc-bouté sur la confusion entre valeur économique et valeur d’échange, nous resterons pessimistes. À l’inverse, il nous appelle à être les héritiers actifs de nos pères de la Libération.
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