W.E.B. Dubois

W.E.B. Dubois

Contre la violente ségrégation, la domination et l’exploitation qu’elle subit, la communauté noire des États-Unis a très tôt, dès la période de l’esclavage, créé ses propres espaces organisationnels et économiques pour résister et survivre. Elle a suivi le long chemin de l’auto-organisation et manifesté une aspiration permanente à gérer ses propres affaires qui s’est incarnée sous des formes différentes en fonction du rapport de force racial et social.

En 1907, W. E. B. Dubois, un des intellectuels noirs les plus brillants, publie une étude sur la «  La coopération économique parmi les Américains nègres ». Une des premières formes d’auto-organisation que Dubois traite est celle des églises noires. Il rappelle qu’en raison de la discrimination pratiquée au Nord par les églises blanches, les Noirs avaient fondé leurs propres congrégations. Aussi ils géraient eux-mêmes leurs institutions religieuses. La plus importante d’entre elles était l’African Methodist Episcopal Church. En 1876, elle compte 206 331 membres ; son nombre quadruple en 1908 et le montant de ses biens, selon les informations fournies par Dubois, s’élève en 1903 à 10 042 675 dollars avec 583 églises. Elle est financée par les dons de ses fidèles et dispose de ses propres publications qui, au temps de l’esclavage, circulent également dans le Sud. Une autre congrégation est fondée en 1836, les Baptists, qui atteint en 1906, 2 110 269 membres. Son caractère particulier, selon Dubois, est lié à sa politique d’édition. En 1894, une convention décide de publier à des dizaines de milliers d’exemplaires des magazines ou des brochures au profit des écoles de la congrégation. En une année, 700 000 exemplaires de Bibles, livres ou revues religieux sont édités. On se souviendra que soixante années plus tard, toute cette infrastructure religieuse déploiera sa force dans le combat pour les droits civiques. Elle fournira ses espaces de mobilisation avec ses églises, et des cadres politiques de première importance comme Martin Luther King, Jr., un pasteur baptiste. Au sortir de la guerre de sécession, l’éducation, question clé pour toute émancipation, est interdite à la presque totalité des Noirs et 90 % d’entre eux sont illettrés. Très tôt, l’enjeu de l’accès à l’éducation fait l’objet d’une mobilisation. En 1818, à Washington est « fondée une association de gens de couleur libres appelée la Resolute Beneficial Society » qui enseigne l’arithmétique, l’anglais, la grammaire. En 1870, il y a 2 677 écoles de ce type avec 149 581 élèves. Pour Dubois, il est que clair que les écoles primaires et secondaires « pour les Nègres ont été très largement développées par les Nègres eux-mêmes ». Une autre forme d’organisation indépendante voit le jour sous la forme de sociétés secrètes qui déboucheront sur des mutuelles d’entraides et d’assurances. Dubois cite l’exemple de la ville de Xeinia (Ohio) qui compte 2000 Noirs et 11 loges de sociétés secrètes, comme par exemple la loge n° 21 des Free & Accepted Masons avec ses 48 membres. À Baltimore où vivent 67 000 Noirs, il existe entre 1884 et 1885, une trentaine de loges dont le nombre de membres va de la douzaine à la centaine.

Par ailleurs, Dubois mentionne également l’existence d’orphelinats, d’hôpitaux et de cimetières créés et gérés par les Noirs. Dans son enquête de 1907, il recense entre 75 et 100 orphelinats et compte 40 hôpitaux dirigés par des Noirs dont il nous donne la liste et l’emplacement. Il ajoute que « presque chaque ville dans le Sud possède son cimetière noir et qui est géré par les Noirs ». En 1895, est fondée à l’échelle du pays, la Colored Mutual Benefit Association entièrement gérée par des Noirs, avec un docteur noir et un avocat noir pour l’aide au conseil. Cette mutuelle est soutenue par toutes les églises. Dans un autre domaine, Dubois rappelle que la « première banque nègre aux États-Unis a été la Capital Savings Bank de Washington qui a ouvert en 1888. Avant cela, cependant, une banque spéciale avait été créée pour les Noirs libres». En effet, durant la guerre de sécession, alors que de nombreux Noirs étaient engagés dans les forces de l’Union et touchaient une solde, la question d’où déposer cet argent à l’abri se posa et des banques de dépôts militaires furent créées là où des troupes de couleur étaient présentes. D’autres banques de ce type se créent ailleurs. Certaines font faillite.

Concernant le mouvement coopératif noir, Dubois souligne que « durant l’esclavage lui-même une sorte de quasi-coopération s’était installée avec l’achat de la liberté par les esclaves ou leurs proches ». En effet, dans certains cas, des esclaves obtenaient le droit de travailler le dimanche contre salaire et arrivaient ainsi à épargner suffisamment pour acheter leur liberté. Des anciens esclaves devenus libres et partis dans le Nord épargnaient de nouveau pour acheter la liberté de leur famille. Les filières d’évasion de l’Underground Railroad constituaient également, selon lui, un exemple d’activités « coopératives » entre les Noirs.

Les coopératives noires menacées par le suprématisme blanc

Étudiant le mouvement coopératif noir à Baltimore, il relève plusieurs raisons à ces échecs. D’une part, le manque de capital et le manque de formation à la gestion de ses membres : il cite les mésaventures de plusieurs sociétés par actions gérées par des Noirs. Il revient notamment sur une société détenue par les Noirs dans le domaine du déchargement. Les blancs n’ayant pas pu obtenir une loi expulsant les Noirs de ce travail, ils choisirent alors la manière forte et attaquèrent physiquement les dockers noirs. Plus tard, les charpentiers blancs décidaient ne plus travailler dans des bateaux où des Noirs seraient présents. Comme il n’y avait que peu de charpentiers de couleur, les Noirs furent expulsés des bateaux. Dans la même ville de Baltimore, la coopérative Northwestern Family Supply co, fondée en 1864, opérait dans le domaine de l’épicerie. Dubois cite également des expériences de coopératives de production noires. Par exemple, en 1897, à Concorde, est fondée la Coleman Manufacturing Company, par des Noirs qui travaille le coton. Elle emploi entre 200 et 230 personnes de couleur. Mais lorsque son fondateur décède, elle est rachetée par une société blanche. Dubois remarque également que « la discrimination dans certains commerces conduisent à des commerces de couleur. Par exemple les employés [des magasins de chaussures] refusent, parfois, de chausser des Noirs ». En 1907, au moment de la publication de cette étude, il existait 154 coopératives noires qui connaissaient les pires difficultés. Leurs membres devaient affronter la violence des racistes blancs qui ne supportaient pas l’existence d’une économie noire et il n’était pas rare que les membres de ces coopératives soient attaqués et tout simplement assassinés. La pression blanche s’exerçait également sur les banques pour qu’elles refusent des prêts à ces nouveaux acteurs économiques. Lucide, le futur adhérent du parti communiste américain ajoute que « le type de coopération que nous avons découvert parmi les Nègres américains ne relève pas toujours de la coopération démocratique ; très souvent l’organisation est aristocratique et même monarchique… ».

Selon l’historien John Curl, les Knights of Labor 1 qui organisait dans le Sud entre 60 000 et 90 000 travailleurs noirs (1886-1888), avaient développé 200 coopératives industrielles dont les Noirs étaient souvent les gestionnaires « clandestins » en raison des risques mortels qui pesaient sur leurs têtes.

À la même époque, du refus de la Farmer Alliance d’accepter des fermiers noirs dans ses rangs, naît en 1886 la Colored Farmer’s Alliance and Cooperative (CFNCU) qui est présente dans plusieurs villes du Sud et organise l’entraide matérielle entre fermiers. Des magasins coopératifs sont créés où les prix sont meilleur marché. Mais nombre de ses membres sont assassinés par les suprématistes blancs et il n’est pas rare que ces magasins soient incendiés. En 1890, elle revendiquait 1 million de membres. Celle-ci entretient des liens avec les ouvriers agricoles organisés par les Knights of Labor et s’engagera dans la construction d’un parti de gauche le Populist Party.

Pour Jessica Gordon Nembhard, auteure du tout récent ouvrage Collective Courage, an History of African American Cooperative Economic Thought and Practice, la vision de Dubois des coopératives n’était pas aveugle. « Sa position était que les Afro-américains étaient discriminés économiquement et que nous avons essayé de devenir des capitalistes et d’accéder à la richesse individuellement comme les autres Américains, mais que cela ne marchait pas en raison du racisme et des discriminations. Il pensait que nous devions, de façon volontaire, construire une économie de groupe basé sur la solidarité et utiliser les coopératives de consommateurs et de production pour répondre à nos besoins économiques et cela séparément de l’économie blanche. Dans cette perspective, nous pourrions contrôler nos propres biens et services et ainsi avoir un revenu et une richesse – nous stabiliser ainsi que nos communautés».

En 1918, Dubois fonde la Negro Cooperative Guild pour favoriser l’essor des coopératives noires. La même année, à l’issue d’une réunion publique organisée par Dubois, un des participants de retour dans sa ville de Memphis organise un groupe d’étude qui débouchera sur la création d’une coopérative de consommateurs, la Citizen’s Cooperatives Stores qui compte cinq magasins en 1919 et 75 000 clients. La coopérative organise des discussions mensuelles sur l’utilité du mouvement coopératif pour l’émancipation des Noirs. Des exemples d’autres coopératives de ce type abondent. Crisis, l’organe du National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) animé par Dubois, se fait l’écho de toutes ces initiatives et les défend.

L’investissement des militants syndicalistes noirs dans le mouvement coopératif au début du 20e siècle est moins connu. Une de ses illustres figures A. Phillip Randolph 2 de la Brotherhood of Sleeping Car Porters, a beaucoup écrit dans la revue politique noire The Messenger sur les coopératives. Il travailla avec les Ladies Auxiliairies, composées des femmes et de proches des travailleurs noirs du syndicat et qui le soutenaient. De groupe de soutien, notamment financier, ce « syndicat » de femmes développa les formes de boycott modernes de consommateurs anti-discrimination et s’investit dans l’économie coopérative. Une de ses dirigeantes, Halena Wilson, écrira, dans le Negro Worker, l’organe du Brotherhood of Sleeping Car Porters, plusieurs articles sur les coopératives, dont elle avait étudié les expériences en Europe. En 1943, une coopérative de consommation sera même créée au siège du syndicat à Chicago, s’ajoutant à de nombreuses autres coopératives déjà fondées par le mouvement dans tout le pays.

Une autre figure du mouvement coopératif noir des années 1920 a été Marcus Garvey et son Universal Negro Improvement Association and African Communities League (UNIA) qui sans doute a été la plus importante organisation noire indépendante qu’ont jamais connue les États-Unis. Marning Marable dans sa biographie de Malcom X revient sur Marcus Garvey et ses activités coopératives : l’objectif de l’African Communities League 3 est de mettre en place, selon ses propres mots, « des commerces et des services mais aussi de s’engager dans la vente en gros et en détail de toutes sortes de biens ». Ces activités sont d’abord mises en place à Harlem où l’African Communities League ouvre des épiceries et des restaurants et finance l’achat d’une blanchisserie industrielle. En 1920, Garvey crée la Negro Factories Corporation pour encadrer les entreprises de plus en plus nombreuses du mouvement. Mais son projet le plus connu et le plus controversé fut la Black Star Line, une compagnie de navigation soutenue par des dizaines de milliers de Noirs qui contribuent à ce projet en achetant des actions d’une valeur de 5 ou 10 dollars. Paradoxalement, toutes ces activités dépendaient de l’existence de facto de la ségrégation raciale, qui limitait toute possibilité de concurrence par les entreprises blanches, celles-ci refusant d’investir dans les ghettos urbains.

Dans les années 1930, Ella Baker, future dirigeante du mouvement des droits civiques, et George Schuyl, futur dirigeant de l’Universal Negro Improvement Association de Marcus Garvey, fondaient à Harlem la Young Negroes Cooperative League (YNCL) qui considérait le développement de coopératives comme une méthode de survie économique communautaire en cette période de crise économique. L’organisation coordonnait à l’échelle nationale les activités de petites coopératives. Pour Barbara Ransby 4 « Baker et ses jeunes camarades idéalistes considéraient le développement des institutions économiques coopératives comme la première étape de la transformation pacifique de la société du capitalisme vers une alternative socialiste plus égalitaire. Consommer avec les coopératives, espéraient-ils, démontrera à une petite échelle l’efficacité de la planification économique collective et simultanément développerait les valeurs d’interdépendance, de prise de décision en groupe et le partage des richesses ». La première conférence de l’YNCL réunit 600 personnes. Quatre années plus tard, à la veille de sa disparition, l’YNCL comptait 400 membres. la YNCL s’inspirait des principes Rochdale.

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Notes:

  1. Les Knights of Labor est à l’origine une société ouvrière secrète, fonctionnant ainsi du fait de la répression patronale. En 1880, elle apparaît au grand jour et sera connue sous le nom des Chevaliers du Travail. Elle anime de grandes grèves, notamment dans les chemins de fer entre 1884 et 1887. Elle organise 700 000 travailleurs, la plupart non qualifiés.
  2. http://fr.wikipedia.org/wiki/Asa_Philip_Randolph
  3. La branche commerciale de l’UNIA
  4. Ransby,Barbara, Ella Baker and the Black Freedom Movement : A Radical Democratic Vision, Univ. of North Carolina Press, Chapel Hill, N.C.,2003