Dans ce village de Drôme, un quart des adultes participe à la politique locale à travers des commissions et des groupes de travail. La municipalité veut continuer à élargir le cercle des personnes concernées, et associer la population aux dossiers les plus ardus, comme le budget ou le Plan local d’urbanisme. Un reportage de l’âge de faire.
À Saillans, le Café des sports est incontournable : c’est le seul établissement ouvert chaque jour, à toute heure et en toute saison, dans ce village coincé entre les montagnes et la Drôme qui lui mouille les pieds. Les journalistes y sont envoyés lorsqu’ils veulent des avis critiques sur la gestion municipale. Parmi les clients, il y aura toujours quelqu’un pour se plaindre des nombreuses réunions « faites pour ceux qui ne travaillent pas », des places de parking supprimées ou du fait « qu’on ne sait pas qui commande »… L’affluence des médias, intrigués par le fonctionnement atypique de la liste qui a remporté les élections municipales de 2014, a suscité de l’agacement dans ce bourg de 1 200 habitants, en donnant l’impression que les élu·e·s étaient plus efficaces pour communiquer que pour agir, et en confrontant presque systématiquement « les pour » et « les contre ».
Quand je lui demande ce qu’il pense de tout ça, Laurent Bernard, l’un des deux patrons du bar, évite soigneusement le piège du manichéisme. Certes, il regrette que le conseil municipal soit « devenu politique ». Est-ce mal de faire de la politique ? « Oui. La politique, ce sont les pourris qui nous gouvernent », dit-il en levant le menton en direction du ciel… ou du sommet de l’État, là-bas, très loin. Cette définition est à mille lieux de celle de Tristan Rechid, qui a formé les élu·e·s de Saillans aux méthodes de l’éducation populaire : « Le politique, c’est l’habitant, pas l’élu. L’élu est un représentant qui anime le processus. » N’empêche. Le conseil des sages, auquel appartient Tristan et qui accompagne l’action municipale, ira bientôt à la rencontre des habitants dans différents lieux publics, dont le Café des sports. Laurent Bernard en est plutôt content. « Ici, c’est ouvert à tous. »
De fait, en terrasse et dans la salle, à peu près tout le monde se côtoie dans un va-et-vient permanent : des grand-mères qui se retrouvent autour de leur café quotidien, des jeunes parents avec bébé en écharpe, des chasseurs, des écolos, des gens « du cru », des néo-ruraux, des travailleurs saisonniers… Toute la diversité de la Drôme, dont les composantes ont parfois du mal à se comprendre, est là.
« Je suis un peu de l’ancienne école »
Sébastien Dragan est arrivé de la Marne il y a près de vingt ans. Il a longtemps tenu la pizzeria à deux pas du café. Il raconte qu’aux élections, « je n’étais pas spécialement pour cette liste. Je suis un peu de l’ancienne école, à penser qu’on est élu pour décider ». Son parcours professionnel l’a finalement poussé à rejoindre la commission Économie. « En septembre, pour la Semaine de l’économie locale, nous avons fait une expo photo sur les acteurs économiques : commerçants, artisans, artistes… La plupart ont joué le jeu, et ont organisé en tout une quarantaine d’ateliers. Ce genre de choses donne de la fierté à des gens qui ont besoin de reconnaissance. Ça les amène à s’ouvrir à la démarche. »
C’est l’un des grands questionnements du moment à Saillans : comment élargir le cercle des 230 personnes (24 % de la population majeure) qui participent aux commissions et aux Groupes action-projet ? « Ce sont surtout des peurs qui bloquent les gens, estime Sébastien. Peur de ne pas trouver leur place, d’être dépossédés de leurs droits sur le village. Et puis, il faudra quelques générations pour que les gens redeviennent acteurs de leur propre vie ! »
Le fonctionnement de la municipalité de Saillans repose sur deux grands principes : la collégialité et la participation. La collégialité concerne le conseil municipal proprement dit. Ici, pas de système pyramidal avec le maire tout en haut, puis ses adjoints, et enfin les simples conseillers. Les élu·e·s se partagent les responsabilités et travaillent en binômes. La participation des habitant·e·s, quant à elle, peut se faire dans les commissions thématiques (finances, aménagement, jeunesse, transparence…) et les Groupes action-projet (jardin public, stationnement-circulation, entraide-bénévolat, rythmes scolaires…). Les citoyen·ne·s peuvent aussi se porter volontaires pour être membres du conseil des sages, animer des réunions, rédiger la lettre d’information municipale…
« Ce qu’on veut savoir, c’est pourquoi ils ne viennent pas ! »
Deux à trois fois par mois, ils sont également conviés au comité de pilotage, l’un des principaux lieux de décision, où ils peuvent prendre la parole. Les travaux des commissions et des groupes Action-projet y sont présentés et validés ; les questions qui feront l’objet d’un vote officiel en conseil municipal y sont débattues. Sébastien ne va pas souvent au comité de pilotage, mais son père s’y rend régulièrement. « Il a 70 ans, et il se sent honoré qu’on lui demande son avis ! »
J’avais assisté à un comité de pilotage en juin 2014, quand la liste encore toute fraîche et enthousiaste se lançait dans de multiples groupes de travail (lire L’âge de faire n° 88). Deux ans et demi plus tard, les élu·e·s doivent gérer leur fatigue. Ce jeudi soir de novembre, ça grince parfois un peu dans les échanges, ça frotte entre les tempéraments. Fanny Larroque, qui prend des notes et surveille l’horloge, met de l’huile dans les rouages depuis le mois de septembre. Une subvention de la Fondation de France a permis à la mairie de financer son poste pour un an, soulageant les élu·e·s surmené·e·s.
En début de réunion, des membres du conseil des sages annoncent qu’ils iront discuter à bâtons rompus avec les habitants, sur le marché et dans différents quartiers. Un élu les interpelle : « Nous, ce qu’on veut surtout savoir, c’est pourquoi ils ne viennent pas ! » Une créatrice de vêtements et deux artisans présentent leur projet de recyclerie, pour lequel ils sollicitent un local municipal. Ils proposent aussi de fabriquer de petites remorques qui seraient proposées en libre service dans le centre du bourg, pour transporter les courses sans utiliser de voiture. Puis, après un débat autour de la vente d’un terrain communal, le comité aborde une question épineuse : l’analyse du budget. Agnès Hatton, élue responsable des finances, dit son désarroi : « difficile de travailler de façon cohérente quand le coût des projets ne cesse de grossir, gonflé par les imprévus et l’application des normes ! » On sent planer sur la salle tout le poids des réglementations et des normes techniques, qui réduisent la liberté politique des communes. Pour y voir plus clair, le comité décide de recourir à un expert qui réalisera une étude globale sur le budget.
L’équipe municipale est aujourd’hui à un tournant. Après avoir organisé plus de 200 réunions participatives et fait émerger des dizaines de projets d’habitants, elle se concentre sur les réalisations. Compostage collectif, réduction de l’éclairage public, installation de panneaux solaires à l’école, aménagement du jardin public… De nombreux projets se sont déjà concrétisés. Les élu·e·s ont aussi eu le temps de digérer certaines réalités qui mettent des bâtons dans les roues de leur utopie. Peu à peu, des solutions se dessinent pour surmonter les obstacles.
Les débuts du tirage au sort
Première réalité, qui revient en boucle : tout le monde ne participe pas. « Aux élections, 43 % des votants n’étaient pas d’accord avec nous, et sur les 57 % qui nous ont élus, beaucoup en avaient juste marre du maire », rappelle Joachim Hirschler, élu référent en Environnement, énergie et mobilité. Fanny a été recrutée pour aller à la rencontre des « abstentionnistes » qui ignorent les réunions publiques. « Mon boulot, c’est de travailler avec ceux qui ne viennent pas, ou ne viennent plus, les déçus, ceux qui ne se sentent pas capables ou qui ont du mal à s’engager sur la durée », explique-t-elle. Les outils numériques et l’organisation de chantiers collectifs bénévoles sont les premières pistes envisagées pour diversifier les formes de participation. Sans oublier le tirage au sort, que le conseil des sages utilise pour recruter ses nouveaux membres et souhaite expérimenter à une échelle plus large. Des citoyens tirés au sort sur les listes électorales devraient ainsi participer, aux côtés des élus, aux travaux concernant la révision du Plan local d’urbanisme (PLU).
Seconde réalité : la lourdeur du fonctionnement d’une commune laisse les habitants à l’écart des plus gros budgets et des projets de fond. Emmanuel Cappelin, membre du conseil des sages, relève le paradoxe. « On met beaucoup d’énergie dans les Gap (Groupes Action-projet, Ndlr), mais 60 % des finances vont dans le train-train de la mairie… C’est ainsi qu’on évacue le politique du budget, avec le risque de se contenter d’une petite ligne avec laquelle la population fait joujou. » Un débat d’orientation budgétaire est programmé pour le printemps, et des membres du conseil des sages verraient bien des discussions sur le sujet au marché, par exemple. Mais les élu·e·s ont encore eux-mêmes un gros travail à fournir, avant de pouvoir en débattre avec les habitant·e·s.
« Un rêve d’éducation populaire »
Une autre piste consiste à inviter la population à participer aux « projets structurants », imposés par la réglementation ou par la nécessité de rénover certains équipements. Le conseil municipal a ainsi fait appel à l’association d’éducation populaire « La turbine à graines » pour s’attaquer à un gros morceau : le PLU. Avant la rédaction des objectifs de révision du PLU, des habitant·e·s ont travaillé sur une carte géante de la commune et autour de tables thématiques ; ont décortiqué ensemble des textes réglementaires ; ont participé à des promenades de repérage… « Tout le travail qu’on a fait se retrouve dans les objectifs, se réjouit Sébastien, qui a été formé pour aller à la rencontre des habitants et accompagner une promenade. C’est super gratifiant ! » Pour mener l’ensemble de la révision selon cette démarche, la commune devra se mettre en quête de financements.
À mi-mandat, la liste cherche donc à la fois à élargir et à approfondir la participation. Un travail de longue haleine, dont les succès prennent parfois des chemins inattendus. Fernand Karagiannis, élu référent pour l’Économie, se réjouit presque de voir des habitants signer une pétition contre l’installation de bacs à déchets. « Quelque part, ils ont intégré notre fonctionnement. Ils nous disent : « Vous êtes participatifs et vous ne nous informez pas ! » Ça va devenir quelque chose de naturel, qui devrait continuer après nous. » Tristan, lui, attend beaucoup du tirage au sort de citoyens qui travailleront avec les élus et les experts. « Ils vont être formés en urbanisme, en gestion… En fin de mandat, on aura plein de gens compétents. C’est un rêve d’éducation populaire ! »
Article original : http://www.lagedefaire-lejournal.fr/a-saillans-lutopie-se-travaille-darrache-pied/
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