Un cahier de notes auto-édité sur le déroulé d’un CDD de quatre mois dans une Scop jurassienne engagée dans l’économie circulaire et l’insertion économique par l’emploi. Un décalage entre l’affichage « Économie Sociale et Solidaire » de l’entreprise et la description des conditions de travail indignes qu’en fait l’auteur. Comment expliquer qu’une Scop puisse en arriver là ?

Le groupe Demain, vous connaissez ? Basé à Lons-le-Saunier dans le Jura, il s’articule autour d’une Scop de 140 salariés ayant réalisé 7,6 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2006, en augmentation de 20 % par rapport à l’année précédente. Leurs activités ? Rien de plus noble a priori : le retraitement des déchets, des matériaux naturels pour l’isolation, et enfin, de l’insertion par l’activité économique de « personnes éloignées de l’emploi ». Leur vocation : « Le Groupe Coopératif Demain s’engage continuellement pour une société inclusive plus juste et plus solidaire. Il aspire à créer des emplois pour les personnes exclues du marché du travail et à continuellement innover au service du territoire jurassien et de ses habitants afin de PERMETTRE L’AVENIR. » Nul doute qu’il s’agit d’une entreprise comme on aimerait en voir plus souvent, alliant l’écologique et le social. Alors qu’elle s’appelait encore Juratri, elle a été lauréate des Grands Prix Finansol de la finance solidaire en 2013, et a bénéficié à cette occasion d’un article élogieux dans Le Monde. 2013 était l’année de ses 20 ans d’existence et l’entreprise a alors reçu la visite du ministre de l’Économie Sociale et Solidaire, Benoît Hamon. Seule zone d’ombre dans ce tableau idyllique, le taux particulièrement faible du sociétariat dans la Scop : 34 associés seulement pour 140 salariés, soit moins du quart… Comme c’est une entreprise d’insertion, on peut raisonnablement penser que les salarié-es en contrats d’insertion n’ont pas vocation à s’inscrire dans l’entreprise puisque ce sont des tremplins vers d’autres emplois, ce qui, dans un esprit Scop, n’interdirait pas une association de ceux-ci à certaines décisions et à l’organisation du travail.

 

C’est dans ce paysage presque serein qu’a été publié en novembre 2017, l’ouvrage Ordures, De presque journaliste à vraiment ouvrier de François Haslé. Comme disait Michel Audiard, « c’est du brutal » : un ouvrage auto-édité et directement vendu sur Amazon sans l’intermédiaire d’un éditeur, un format A4, une numérotation de pages inexistante et donc une absence de sommaire. Une volonté de la part de l’auteur, à l’image de ce qu’il a vécu en tant que salarié en contrat d’insertion dans cette entreprise ? Il ne s’agit pas d’un essai, encore moins d’un roman, mais tout simplement de son carnet de notes réalisé quotidiennement au cours de ses quatre mois de travail dans cette entreprise. Et là, on découvre un tout autre monde que celui, idyllique, brossé dans les médias. Rebaptisée Jura’trime, le fait que cette entreprise soit une Scop n’apparaît que dans la toute dernière partie du texte. Nous nous retrouvons plongé dans une autre réalité, celle d’une certaine condition « ouvrière » au XXIe siècle.

François Haslé est un jeune, bachelier et sans emploi comme beaucoup. Originaire du Jura, il espère pouvoir venir travailler à Paris, faire du journalisme, mais dans l’immédiat, il suit un « parcours d’insertion » au Pôle emploi local qui lui propose un CDD de quatre mois à Juratri. Dès le début du récit, le ton est donné : « Au bout de quelques minutes, arrive un homme. Crâne rasé, un peu voûté, l’air patibulaire, une cinquantaine d’années peut-être, très speed. Vraiment pas sympa. C’est un agent de maîtrise. Ça, je le saurai plus tard car il ne se présente même pas. […] Il nous parle comme à des demeurés et nous pose des questions stupides de manière assez agressive, ou tout au moins incisive. Nous osons à peine répondre. Il marche très vite et nous dit : « Moi il faut me suivre, c’est comme ça ici. » Ambiance. » Après une semaine de présence dans l’entreprise, l’auteur explique : « Je commence à peine à comprendre un peu le processus de tri et le chemin que font les déchets. Aucun supérieur hiérarchique ne me l’a expliqué ; peut-être pensent-ils qu’on a pas besoin de comprendre ce qu’on fait. Après tout, on est là pour bosser, pas pour réfléchir. »

L’auteur décrit au fil des pages l’atmosphère qui règne dans cet environnement : la dictature des petits chefs qui notent les salariés en fonction des oui-dire des un-es et des autres, un mépris réel qui s’instaure entre les salariés en contrat d’insertion et les chefs, un travail souvent dangereux qui se réalise dans des conditions sanitaires déplorables, le désintérêt total des salariés en contrat d’insertion vis-à-vis de l’enjeu écologique du triage, une résignation à l’égard de son propre sort… L’objectif même de l’insertion est questionné par l’auteur : « À se demander si Jura’trime n’a pas un arrangement avec une auto-école… Je crois que c’est le seul objectif que propose sérieusement l’entreprise aux ouvriers. Le côté réinsertion, c’est la blague de l’année. » On se frotte les yeux pour comprendre. L’auteur nous raconterait-il des histoires ? C’est une hypothèse qui, même si on ne peut l’exclure d’emblée, paraît peu probable au vu des éléments de détails qu’il apporte.

L’enjeu écologique du recyclage et de l’économie circulaire est essentiel pour la survie de notre planète. C’est donc un travail de première importance. Il nécessite que ceux qui le prennent en charge soient motivés pour que le travail soit réalisé de la façon la plus soignée possible. François Haslé nous montre, qu’en plus d’être mal payés et de travailler dans des conditions indignes, ceux-ci sont constamment en position d’infériorité vis-à-vis de chefs qui décident des horaires des uns et des autres, les déplacent d’un poste à l’autre à n’importe quel moment de la journée, certains postes, comme par exemple les sinistres et pestilentielles « poubelles bleues », étant les plus redoutés de toutes et de tous. « Le titre Jura’trime, un homme = une voix. Là, j’avoue ne pas comprendre au vu de ce que j’y ai vécu. A quel moment ma voix a-t-elle été prise en compte ? Pas besoin de le dire, tout le monde le sait. De la poudre aux yeux. » De plus, parce qu’il n’y a guère d’explications et de formation de la part de la hiérarchie, le travail semble souvent approximatif.

Comment cette entreprise modèle de l’Économie Sociale et Solidaire en est-elle arrivée là ? Sur la page d’accueil du site web du groupe Demain, on y voit ce qui ressemble à une Assemblée générale de la Scop. Des gens a priori sympathiques, probablement engagés de façon sincère dans une démarche écologique. À mille lieux d’actionnaires pour qui le dividende et la valorisation de l’entreprise est l’objectif : on est dans une Scop et le capital ne se revalorise pas.

Pourtant, dans le concept d’une Économie sociale et solidaire qui ne répond pas aux critères de la rentabilité capitaliste, on devrait faire autrement : être motivé dans cette tâche suppose que les travailleurs soient capables de débattre ensemble de l’intérêt de ce travail, des conditions dans lesquelles le travail sera effectué et des modalités du partage de celui-ci entre toutes et tous. Cela ne pourra se passer correctement que si la rémunération globale proposée pour le volume de déchets à traiter permet une rémunération correcte des salariés en fonction des difficultés de cette prestation.

C’est en regardant l’historique du groupe que l’on trouve la réponse à notre question : « 1993 : Création de la SARL Juratri, d’une initiative de l’ALCG (Association de Lutte Contre le Gaspillage, précurseur dans le domaine de la récupération des déchets ménagers) au côtés de partenaires industriels privés (Suez, Veolia, Derichebourg) ». En deux mots, une alliance entre des citoyen-nes engagé-es et probablement très sincères et des sociétés privées dont l’objectif est le profit et qui entendent sous-traiter le tri des déchets à des prix qui ne remettent pas en cause leur rentabilité. Juratri se transforme en Scop en 2006 et Sita (filiale de Suez) et Derichebourg en sont des « actionnaires initiaux ». Amusant de voir qu’une Scop parle d’actionnaires – et non de sociétaires – dans la composition de son capital : douteux mélange des genres.

Ce livre nous montre combien le concept d’Économie Sociale et Solidaire peut facilement être vidé de son sens si les salariés – et tous les salariés, pas seulement les sociétaires – ne sont pas en situation de contrôler leur travail. Ceci n’épargne pas les Scop où, même si les salariés doivent être majoritaires au capital et représenter au moins deux tiers des voix, les salariés sociétaires peuvent très bien être une minorité au sein des salariés et ne correspondre parfois qu’à l’encadrement, comme dans le cas du groupe Demain. Un autre aspect, et non des moindres, sont les conditions dans lesquelles ces structures contractent avec le reste de l’économie et les alliances qu’elles sont amenées à faire. Un des critères d’une véritable citoyenneté économique sont les rémunérations et les conditions de travail : cela n’a guère de sens lorsque l’on est contraint d’accepter des emplois indignes et destructeurs de vies personnelles. Le partenariat entre le groupe Demain et Pôle emploi est clairement de cette nature et les conditions tarifaires offertes par les donneurs d’ordre ouvrent clairement la voie à une exploitation éhontée de travailleurs. L’économie ne sera sociale et solidaire que si les salariés ne seront plus en position subordonnée et auront la possibilité réelle d’être des citoyens capables d’organiser et de contrôler leur travail, et cela passe par des rémunérations dignes.