« Ce livre défend une thèse simple : si nous voulons radicaliser la démocratie, nous devons aujourd’hui prioritairement démocratiser le travail ». Cela entraîne un questionnement : « pourquoi et comment associer une démocratisation des activités productives et une production de nouvelles institutions démocratiques ? »

Alexis Cukier précise que « les frontières de la démocratie et des droits de citoyenneté ne s’arrêtent plus « au seuil de l’entreprise, devant le « cœur » de la séparation et du conflit entre gouvernants et gouvernés »

L’auteur s’appuie sur de multiples ouvrages que je ne connais pas, son choix d’exposé ne me permet pas d’en faire une lecture critique dans les formes habituelles.

Je vais donc me laisser aller à quelques réflexions sur certains points traités ou non, qui ne rendent pas compte de la richesse des questionnements et des pistes de réflexion – en particulier sur les fonctionnements actuelles de subordination au/du travail , sans préjuger d’accords ou de désaccords avec l’auteur.

Abolition du capitalisme et émancipation économique du travail, invention d’institutions « d’une démocratie des travailleurs », normes idéalisées et « normes à l’œuvre dans les expériences sociales réelles », analyse située des expériences sociales de travail, formes de souffrances au travail et accomplissement de soi, fonction politique du travail, division sociale et organisation du travail, dispositifs de coopération… « la démocratie requière un travail spécifique »

Je commence par le chapitre « Féminisme matérialiste : les enjeux démocratiques de la définition du travail », dont je partage largement les analyses. Alexis Cukier parle, entre autres, du féminisme matérialiste, de la « captation du temps », de la « production du vivre », de la division sexuelle du travail, de la production des rapports sociaux – « reproduire, contrôler, transformer », de l’institution politique de la famille… « la question des formes concrètes d’une réorganisation de l’ensemble de la vie économique favorisant l’émancipation de la classe des femmes demeure largement négligée »

Je reprends une réflexion antérieure. Les êtres humains, socialement construits comme femmes ou hommes, « entrent » dans le rapport salarié, « libres » des moyens de production dont elles/ils ont été dépossédé-e-s mais, pour les uns, auto-dégagés du travail domestique (et de son souci) au sens le plus large, et pour les unes assignées à effectuer gratuitement ce travail pour les compte des uns. Quelque soit la manière d’aborder le sujet, il s’agit bien d’une extorsion de travail gratuit. Et dans le rapport social qu’est le capitalisme, cela ne peut être considérée comme un hors du champ de la valorisation de force de travail, cette « marchandise très particulière ». L’expression « oppression des femmes » masque à la fois le rapport social et les opprimeurs/bénéficiaires…

Division du travail (dont entre conception et exécution – despotisme d’entreprise), division sexuelle du travail (au sein et hors des entreprises), il conviendrait de traiter aussi de la division raciale du travail et son imbrication avec les autres divisions.

Si la citoyenneté s’arrête bien sous le capitalisme au seuil de l’entreprise, elle s’arrête aussi au seuil de l’habitation et au seuil de la chambre à coucher. Tout processus d’émancipation doit s’attaquer simultanément à l’ensemble des divisions. Ce qui ne signifie pas que des réponses puissent être construites dans les mêmes temporalités ni que cela signifie l’élimination des tensions et des contradictions.

Deuxième remarque. Il conviendrait, quelques soient les solutions adoptées, de prendre en compte que s’il est nécessaire d’émanciper le travail du capital, il faut aussi que chacun·e puisse s’émanciper du travail. Il ne saurait y avoir d’émancipation par le seul travail. Cela implique de discuter du temps de travail et du temps libre, de polyvalence réelle dans l’exécution des différentes tâches, de la remise en cause de la marchandisation de la force de travail, des relations sociales et des plaisirs/jouissances (ce qui n’est évidement pas réductible aux loisirs dans nos sociétés)…

Troisième remarque. La division entre citoyen·ne et producteur/productrice ne peut être appréhendée seulement comme une régression, une séparation, une scission – comme certain·es marxistes l’analysent – qu’il conviendrait de réduire ou de supprimer (voir par exemple, les travaux d’Antoine Artous contre cette conception). Rien ne permet de faire l’hypothèse, à l’horizon du pensable, de la nécessaire « fusion » ou « réunification » de ce qui a été séparé (par expropriation ou construction). S’il faut continuer à discuter sur ces sujets, il convient plus immédiatement d’élaborer sur lieux/institutions – disons par exemple de contrôle et d’autogestion – permettant la prise en compte des intérêts multiples et la gestion des contradictions sociales réellement existantes. Cela relève bien, me semble-t-il, du travail spécifique que requiert la démocratie. Une piste déjà travaillée est une coordination de chambres ou députations institutionnelles spécifiques. Quoiqu’il en soit c’est bien l’ensemble de « la production des conditions matérielles et sociales de la reproduction et la transformation de la société » qui relève de la dispute démocratique…

Il me semble que ces questions ne peuvent être sous le coup du tout ou du rien. Les conditions mêmes d’un bouleversement radical des rapports sociaux et du mode de production et reproduction impliquent des expériences, où des groupes sociaux construisent leurs expériences et se construisent dans et par ses expériences auto-organisées, « délibérer, décider, agir collectivement ».

Les travailleurs et les travailleuses sont dépossédé-e-s, non seulement des outils de production mais des décisions concernant le travail et son organisation (je n’aborde pas ici les procès de sexuation et de racisation). Elles et ils (Iels) sont sous la dictature de critères abstraits – mais qui ont bien quelque chose à voir avec les intérêts des actionnaires -, iels subissent et reproduisent les divisions. Combattre ces divisions implique d’inventer des formes de mobilisations sociales qui permettent à la fois d’unifier ce qui est commun aux un·es et aux autres, mais aussi de gérer les tensions entre ce qui apparaît comme des intérêts différents à des moments donnés (je n’aborde pas ici la nécessaire action pour diviser les groupes dominants).

Ces mobilisations ne peuvent contourner nos occupations principales en terme de temps journalier, à savoir le travail. « La centralité politique du travail implique en ce sens que le partage du contrôle du procès, de l’organisation et de la division du travail constitue une condition déterminante de la démocratie ». Alexis Cukier a raison d’insister sur cet angle mort des analyses sur et pour l’émancipation, sur le fait que nous ne pouvons nous contenter d’« une stratégie d’extension des expérimentations démocratiques dans la production », sur la conjonction avec les réponses à la crise écologique.

La question reste « qui décide » et où et sous quelles formes. L’auteur souligne aussi la nécessité de « produire des institutions spécifiques qui devront résoudre les éventuelles contradictions », de permettre à chacun·e de débattre-contrôler-gérer, ce qui nécessite d’avoir un temps attribué socialement et politiquement pour cela, et donc une réduction drastique du temps de travail contraint…

Alexis Cukier
Le travail démocratique
PUF, Paris 2018
248 pages, 24 euros

Article original : https://entreleslignesentrelesmots.blog/2018/09/07/aucun-domaine-de-la-vie-sociale-ne-peut-rester-a-lecart-des-choix-democratiques/