Les rapports entre l’avant-garde politique et le prolétariat sont depuis longtemps au cœur du débat du mouvement socialiste.
Cette réflexion gravite toujours autour de trois questions : le rôle du parti, ses limites, et surtout, à quel point l’avant-garde peut-elle se SUBSTITUER aux masses ? La seule stratégie démocratique, c’est celle de l’autogestion généralisée, « l’auto-activité politique » de larges masses, ainsi que Trotski en était convaincu dès 1904. Cent dix ans après, c’est encore plus évident.
Les réponses « de fait » à ces questions ont été diverses – et ont connu des succès divers – selon les époques et les contextes historiques. Elles ne furent pas tranchées de la même façon ni en 1871 par la Commune de Paris, ni par les divers partis socialistes européens jusque la révolution Russe, ni par les Soviets, ceux de 1905 et ceux de 1917, et ni par les Bolcheviks qui en « prirent » la direction dès 1918 … et de fait se substituèrent à eux.
Pas non plus de la même façon par Lénine dans les Thèses d’avril (avril 1917), dans « L’État et la révolution » et dans la politique suivie par Lénine, Trotski et les bolcheviks au cours des années 1918 à 1924.
Une avant-garde qui ne se substitue pas aux masses
En réalité si les réponses ont évolué, y compris chez un même dirigeant politique au fil des circonstances, c’est que la réflexion théorique elle-même n’était pas arrivée à une clarification définitive. La controverse, parfois très polémique, entre Lénine et Trotski dans la période 1903-1904 en est la première illustration spectaculaire, où Lénine impose le parti d’avant-garde comme direction unique de la révolution (Que faire ?), tandis que Trotski lui oppose une avant-garde qui ne se substitue pas aux masses (Nos tâches politiques).
Cette controverse est d’autant plus spectaculaire, vue de façon rétrospective, qu’au moment des choix cruciaux d’avril – mai 1917, Lénine imposera au parti bolchevik avec « Les Thèses d’avril » une ligne « trotskiste » de « tout le pouvoir aux Soviets » et que simultanément Trotski rejoindra le parti bolchevik, désormais reconnu par lui comme l’avant-garde décisive. Leur position sur le degré de substitution avait changé sous la pression des événements.
Pourtant, si ce rapprochement fut rendu nécessaire par l’imminence du torrent révolutionnaire, la divergence sur le degré de substitution n’en fut pas surmontée pour autant.
En profondeur, la question restait ouverte et ne pourra être tranchée qu’après lorsque toutes les conséquences négatives de la dérive substitutiste seront tirées, hélas dans ses pires formes, celles du stalinisme contre-révolutionnaire.
Il est intéressant aujourd’hui, où des milliers de militants ont compris la nécessité d’un processus révolutionnaire par une conquête autogestionnaire du pouvoir, de retrouver dans un texte ancien de Léon Trotski les premières intuitions des dangers de la substitution. Ceci dit la critique du substitutisme ne peut conduire à prôner le réformisme qui n’est finalement qu’une autre forme de substitutisme.
« Que faire ? » versus « Nos taches politiques »
Les extraits ci-dessous renvoient à « Nos tâches politiques », texte écrit et publié par Trotski à Genève en août 1904 en réponse au « Que faire ? » de Lénine. La scission entre mencheviks et bolchevicks est contemporaine à ce débat. Pour une bonne part, elle en est l’objet même.
On est étonné à la lecture de ce pamphlet de la précision des mises en garde et du caractère quasi prophétique de la description détaillée des dérives de la substitution 1 :
« … La social-démocratie ne pouvait se battre à la place des ouvriers, ni un journal social-démocrate à la place de la social-démocratie. Si celle-ci, compte tenu de l’étendue de son influence dans les masses prolétariennes, compte tenu du degré d’énergie et d’efficacité de son action politique, est incapable de se tailler une place décisive dans la lutte démocratique, c’est en vain qu’un journal social-démocrate s’efforcera de prendre en remorque tout le mouvement démocratique, au seul nom de la classe libératrice. L’histoire ne permet pas de ‘substitutions’ ». (Page 48)
Puis dans un chapitre intitulé « À bas le substitutisme politique ! » :
« En exposant de façon particulièrement détaillée différents exemples, nous avions l’intention d’attirer l’attention sur la différence de principe qui sépare deux méthodes de travail opposées… Dans un cas nous avons un parti qui pense pour le prolétariat, qui se substitue politiquement à lui, dans l’autre un parti qui l’éduque politiquement et le mobilise, pour qu’il exerce une pression rationnelle sur la volonté de tous les groupes et partis politiques ». (Page 113)
« … si les « économistes » ne dirigent pas le prolétariat, puisqu’ils marchent à sa traîne, les « politiques » ne font pas mieux, pour la bonne raison qu’ils remplissent eux-mêmes ses devoirs à sa place. Si les « économistes » se sont dérobés devant l’énormité de la tâche, se contentant de marcher à la queue de l’histoire, les « politiques », au contraire, ont résolu le problème en s’efforçant de transformer l’histoire en leur propre queue ». (Page 120)
« Dans la politique interne du parti ces méthodes [substitutistes] conduisent, comme nous le verrons plus loin, l’organisation du Parti à se substituer au Parti, le Comité central à l’organisation du Parti et finalement le dictateur à se substituer au Comité central ». (Page 121)
Dans un chapitre intitulé « La division du travail », Trotski définit la responsabilité polyvalente du militant :
« … ne pas transposer l’idéal de l’ouvrier parcellaire, si expert soit-il – l’idéal du « rouage » qui fonctionne bien – de la sphère technique à la sphère du travail politique… ; dans ce domaine, notre idéal ne doit pas être l’homme parcellaire qui sait, « dans l’intérêt de la social-démocratie révolutionnaire », mouvoir avec justesse, rapidité et obéissance la main ou le pied, sous la direction du Centre, mais la responsabilité politique globale, le membre du Parti réagissant activement à toutes les questions de la vie du Parti et faisant respecter, face à tous les centres, sa volonté… ». (Page 133)
Et dans sa polémique avec Lénine, où Trotski reprend les formulations de celui-ci :
« Penser et délibérer sur tout, cela doit être l’apanage du « Centre » [selon Lénine] ; et les cercles, les groupes, les agents isolés doivent [toujours selon Lénine] penser et délibérer selon leur état et par atelier. La conscience du Parti est centralisée – il ne reste plus qu’à faire de l’expérience parcellaire du militant parcellaire le patrimoine du Centre (« porter à la connaissance du Centre » [dixit Lénine]) ; cela seul suffira à enrichir la pratique de tous les militants parcellaires qui s’imprégneront de la conscience du Centre – conscient, lui, par profession », conclut Trotski non sans une ironie cinglante (page 138).
Enfin dans le chapitre sur le « Démocratisme » :
« Mais comment s’expliquer que la méthode de la pensée ‘substitutive’– à la place de celle du prolétariat – pratiquée sous toutes les formes les plus variées… pendant toute la période de l’Iskra n’ait pas (ou presque pas) suscité d’autocritique dans les rangs des Iskristes eux-mêmes ?
« L’explication de ce fait… : sur tout le travail de l’Iskra a pesé la tâche de se battre pour le prolétariat, pour ses principes, pour son but final – dans le milieu de l’intelligentsia révolutionnaire.
« Ce travail, qui a déposé dans la conscience des Iskristes les fondements psychologiques du substitutisme politique, fut comme nous l’avons déjà expliqué plusieurs fois, historiquement inévitable. Mais ce travail était cependant limité pour des raisons historiques, car il ne s’agissait que d’un processus secondaire dans le développement général… ». (Page 144)
Plus loin, dans le chapitre « Discipline et centralisme » :
« … nous réaffirmons que le prolétariat russe, dans lequel nous avons qu’à peine commencé à développer l’auto-activité politique, n’est pas encore capable – malheureusement pour lui et heureusement pour messieurs les candidats à la dictature – de donner des leçons de discipline à « son’ intelligentsia »…
« Mais la discipline de fabrique [comprendre : dans les usines] est aussi peu identique à la discipline politique et révolutionnaire … que le capitalisme… au socialisme.
« La tâche de la social-démocratie russe consiste justement aussi à dresser le prolétariat contre cette discipline qui remplace le travail de la pensée humaine par le rythme des mouvements physiques…
Le régime de caserne ne saurait être le régime de notre Parti, comme l’usine ne saurait être son modèle ! » (Pages 158-159).
Enfin, dans un chapitre conclusif « Jacobinisme et social-démocratie », Trotski remonte aux sources :
« Le jacobinisme, ce n’est pas une catégorie « révolutionnaire » supra sociale, c’est un produit historique. Le jacobinisme, c’est l’apogée dans la tension de l’énergie révolutionnaire à l’époque de l’auto émancipation de la société bourgeoise. C’est le maximum de radicalité que pouvait fournir la société bourgeoise, non pas par le développement de ses contradictions internes, mais par leur refoulement et leur étouffement ; en théorie, l’appel au droit de l’homme abstrait et au citoyen abstrait, en pratique la guillotine. L’histoire devait s’arrêter pour que les jacobins puissent garder le pouvoir… ».
« Les jacobins étaient des utopistes. Ils se fixaient comme tâche de « fonder une république sur les bases de la raison et de l’égalité ». Ils voulaient une république égalitaire sur la base de la propriété privée ; ils voulaient une république de la raison et de la vertu, dans le cadre de l’exploitation d’une classe par une autre. Les méthodes de leur lutte ne faisaient que découler de leur utopisme révolutionnaire. Ils étaient sur le tranchant d’une gigantesque contradiction et ils appelaient à leur aide le tranchant de la guillotine.
« …Et ils considéraient qu’aucune hécatombe humaine ne serait de trop pour construire le piédestal de cette vérité… La « suspicion » était la méthode inévitable pour servir « La Vérité »…. Aucune compréhension de la lutte de classes, de ce mécanisme social qui détermine le heurt des opinions et des idées, et par là aucune perspective historique, aucune certitude que certaines contradictions … s’approfondiraient inévitablement, tandis que d’autres iraient s’atténuant… » (Pages 189 à 191)
« Voilà ce qui nous différencie radicalement des jacobins. Notre attitude vis-à-vis des forces sociales élémentaires, et donc de l’avenir, est la confiance révolutionnaire. Pour les jacobins, ces forces étaient, à juste raison, « suspectes », car… elles engendraient aussi les tendances à la constitution du prolétariat en classe et à son unification politique. »
« En quel sens sommes-nous des jacobins ? Ils étaient utopistes, nous voulons être les représentants de tendances objectives. Ils étaient idéalistes des pieds à la tête, nous sommes matérialistes de la tête aux pieds. Ils étaient rationalistes, nous sommes dialecticiens… Leur idéalisme théorique… les poussait sur le chemin de la méfiance politique et de la suspicion impitoyable… Leur méthode était de guillotiner les moindres déviations, la nôtre est de dépasser théoriquement et politiquement les divergences. Ils coupaient les têtes, nous y insufflons la conscience de classe ». (Pages 193-194)
La dictature sur le prolétariat
Pour être plus explicite encore, Trotski en un chapitre final intitulé « La dictature sur le prolétariat » :
« Pour préparer la classe ouvrière à la domination politique, il est indispensable de développer et de cultiver son auto activité, l’habitude de contrôler activement, en permanence, tout le personnel exécutif de la Révolution… Mais pour les « jacobins sociaux-démocrates », pour les intrépides représentants du substitutisme politique, l’énorme tâche [de] préparation d’une classe au pouvoir d’État, est remplacée par une tâche organisationnelle-tactique : la fabrication d’un appareil de pouvoir.
« La première problématique met l’accent sur les méthodes d’éducation et de rééducation politique de couches toujours plus larges du prolétariat, en les faisant participer au travail politique actif. La seconde réduit tout à la sélection d’exécutants disciplinés… ». (Page 209)
Et cette prémonition finale, pleine d’ironie :
« Le fiasco du fétichisme organisationnel signifiera inévitablement pour leur conscience politique [celle des centralistes] la faillite du marxisme, la faillite de « l’orthodoxie » ; car pour eux l’ensemble du marxisme s’est réduit à quelques formules organisationnelles primitives. Bien plus, ce sera la faillite de leur foi dans le prolétariat en tant que classe qui ne s’est pas laissé conduire à la dictature, bien qu’on lui ait proposé pour cela des itinéraires si sûrs et si directs… » (Page 218)
Un seul mot manque : l’autogestion généralisée.
Un seul mot manque dans ces extraits : l’autogestion généralisée. Mais les fondements d’une pensée autogestionnaire sont déjà présents.
Dans ce texte de 1904 tout est déjà identifié : la « substitution » relativement inévitable dans une période de préparation idéologique (les années de l’Iskra), les dangers de cette même substitution lorsque les masses entrent en action, la nécessité de l’auto activité politique (deux fois énoncée), à tous les niveaux, comme seule en mesure de parer à cet engrenage d’usurpations successives du pouvoir qui mène à la dictature d’un seul. (On retrouve la même problématique dans « Centralisme et démocratie » de Rosa Luxembourg) écrit à la même époque.
Enfin, pour éviter les amalgames historiques, Trotski montre bien en quoi les sociaux-démocrates ne peuvent nullement se réclamer du modèle jacobin : celui-ci fut un refus de la réalité des classes laborieuses émergentes et l’imposition d’un régime de terreur pour empêcher l’affirmation politique de cette classe laborieuse naissante, tandis que la social-démocratie vise au renforcement et à l’organisation de cette classe. La terreur des premiers ne peut donc pas inspirer la révolution qui se prépare en Russie et ailleurs.
Une vision aussi claire des dangers d’un substitutisme hyper centralisateur pose dès lors un problème d’histoire : comment Trotski a-t-il pu se rallier au Parti bolchevik en mai 1917 ? Probablement pour la même raison qui pousse Lénine vers une stratégie de démocratie directe avec « Tout le pouvoir aux Soviets » (Thèses d’avril), exactement le contraire de ce qu’il a écrit et pratiqué depuis 1903, le contraire d’une ligne de substitution de l’avant-garde au mouvement réel des masses russes.
Ralliement croisé
La raison puissante qui explique ce ralliement croisé – de Trotski au bolchevisme de Lénine et de Lénine à une ligne trotskyste – c’est l’irruption des masses de soldats et de paysans russes dans l’histoire. Comment diriger ce torrent sans un parti centralisé et discipliné ? (dilemme de Trotski). Comment être et rester à la tête de cette révolution sans se mettre à l’écoute et à l’unisson de ceux-là mêmes qui la font ? (dilemme de Lénine).
Rappelons ici l’hostilité à laquelle Lénine dut faire face pour imposer cette ligne au Parti bolchevik. Cette ligne « non substitutiste » s’est-elle imposée réellement au-delà de l’année 1917 dans le parti bolchevik ?
Pourtant au fil des années révolutionnaires et avec la montée des nouveaux périls — guerre civile, intervention étrangère, pays dévasté et en proie à la famine – le soviétisme va perdre toute sa vitalité et en se substituant aux masses russes, l’avant-garde bolchevik va céder peu à peu la place à une bureaucratie de Parti et d’État dominant la société soviétique toute entière.
La vision précoce de Trotski sera confirmée par l’histoire, mais à quel prix ! Le substitutisme accoucha d’une contre-révolution. Des Soviets il ne resta plus que le mot, devenu camouflage et mensonge obligé pour une nouvelle classe se cachant derrière un idéal communiste qu’en réalité elle combattait. Lénine ne « contenait » pas Staline, mais le centralisme bolchevik contenait la dérive de substitution qui, dans les conditions d’un pays exsangue et arriéré, a facilité l’usurpation de tout le pouvoir par un seul, comme Trotski l’avait décrit.
Lénine ne « contenait » pas Staline, parce que le substitutisme de Lénine était grandement théorique (comme l’a montré son revirement avec les Thèses d’avril 17) et pouvait connaître toutes sortes d’inflexions et d’évolutions. Tandis que dans la pratique stalinienne, la substitution était devenue un alibi nécessaire – cohérent avec l’apparition d’une nouvelle classe dominante – pour justifier la terreur et cela n’était ni dans la conception bolchevik, ni dans la pratique politique initiale de la Révolution d’octobre. Pourtant l’amalgame « URSS = communisme » perpétue aujourd’hui le mensonge stalinien et l’érige en doxa.
Malgré cette falsification historique, encore et toujours reprise par beaucoup à gauche comme à droite, l’histoire réelle nous aura enseigné que toute substitution peut conduire au pire.
Notes:
- Ces extraits sont pris dans l’édition de 1970 (Collection Médiations, chez Denoël/Gonthier), traduite par Boris Fraenkel et préfacée par Marguerite Bonnet. Les pages des références sont celles de cette édition. ↩