Samy Joshua nous a adressé il y a quelques semaines un texte destiné à notre site. Celui-ci (« Autogestion? Oui mais…), qui met en questions l’autogestion comme stratégie, a circulé au sein du comité de rédaction et Gilbert Dalgalian, Claude Kowal, Catherine Samary, Patrick Silberstein, membres de l’association ont réagi en rédigeant une contribution intitulée « L’autogestion, justement ». nous avons décidé de les publier conjointement. Place au débat!
Autogestion ? Oui, mais…
Samy Johsua
L’autogestion est-elle une stratégie ? Est-elle « la » stratégie de la transformation sociale ? On peut prendre la question sur le plan de la société à bâtir qui se définirait alors centralement par son statut autogéré. Ou sur celui du chemin qui conduit à une société émancipée, l’autogestion représentant une preuve par le fait et une pédagogie de l’auto émancipation. Ou encore par les liens entre les deux, la voie autogérée étant justement conditionnée par la nature de la société à bâtir. Dans tous les cas, s’il y a du vrai dans la réponse positive, elle est pour le moins incomplète et laisse échapper l’essentiel des questions que nous avons à résoudre.
Dans le cadre de cette contribution je vais prendre le débat sans me préoccuper de la diversité des approches théoriques, politiques et pratiques dans le large courant qui se réclame de l’autogestion. Que l’on veuille bien malgré ceci prendre mes remarques au moins comme des questions posées à chacune d’entre elles.
Prenons donc comme point de départ la définition assez générale que donne Wikipédia : « l’autogestion est le fait, pour un groupe d’individus ou une structure considérée, de prendre les décisions concernant ce groupe ou cette structure par l’ensemble des personnes membres du groupe ou de la structure considérée. ». La question qui suit est alors celle-ci : à supposer que l’on sache mettre en pratique cette pétition de principes en a-t-on fini avec le débat sur la nature de la société socialiste ? Même si chacune de ces structures fonctionne selon les principes souhaités en est-il de même quand elles doivent se coordonner entre elles ? Autrement dit, cela a-t-il un sens « d’autogérer » la société dans son ensemble sur le même mode qu’on le fait pour une association ? Sous cette forme la question en amène une autre : la maîtrise démocratique de la société est-elle synonyme d’autogestion, donc de gestion directe ?
Que nous dit de profondément juste la stratégie autogestionnaire ? Que la solution est la moins compliquée quand les individus sont directement en mesure (en nom propre) d’en discuter et d’en décider. Et de plus (c’est en fait là que sa portée est la plus grande) que l’investissement direct est en même temps la pédagogie principale pour se prouver que l’on peut le faire, qu’on doit le faire. Mais, à moins de se payer de mots, il faut que ce soit concrètement possible. L’argument développé ici est finalement le suivant. L’entrée par « l’autogestion » est une partie du problème, mais une partie seulement. D’une manière plus générale ce problème s’appelle « démocratie ». Comment faire en sorte que la masse du peuple « décide » elle-même ? Il va de soi que la réponse dépend de la matière sur laquelle il faut décider : on ne répond pas de la même manière s’il s’agit de régler la production d’une entreprise privée autogérée, la nature des savoirs scolaires, la place des femmes, l’urbanisme des grandes villes. Et encore de la guerre et de la paix…
Je vais développer pourquoi il en est ainsi en développant trois types de considérations, exemples d’un débat plus large. La nature des régimes de propriété ; la question de l’école obligatoire ; l’expression et la coordination de groupes autres que ceux définis par la place dans la production.
Les régimes de propriété
De l’expérience des tentatives (toutes avortées) de dépassement du capitalisme on peut quand même en tirer des enseignements quand à la nature des formes de propriété envisageables. On peut en décrire 5 (avec tous les intermédiaires possibles).
- La propriété d’Etat. Elle comportera certainement celle de la finance, devenue propriété publique. C’est une indication, mais insuffisante.. A quel niveau placer la santé et l’éducation, l’eau, le livre, le cinéma, la culture ? Mais ce niveau de la propriété d’Etat est bien sûr décisif.
- Et insuffisant. Le second niveau, toujours relevant de la propriété publique, est celui des collectivités locales Il y a théoriquement la propriété publique d’Etat et celle des collectivités publiques plus petites. Le choix précis est affaire de tradition, de débat aussi et de choix politiques.
- Le troisième niveau est celui de l’entreprise collective privée (autogérée en ce sens restreint). Les coopératives en font partie. On en connaît depuis longtemps les avantages : diminution de la bureaucratie, engagement plus fort des producteurs et productrices. Les risques aussi : ces entreprises se confrontent ensuite sur un marché potentiellement concurrentiel, reproduisant certains des mécanismes capitalistes et rendant difficile une planification généralisée.
- Une partie de la propriété sera (et devra être) de type petite propriété individuelle (ou familiale). A quelle hauteur, là encore, discussion.
- Et il faut ajouter à ces quatre formes de propriété canoniques une forme de…non propriété, ou de communisme pur et simple. Elle peut même être universelle. En principe, c’est le cas, aujourd’hui même, pour l’air, pour l’espace ; mais aussi pour les productions intellectuelles : à qui appartient une idée philosophique ? Un théorème mathématique ?
L’exemple de l’école
Il découle de cette liste rapide que la place des « producteurs » dans chacune ces formes de propriété est qualitativement différente et tout autant l’espace pour « autogérer ». Allons plus loin. Qui « autogère » l’école dans le meilleur des cas d’une société « émancipée » ? Les élèves ? Les travailleur-se-s de l’éducation ? Les parents ? Ou bien plutôt…tout le monde ! L’école est une création historique récente sous la forme que nous lui connaissons. Elle s’est universalisée comme réponse à une question nouvelle : transmettre des savoirs compliqués (dont à une époque, paradigme de l’affaire, la maîtrise des pratiques écrites) à tout le monde. Certes la même fonction peut s’imaginer sur un mode privé, mais on voit bien que cela dépend de la technicité des savoirs et de leur disponibilité dans le corps social. Evidemment, comme toute institution, celle-ci est l’objet d’un combat entre classes et il est aisé de saisir comment la classe dominante s’en sert, à la fois idéologiquement et pour la reproduction de ses besoins. Mais l’important pour le propos est que ce qu’elle faisait sans l’école de masse auparavant est désormais impossible sans elle. Si donc l’école est là, c’est que la question de la transmission de savoirs complexes est devenue fondamentale.
La gestion locale de la relation pédagogique, autogérée par exemple, est certes la règle générale. Mais dans des contraintes singulièrement étroites. Par exemple tout le monde désormais se conforme à l’idée, devenue banale, de classes de niveau, se présentant formellement comme classes d’âge (CP, CM2). Cela suppose que l’on établisse une succession des objets à étudier dépendant les uns des autres. Or ceci est une création récente. Chez nous datée par l’élaboration de la Grammaire de Port Royal. Socrate pratiquait complètement différemment… Cette structure en classes d’âge (incontestablement efficace et légitime) s’impose en réalité par delà les gestions locales. De plus qui décide des savoirs, enjeu majeur des relations pédagogiques et du système scolaire quel qu’il soit ? Par exemple qui décide qu’on va enseigner les maths et pas la médecine ou la boulange ? Et sachant que de toute façon une partie tout à fait dérisoire de la masse des savoirs humains sera scolarisée dans un temps inévitablement réduit ? Et qui décide de la véracité d’un théorème mathématique ? En fait aucun des acteurs de la relation pédagogique n’est en mesure d’en décider, sauf à souscrire à ce qu’en disent les mathématiciens . Qui donc peut « autogérer » tout ceci ? Pourtant il est hors de question de laisser « les experts » en décider seuls. Il y a donc bien une question démocratique fondamentale, mais dont la solution ne peut se résumer à « l’autogestion ». C’est le cœur du débat.
La question du genre
A ces multiples institutions spécifiques et transversales qu’il faudrait « autogérer » il faut ajouter d’autres catégories interclassistes, comme la jeunesse ou les femmes. Que peut-bien signifier « autogérer » la question conflictuelle du genre ? Y répondre par l’autonomie des luttes et du mouvement des femmes est une partie de la réponse. Mais trop limitée pour la question qui nous occupe. On ne peut « autogérer » la place sociale des femmes sans décider pour l’ensemble de la structure sociale.
Le concept est donc limité. Que ce soit si on se place dans le cadre des diverses structures de la production, comme on l’a vu ci-dessus. Par exemple on ne peut laisser les seuls travailleurs de l’énergie (même une fois socialisée) décider de la nature de leur production : il s’agit d’une question sociale globale. De plus, la vie sociale ne s’arrête pas à la production. On peut même défendre, à la suite de Gorz, que l’émancipation réelle va de pair avec la diminution radicale de cet espace « contraint ». Donc que l’activité humaine devrait de plus en plus se distinguer du travail productif quel qu’il soit. Mais alors que signifie « autogérer » cette activité humaine multiforme si ce n’est discuter de la nature plus générale de la démocratie ?
Enfin ajoutons à tout ceci qu’il n’est définitivement pas possible de résumer un individu à une seule de ses déterminations. Soit une jeune arabe habitante des quartiers nord de Marseille et supportrice de l’OM. Il n’est pas possible de répondre à la question : qu’est-elle « vraiment » ?. Elle est tout cela et plus encore, et les effets de chacune de ses déterminations dépendent en plus singulièrement du contexte d’expression. Mais alors que devrait-elle « autogérer » ?
« Qui décide ? » est une question qui ne dépend pas seulement des formes de propriété. La « socialisation » se distingue de l’étatisation et des formes équivalentes en ceci qu’elle correspond à la possession réelle par le peuple. De sa qualité et de sa profondeur dépendent en conséquence la réalité de la proclamation démocratique elle-même. Et ceci s’étend bien au delà de la production des biens et services, mais concerne la production sociale de tous les aspects de la vie humaine : « qui décide » du contenu de la production, de la manière de la conduire, de l’équilibre environnemental, de l’affectation des ressources (entre la consommation et l’investissement, entre les secteurs). Mais aussi qui exactement définit « les besoins » (en fait historiquement déterminés et éminemment variables) ? Qui définit la Ville et plus largement la manière de vivre ensemble ?
La réponse tient en ceci : cette décision est soit dans les mains directes du peuple, soit dans celles de ses représentant-e-s dûment contrôlés. Le processus démocratique d’essence communiste est celui qui renforce à la fois la gestion directe (pour cela il faut que la possibilité réelle en soit attestée, et que de plus existe la compétence, le besoin et l’envie) et le contrôle, quand la première n’est pas possible.
Ceci devrait être simultanément mobilisé pour la totalité des questions en discussion et de décisions à prendre. Or les conditions rappelées ci-dessus (en particulier compétences, besoins, envies) ont déjà des difficultés à être raccords dans une communauté de base donnée, mais n’ont plus aucune chance de l’être en permanence à une échelle plus large, nationale, continentale et mondiale.
De plus l’expérience historique montre l’absolue nécessité d’une délibération autonome en faveur d’un droit durable, indépendant des fluctuations locales et temporelles de court terme. Un droit protecteur des minorités nationales par exemple, et plus généralement des individus. Vers une véritable Constitution durable.
Autrement dit la politique ne disparaît pas avec la fin du capitalisme, ni la nécessité de la maîtrise de la masse des contradictions sociales (à quoi il faut ajouter la relation à la nature), locales, nationales et mondiales. Il y faut l’invention d’un mélange de gestion directe, de mobilisations y compris conflictuelles, de mécanismes de représentation et de délégation contrôlés. On a quelques idées de comment ça pourrait se concrétiser mais c’est à la condition express de ne pas trop penser que l’on dispose déjà de la solution toute faite à l’aide d’un seul modèle.
* * *
L’autogestion, justement !
Gilbert Dalgalian, Claude Kowal, Catherine Samary, Patrick Silberstein
Samy Johsua nous adresse une contribution intitulée « Autogestion, oui mais… ». Les questions qu’il soulève sont pertinentes et la plupart des pistes suggérées le sont également.
Nous sommes convaincus qu’il n’y a pas de réponse unique et prévisible à l’avance à la diversité des situations et des sujets car, si l’expérience permet d’éviter les écueils déjà rencontrés, les sujets seront très vraisemblablement inédits.
De même dans ce débat les réponses ne peuvent être « fermées ». Si les malentendus doivent certes être levés, les réponses seront quasi probablement plurielles ce qui ne signifie pas contradictoires. À l’image de la nécessité de « processus » interactif de résolution des conflits dans une société autogestionnaire.
Reprenons certains axes du texte de Samy Johsua avec lesquels nous pouvons en somme être d’accord : « L’entrée par l’autogestion est une partie du problème, mais une partie seulement. De manière plus générale, ce problème s’appelle « démocratie » » (Samy Johsua, page 1).
Mais nous le formulerions autrement : « L’autogestion est l’axe essentiel d’un approfondissement tous azimuts de la démocratie ». Autre passage auquel nous adhérons pleinement : « Le processus démocratique d’essence communiste est celui qui renforce à la fois la gestion directe… et le contrôle, quand la première n’est pas possible » (Samy Johsua, pages 3 et 4) – sauf qu’il ne donne pas de contenu « autogestionnaire » au processus démocratique. Nous y reviendrons.
Autre convergence : « Il y faut l’invention d’un mélange de gestion directe, de mobilisations y compris conflictuelles, de mécanismes de représentation et de délégation contrôlés… mais c’est à la condition expresse de ne pas trop penser que l’on dispose déjà de la solution toute faite à l’aide d’un seul modèle » (Samy Johsua, page 4).
Disons quel est notre sentiment global avant d’entrer dans quelques points de débats : SJ exprime une conception (pas totalement explicitée) et de fait très restrictive et « normative » de l’autogestion — pour ensuite dire que « cela ne résout pas tout ».
À l’évidence « cela ne résout pas tout ». Mais notre conception et notre projet sur l’autogestion se refuse à une définition restrictive et normative qui serait tout aussi contestable que de réduire le « socialisme » à un « modèle » particulier.
N’avons-nous pas, nous aussi, dit et redit, que « l’autogestion n’est pas une solution clés en main, qu’elle est historiquement toujours née d’une crise tantôt dans l’entreprise (Lip, Fralib, Scops), tantôt dans un État (Yougoslavie, Hongrie, Algérie, Tchécoslovaquie, Argentine) » ? Et que l’autogestion est un projet, non un modèle (cf. l’ouvrage collectif Lucien Collonges coord. Autogestion, hier, aujourd’hui, demain, Paris, Syllepse, 695 pages).
Ce projet est dynamique et ajustable, tout ne se ramène pas à l’autogestion et surtout pas à une procédure unique de « décision ».
Ces convergences étant posées, entrons dans le détail des arguments de Samy Joshua.
Les régimes de propriété :
Cette discussion fait partie intégrante de toute élaboration du projet autogestionnaire. Dans L’autogestion, hier, aujourd’hui, demain (AHAD), nous ne disons pas autre chose. En voici un court extrait (AHAD, page 31) :
« L’extrême difficulté d’un projet autogestionnaire est qu’il ne suffit pas de « nationaliser la propriété » et de « prendre le pouvoir » pour qu’il se réalise. Parce qu’il combat le substitutisme du parti ou de l’État, il a besoin plus que tout autre d’expériences de masse, d’apprentissage de la démocratie ».
Samy Johsua envisage cinq régimes de propriété : la propriété d’État, celle des collectivités locales, l’entreprise collective privée (autogérée en ce sens restreint) comme les coopératives, la petite propriété individuelle ou familiale, enfin une « non-propriété » ou communisme pur et simple (l’air, l’espace, les productions intellectuelles) (Samy Johsua, page 2).
Là encore quelques brèves citations de l’ouvrage collectif AHAD montrent combien cette réflexion a déjà été amorcée. Ce texte (AHAD, pages 33 à 36) différencie nettement les biens universels (air, eau, biodiversité, climat) et à vocation universelle (éducation, recherche, culture, protection sociale) qui sont à « gérer par des institutions fédérées affichant des objectifs mondiaux, continentaux, nationaux et régionaux,… à partir des besoins à court terme et des objectifs à moyen et long terme » ; les biens publics dont la gestion « doit impliquer les pouvoirs publics » qui devront apprécier « l’incidence économique et écologique… sur les conditions de vie du plus grand nombre » ; les biens collectifs (coopératives, mutuelles, associations) « »reprenant les actuels biens privés à dimension économique » ; et la propriété privée qui n’aurait, dans une société autogérée, qu’un espace et des droits nettement plus restreints qu’aujourd’hui ».
Ainsi, pour nous comme pour Samy Joshua, les formes de l’appropriation sociale sont à déterminer selon la nature des biens, mais aussi en fonction des territoires et espaces auxquels ces biens sont affectés. Mais si l’énumération de différentes formes de propriété est utile, il manque à la vision d’ensemble ce qu’une « société autogestionnaire » doit apporter d’essentiel : la transformation constitutionnelle, en droit donc, du statut des êtres humains : ils doivent devenir « co-gestionnaires » de l’ensemble du produit social du « travail associé » au travers de la planification autogestionnaire et des grands débats de société sur les priorités, les critères de distribution, etc. Leur « statut » d’autogestionnaire s’oppose au plein pouvoir du capital même dans les entreprises privées. Celles-ci dont intégrées dans un « maillage » complexe (droit du travail, mode de gestion, critères de distribution, allocations conditionnelles de crédits publics,, fiscalité, etc.). C’est évidemment encore plus directement vrai dans des coopératives, et dans des entreprises « publiques » : ces dernières relèvent de choix et de financements – autant que d’un mode intérieur de fonctionnement — qui n’appartiennent pas à une structure étatiste de gestion ni au contrôle d’un État qui resterait au-dessus de la société autogérée, pas plus que l’organisation du travail et la distribution du produit d’une entreprise capitaliste « sous contrôle » de ce nouvel État ne permet les pleins pouvoirs du capital et de la concurrence marchande.
Alors où se situe la divergence ? S’agit-il d’une différence dans la définition de l’autogestion ? D’un simple malentendu en somme ? Voici comment Samy Johsua définit l’autogestion : « cela a-t-il un sens d’autogérer la société dans son ensemble sur le même mode qu’on le fait pour une association ?… la question en amène une autre : la maîtrise démocratique de la société est-elle synonyme d’autogestion, donc de gestion directe ? » (Souligné par nous).
Cette réduction de l’autogestion à la gestion directe est totalement et absolument étrangère à notre conception de l’autogestion, telle que nous l’avons longuement développée dans AHAD. L’horizon et la responsabilité de la gestion (ou encore de l’appropriation sociale) ne doivent pas être réduits à ce qui est « immédiatement » contrôlable, au local et à l’entreprise, à l’atelier où l’on travaille.
Précisons : la gestion directe est certes une première forme d’autogestion tout à fait pertinente à l’échelle d’une entreprise ou d’un pouvoir local. Mais elle doit être relayée et complétée par certaines formes de délégation dès qu’on passe de l’entreprise à un secteur ou une branche entière d’activité, ou encore d’une commune à une communauté de communes, un canton, un département, ou à la région.
Dès lors se pose la question : quelle différence entre ces nouvelles formes de délégation de pouvoir et l’actuelle « démocratie représentative » qui aboutit le plus souvent à une substitution, voire à une usurpation de pouvoir par des élus cumulards et indéboulonnables ?
La différence est triple :
Primo, dans une société autogestionnaire les délégués – les élus – sont soumis au contrôle de leur mandat (ce qui sur quelques sujets essentiels, préalablement identifiés peut être assimilé à un mandat impératif). Mais dans tous les cas, l’éluE a des comptes à rendre dans sa fonction, et sera révocable en cours de mandat (si le mandat n’a pas été respecté ou si le compte rendu de mandat s’avère non satisfaisant aux mandants) Même le « mandat impératif » ne doit pas être entendu comme un formalisme qui déresponsabiliserait l’éluE : un élu peut être amené à « prendre ses responsabilités » face à une urgence et un imprévu. Mais il se doit d’en rendre compte et d’expliquer en quoi et pourquoi il a « dévié » de son mandat initial et cela doit être validé ou contesté en cours de route par une procédure.
Secundo, en démocratie autogestionnaire, la délégation de pouvoir change non seulement de modalités, mais aussi de conception (de principes, d’objectifs et de culture démocratique), car les mandants deviennent les contrôleurs et les arbitres de l’action politique, économique et sociale — en fonction de la domination des droits d’appropriation et de gestion sociale des principaux moyens de production et des droits (statuts humains) fondamentaux reconnus ;
Tertio, cette révolution des comportements ne peut engranger durablement ses bénéfices que sous une forme constitutionnelle. En d’autres termes il faut des structures qui permettent aux mandants de contrôler et si besoin de révoquer les élus.
Même si des décisions sont prises dans le cadre national avec des formes de représentation, la contestation reste possible au sens du droit de s’organiser et de s’exprimer et de tirer le bilan au bout d’une certaine période — cf. sur le contrôle des élus et des mandats, mais aussi de possibles hiérarchies différentes de droits selon le sujet : on peut par exemple donner une priorité aux collectifs de travailleurs/usagers d’une entreprise ou d’un service sur un certain nombre de domaines de sa gestion — dans le cadre de droits et règles élaborés plus largement au niveau de toute la société.
L’autogestion doit s’inscrire dans la Constitution d’une République, elle-même issue à la fois d’avancées autogestionnaires dans les luttes, dans les pratiques et dans les consciences, qui seront formalisées par une Assemblée constituante, démocratiquement élue après discussions, projet contre-projet – ce qui soulève la question des confrontations de classe, « droits » contre « droits » dans les crises révolutionnaires, contre toute illusion d’un simple débat « d’idées », hors rapports de forces.
L’exemple de l’école :
Pourtant, une conception élargie de l’autogestion semble pouvoir rallier Samy Johsua, notamment lorsqu’il évoque la question de « l’école obligatoire », celle des « groupes autres que ceux définis par la place dans la production ».
Samy Johsua nous remet en mémoire le lien entre l’institution de l’école obligatoire et la nécessité — historiquement datée — de « transmettre des savoirs compliqués », notamment la « maîtrise des pratiques écrites ». Mais il ne poursuit pas ce raisonnement jusqu’à la future société à construire, ou plutôt, à nouveau, son approche restrictive de l’autogestion ne lui permet pas d’établir des liens entre pédagogie et responsabilisation plurielle dans le cadre éducatif : si l’objectif est la « maîtrise de savoirs compliqués », comment ne pas se pencher sur les motivations des élèves, la diversité extrême des profils d’apprenants, l’expression de leurs motivations par les élèves eux-mêmes, bref sur la véritable question démocratique : celle d’un « nouveau statut de l’élève », seule éducation civique au quotidien ? (cf. AHAD, pages 321 et 322).
Une telle révolution culturelle dans l’éducation ne manquerait pas de métamorphoser trois autres aspects éducatifs : l’évaluation des élèves, aujourd’hui anxiogène, compétitive et ne conduisant pas au résultat, mais à la sélection ; la polyvalence des contenus, aujourd’hui beaucoup trop sélectifs et réducteurs (souvent en fonction des besoins du marché du travail et d’une idéologie de « l’utile », ramené à l’utilitaire) ; enfin — et qui irait de pair avec une polyvalence retrouvée — la possibilité offerte aux élèves de choisir, en plus et en complément du tronc commun, un axe thématique optionnel correspondant à leurs motivations (cf. à ce sujet AHAD, pages 316 à 318).
Ces nouvelles dimensions, outre qu’elles rendent très concrètes la mise en œuvre d’une autogestion de l’éducation, pourraient entraîner une discussion sur la durée de la scolarité : l’addition d’une 13ème année en fin de secondaire ne permettrait-elle pas davantage de pédagogie active, plus d’activités choisies et moins de stress dans les études ?
Qui décide ?
Une série de considérations conduit Samy Johsua à cette conclusion qui peut également être un point d’accord : « … il est hors de question de laisser « les experts » décider seuls [de l’éducation]. Il y a donc bien une question démocratique fondamentale » mais il ajoute en fin de phrase « … dont la solution ne peut se résumer à l’autogestion » (Samy Johsua, page 3).
Et pourquoi pas ? Le rôle des consultations d’experts (professionnels, scientifiques) sur tel ou tel sujet, avant une décision politique, fait partie intégrante de l’autogestion, si l’on ne réduit pas celle-ci à la seule décision finale, pire à une décision qui ne relèverait que de la démocratie directe. La réflexion sur la démocratie intègre l’enjeu de la mutualisation des savoirs, en distinguant ce qui relève de la recherche scientifique (qui ne doit pas subir de contrôle politique) et ce qui est du domaine des décisions démocratiques (autogestionnaires, impliquant des choix et enjeux de société). L’organisation de la production des biens et des services fait partie de tels enjeux et implique la responsabilisation des usagers, pas seulement des travailleurs concernés, et un éclairage des problèmes rencontrés par des « professionnels » et experts
Et pourquoi pas ? Le rôle des consultations d’experts (professionnels, scientifiques) sur tel ou tel sujet, avant une décision politique, fait partie intégrante d’une conception de l’autogestion qui distingue, si l’on ne réduit pas l’autogestion à une gestion directe partout et, qui plus est, par les seuls enseignants et experts, alors toutes les concertations, les échanges, les consensus démocratiques redeviennent possibles. Tel n’est-il pas le sens d’une société autogestionnaire ?
L’ensemble de ces questions relève d’une confrontation des points de vue et des groupes sociaux concernés dans un débat visant d’abord au consensus, plutôt qu’au vote majoritaire au caractère finalement peu démocratique. Mais il est vain de vouloir déterminer à l’avance, et quel que soit le problème soulevé, un mode unique de décision « autogestionnaire » : notre approche dynamique souligne le rôle du débat, de la formation, de l’éclairage pluraliste des choix : donc du recours possible aux experts et contre-experts mais aussi aux partis et associations ad hoc, pour éclairer les choix. C’est aussi l’expérimentation par les intéresséEs eux-mêmes qui, de façon évolutive, leur permettre de déterminer les meilleures procédures et règles adéquates aux sujets traités, aux enjeux spécifiés.
L’autogestion est une auto-formation individuelle et collective au moins autant qu’une prise de pouvoir. En fait ce sont les deux à la fois fonctionnant en synergie.
La question du genre
Samy Johsua a raison de se pencher sur ce qu’il désigne comme des « catégories interclassistes » comme la jeunesse et les femmes. Le débat mériterait également d’être ouvert sur cette catégorisation. Et de rappeler que toute la société est concernée par la question féminine » : « On ne peut « autogérer » la place sociale des femmes sans décider pour l’ensemble de la structure sociale » (Samy Johsua, page 3). Il en déduit une fois encore que « le concept [d’autogestion] est trop limité » (ibid.).
Mais l’obstacle que Samy Johsua a bien cru identifier relève à nouveau de sa définition restrictive : la société autogestionnaire selon nous ne donne pas la parole et la priorité à une seule catégorie, fût-elle la première concernée ; elle permet et organise la confrontation démocratique des besoins, des points de vue et des finalités. Oui, autogérer des « activités humaines multiformes », c’est « discuter de la nature… de la démocratie ». (Samy Johsua, page 3).
Ainsi encore une fois nous sommes d’accord et pour nous cela repose sur ce fondement incontournable d’une démocratie rénovée : le refus de tout substitutisme non seulement d’un parti ou d’un État, mais aussi d’un groupe social s’imposant à l’ensemble de la société.
Les modèles substitutifs ont perverti la démocratie et la pervertissent encore aujourd’hui partout et de façon permanente. Empêcher tout substitutisme, c’est construire une société par l’autogestion pour l’autogestion.
En conclusion, les préoccupations de Samy Joshua rejoignent les nôtres. Sauf qu’il ne veut pas les identifier sous le générique d’autogestion. À l’inverse, nous recevons quant à nous la réflexion de Samy Johsua comme partie intégrante d’un approfondissement de la démocratie et de la définition fine de la société d’autogestion.
Loin de fétichiser l’autogestion, nous en parlons toujours comme d’un projet. Nous imputer un quelconque fétichisme – que nous ne pratiquons pas – reviendrait à tomber dans une conception figée de l’autogestion.
Beaucoup d’autres aspects d’une société autogestionnaire n’ont pas été ici abordés. Notamment les nombreux facteurs sociétaux porteurs d’initiatives et de mûrissements autogestionnaires et en particulier celui-ci : les niveaux actuels de formation, d’information et d’interactions.
On devrait pouvoir continuer d’enrichir ce dialogue… autogestionnaire. Merci Samy.