marquesyndicaleDans un précédent article sur la coopérative l’Égalitaire, nous avions mentionné cette surprenante recommandation du congrès de la CGT de 1900 qui invitait ses militants à s’investir dans les conseils d’administration des coopératives, « ou en créer de nouvelles… et y faire appliquer dans la plus large mesure le principe communiste ». La lecture des textes des congrès de l’organisation syndicale de 1894 à 1914 montre que celle-ci a été alors saisie d’une poussée autogestionnaire autour de deux questions : la marque syndicale et les coopératives.

Avant d’aborder celles-ci, le congrès de 1898 traite de la proposition de la création de boulangeries municipales. Le rapport de la 15e commission explicite le projet : la création de boulangeries municipales permettait de « fournir du pain à toutes les familles à un prix aussi bas que possible ». Des boulangeries existent déjà, mentionne le rapport, « et nous savons que le pouvoir central s’y est opposé. » À l’appui de la faisabilité du projet, la commission fournit un exemple de calcul de prix du pain pour 100 kg de blé. Elle appelle à « une propagande active par tous les syndiqués ; que chacun d’entre eux, selon ses moyens, doit en parler dans les réunions publiques… et impose à ceux qui réclament un mandat de le mettre dans son programme ». La discussion qui s’ensuit est éclairante des enjeux de cette proposition. Le délégué Dubois de la boucherie parisienne mentionne aussitôt la nécessité de pharmacies municipales. Coquet, du syndicat des ouvriers meuniers de l’Ille-et-Vilaine, dit avoir étudié la question depuis 1871 et voit dans l’influence des meuniers et marchands de grains sur les municipalités l’impossibilité de mener à bien de tels projets. Il préconise d’en passer d’abord par les coopératives. Pour Sabourin, du syndicat des imprimeurs de la Seine les deux formes coopératives et municipales se complètent. Par contre, Beausoeil s’oppose contre « le fonctionnarisme à outrance » qu’engendrerait la municipalisation. « Les ouvriers doivent s’organiser en dehors de l’ingérence de l’État ».

La résolution adoptée précise que « le congrès se déclare partisan du monopole de l’achat du blé confié à l’État, de l’installation de moulins à farine départementaux et communaux et de la création de boulangeries municipales en régie avec les organisations ouvrières ». On retrouve la revendication de boulangeries municipales dans les textes du congrès de 1918.

La marque syndicale

Au congrès de Rennes de 1898, le rapport sur cette question est présenté par Maynier de la Typographie parisienne dans le cadre d’une commission également consacrée au « boycottage et au sabotage ». En préalable, le rapporteur considérant que les demandes faites à l’État n’ont que peu de chances d’aboutir, il indique au congrès avoir la « conviction que l’heure est sonnée où le prolétariat doit commencer la série de réformes réalisables ». Il ajoute « qu’imposer la marque syndicale n’a pas besoin des édiles municipaux ni de la bienveillance préfectorale…. elle a besoin de l’adhésion pure et simple des intéressés, c’est-à-dire des travailleurs ». Il rappelle les premiers pas faits dans sa mise en œuvre depuis les congrès de Tours et de Toulouse où la Fédération du livre avait demandé de mentionner au bas des imprimés « Travail exécuté par des ouvriers syndiqués ». Mention que portent d’ailleurs les textes édités des congrès de la CGT. Maynier informe le congrès qu’à Paris, « une vingtaine de journaux, de différentes nuances, ont apposé la marque… et durant ces deux dernières années près de vingt imprimeurs de Paris sont venus au Syndicat nous demander des ouvriers à seule fin de pouvoir justifier la pose de cette mention ».

« L’Amérique à qui nous en empruntons les exemples » ajoute-t-il est en avance. À ce titre, il cite le journal l’Americain Federationist qui mentionne 27 marques syndicales dont celles des chapeliers, des coiffeurs, des fabricants de balais en passant par les tailleurs en confection. La mise en œuvre de la marque ne repose pas sur les seules épaules des salariés. En effet il précise qu’ « au cas où un patron serait rebelle à l’idée syndicale, le devoir d’un client également syndiqué est de faire comprendre au patron son véritable intérêt… ». Ce comportement actif du consommateur, Maynier l’étend au soutien des coopératives ouvrières et réclame qu’une « active propagande se fasse dans les syndicats pour que tous les adhérents prennent l’engagement de ne consommer que chez les marchands de vins se fournissant de bouteilles à la Verrerie ouvrière [d’Albi] » étant entendu que le Syndicat des verriers devra préparer sa marque et que le flacon la porte. Signe des temps et du sexisme qui lui aussi impose sa marque, Maynier ajoute au sujet du choix sélectif de consommation : « Chez lui, il [le syndiqué] dit à son épouse « Dorénavant, tu ne te fourniras que dans tel ou tel magasin » ».

En conclusion de ses travaux, la commission, dont le rapporteur est Émile Pouget, propose au congrès d’inviter la Verrerie ouvrière d’Albi à créer sa marque apposée sur ses bouteilles qui sera affichée dans les Bourses du travail et les bureaux des syndicats comme celles de tous les autres « groupements ou coopératives ». « Comme sanction de ce qui vient être dit, la commission engage les syndiqués à faire respecter mes marques syndicales et à boycotter les fournisseurs divers qui les refuseraient ».

Au congrès de Paris de 1900, dont la brochure des textes précise en couverture « Travail en commandite exécutée par des ouvriers syndiqués. (Décisions du congrès de Marseille de 1897 et au congrès national corporatif de Paris 1900) », Maynier revient de nouveau avec un rapport sur la marque syndicale, terme qui est adopté. Il raconte aux congressistes une scène surprenante : « J’ai vu aux Champs de Mars, des ouvriers anglais, des Canadiens. L’un d’eux à propos du label s’est déshabillé devant moi : « Mon paletot ? Voyez la marque ». » Son gilet, ses bretelles, ses souliers portaient la marque : « assurément cela coûte plus cher me dit-il, mais en revanche tous les travailleurs gagnent leur vie. » Maynier poursuit : « Dernièrement les coiffeurs ont fait leur première tentative, il y avait chez nous des militants qui entraient chez les coiffeurs et disaient aux patrons : « Avez-vous accepté les revendications des coiffeurs ? » et nous allions principalement chez ceux qui ne les avaient pas acceptées – et lorsqu’un patron nous répondait : « Je suis maître chez moi ! », nous disions « Eh bien, nous sommes maîtres d’aller nous faire raser autre part ». » Ces débats sur la marque sont relayés dans la presse syndicale et irriguent l’organisation. Ainsi dans La boucherie ouvrière, « organe de la Chambre syndicale ouvrière de la boucherie de Paris et de la Seine », dans le numéro d’octobre de ce mensuel syndical, le délégué Dugoy conclut son rapport sur le congrès par « le label doit rentrer dans nos mœurs ».

Deux années plus tard, la question est de nouveau abordée au congrès de Montpellier. Les textes rappellent que sur proposition de la Fédération du livre, la question de la marque – ou label ou marque de connaissement, les termes évoluant au terme des ans – a été mise plusieurs fois à l’ordre du jour. Elle a pour but « de dire aux consommateurs les produits qu’il doit consommer, ces produits étant faits par des ouvriers jouissant des conditions déterminées par les syndicats ouvriers ». « Il restait à l’appliquer conclut la commission. C’est ce qu’a voulu faire le Comité confédéral en établissant l’affiche-label ci dessous » :

affiche label

Le congrès précise son mode d’emploi : « Cette Affiche-label, apposée à la boutique des commerçants et des patrons acceptant les conditions syndicales, fait connaître à la clientèle ouvrière que, de préférence, elle doit aller dans ces maisons. » Cependant, la CGT reconnaît que « l’affiche-label, nouvellement créée, n’a pas donné des grands résultats à ce jour. Aussi, il importe que les Syndicats qui ont imposé l’affiche aux patrons, fassent connaître à la classe ouvrière et, cela fait, chaque syndiqué a pour devoir d’aller là où l’affiche l’appelle ». L’affiche devait être renouvelée chaque trimestre et imprimée sur du papier de couleur différente.

Au congrès de 1904, la marque syndicale est de nouveau en discussion. Le délégué Bousquet critique le label du Livre qui ne contient pas la mappemonde confédérale qui, si cela se propage dans d’autres syndicats, risque de créer une confusion par la multiplicité des labels. En réalité, derrière cette absence de mappemonde se cachait le débat de savoir si le label devait être fédéral ou confédéral. Pour Villeval, le label appartient aux syndicats qui en sont responsables. En effet, argumente-t-il, si un contrat qui autorise le label est signé avec le patron, c’est le syndicat qui en est responsable. À l’appui de sa démonstration, il cite l’expérience américaine et le courrier du secrétaire général de l’American Federation of Labor (AFL) Gompers qui établit qu’aux États-Unis, « la marque est purement corporative ». La Confédération doit, selon lui, centraliser toutes les marques. Précédemment, un conflit avait eu lieu entre la Fédération du livre et le Comité fédéral à ce sujet lorsque le Livre avait produit sa propre marque. Initiative que le Comité fédéral avait jugée comme empiétant sur ses prérogatives. Villeval rappelle dans son intervention que c’est en 1883, dans le rapport d’Auguste Keufer, un des fondateurs de la Fédération du livre et délégué à l’exposition universelle de Boston, « que nous voyons pour la première fois en France décrire cet instrument de combat ». Selon Villeval, le syndicat du Livre a entretenu depuis une « volumineuse correspondance » avec le mouvement ouvrier américain sur le sujet de la marque afin d’être parfaitement documenté sur le sujet et avait naturellement ouvert la voie de cette méthode de lutte. « Il est absolument nécessaire que chaque corporation ait une marque distinctive… » poursuit le délégué, car « il faut que…que nous jouissions de l’autonomie la plus large dans nos organisations respectives et cette autonomie ne peut plus s’arrêter à la marque syndicale qu’à toute autre question ». Luquet rappelle de son côté que « c’est la fédération des coiffeurs qui elle, la première, demanda au Comité fédéral la création de l’affiche-label ».

En 1918, le congrès de Paris décide de la « création et de la mise en circulation d’un timbre ou cachet de plusieurs dimensions et contenant ces mots : « Syndicat de…, marque syndicale » » ainsi que d’un journal « La marque syndicale » consacré entièrement à cette propagande et paraissant sous le contrôle d’un comité que doit constituer la Fédération du livre. En outre le congrès demande « l’assimilation légale des marques syndicales aux marques commerciales » et décide de « travailler également à l’établissement d’une marque internationale ».

En dépit du volontarisme de la Fédération du Livre, la marque syndicale ne perce pas. Seuls des boulangers, des blanchisseurs et des coopératives l’ont adoptée pendant un temps ainsi que des coiffeurs qui font apposer l’affiche-label sur la vitrine des salons. Dans le secteur du livre, par contre, la marque syndicale s’impose pendant des dizaines d’années. Ces limites posées, on relèvera, qu’en dépit de nombreux autres problèmes qu’affronte la toute jeune CGT, le débat sur la marque syndicale perdure pendant plus de vingt ans et est inscrit à l’ordre du jour de nombre de ses congrès. C’est une préoccupation constante. La marque syndicale constitue une intrusion subversive dans le droit de propriété. En effet la marchandise, chose sacrée des possesseurs des moyens de production, devait avec la marque syndicale déclarer sa conformité aux exigences sociales du syndicat sous peine d’être boycottée et donc ne pas être vendue. La marque syndicale dessine donc précocement en creux la nécessité d’un mouvement de consommateurs. En effet, pour s’appliquer efficacement, ainsi que la Fédération du livre l’explique, elle doit articuler, face aux patrons, les exigences du travailleur-salarié et du travailleur-consommateur. Elle constitue un mode de réappropriation sociale de la marchandise dont la valeur d’usage doit être estampillée d’un signe social positif constitué par la marque syndicale et qui est partagée et exigée par le travailleur et le consommateur.

Pour aller plus loin : Les textes des congrès de la CGT http://www.ihs.cgt.fr/spip.php?rubrique70 et l’article de Jean-Pierre Le Crom sur le label syndical : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/19/45/42/PDF/label-297-309.pdf