Pourquoi chroniquer le film En Guerre sur le site de l’Association Autogestion ? Ce film ne parle à aucun moment de la reprise de l’entreprise par les salarié.e.s, pas plus que d’autogestion, y compris dans la lutte. Tout simplement parce qu’il est une narration absolument extraordinaire de notre économie et des obstacles qui se heurtent sur le chemin d’une dignité pour toutes et tous et d’une démocratie économique, tant ces deux notions sont aujourd’hui profondément synonymes.
La situation peut paraître banale, voire convenue : elle nous rappelle de nombreuses chroniques de fermetures d’entreprises que nous avons récemment connues. L’entreprise Perrin Industrie, filiale du groupe allemand Dimke, va fermer en mettant à la porte ses 1100 salarié.e.s. Comme bien souvent, l’entreprise ne perd pas d’argent mais sa direction a décidé de la fermer parce qu’elle n’en gagne pas assez au regard du rendement qui est demandé par les actionnaires. Il s’agit bien sûr d’une fiction, mais elle a l’immense mérite de mettre à l’écran les multiples dimensions des conflits sociaux d’aujourd’hui ayant trait aux fermetures d’entreprises par de grands groupes. On saluera tout particulièrement le réalisme des dialogues et des reportages télévision qu’on a l’impression d’avoir déjà vus des dizaines de fois. Sans doute, l’effet de la collaboration de Xavier Mathieu, ancien délégué syndical CGT de Continental à Clairvoix, mais aussi du choix du réalisateur de recourir à des acteurs non professionnels – ouvrier.e.s, cadres, avocate – qui jouent leur propre métier dans ce film, sans parler de la performance de Vincent Lindon à se fondre parfaitement dans la situation.
Mais au-delà de la justesse de ton, ce qui nous intéresse ici est le nœud du drame qui se joue. Face à face, deux camps : celui des travailleur.se.s licencié.e.s et celui d’une direction insaisissable partagée entre Jacques Borderie, le directeur local, Guillaume Censier, le directeur de l’entité France et Martin Hauser, le président allemand de l’ensemble du groupe. Au travers de ces deux camps, ce sont deux logiques profondément différentes qui s’affrontent. Pour les premiers, le seul fait que l’entreprise Perrin Industries gagne de l’argent – et donc réalise un équilibre économique – interdit moralement à l’entreprise de licencier, d’autant que les salarié.e.s ont consenti des efforts de compétitivité il y a deux ans. Pour les seconds, représentants d’actionnaires sans visages, il existe un marché boursier et ils ne doivent pas décevoir : le rendement global de l’entreprise doit être au moins conforme à la valorisation boursière du moment, faute de quoi les actions baisseront. C’est l’absurdité d’un capitalisme qui s’est inéluctablement financiarisé que nous vivons ici en direct. L’entreprise peut très bien faire des profits tout en faisant perdre de l’argent aux actionnaires car la valorisation de l’entreprise est donnée par des anticipations de résultats futurs (cf. Impossible compromis entre les classes). D’où la recherche de profits toujours plus importants qui fait dire au délégué syndical Laurent Amédéo – interprété par Vincent Lindon : « Ca n’est jamais assez, on ne leur fait jamais gagner assez d’argent. »
Nous nous retrouvons donc face à deux légitimités qui se retournent vers la force publique en tant qu’arbitre. S’appuyant sur un jugement initial, Jean Grosset, conseiller social de l’Elysée, rappelle que « dans la constitution est inscrit la liberté d’entreprendre. La liberté d’entreprise veut dire qu’un patron peut ouvrir ou fermer une entreprise. » Seule la négociation sur les mesures d’accompagnement sont possibles, mesures d’accompagnement dont les salarié.e.s mesurent la vacuité. Le film montre alors la division inéluctable des salarié.e.s devant une partition jouée d’avance. Comme dans tout conflit social, la question de la sortie de crise est omniprésente : a-t-on établi le bon rapport de force ? Est-ce le bon moment pour négocier ? Certains du Syndicat Indépendant de Perrin Industrie (dont les gilets ressemblent furieusement à ceux de la CFDT) estiment qu’il faut accepter l’inéluctabilité des licenciements et ont engagé en solo une négociation allant jusqu’à se mettre du côté de la direction, des huissiers et de la police pour imposer la « liberté du travail ». Traîtres ou réalistes ?
Après des jours et des jours de grève et d’actions en tout genre, les salarié.e.s obtiennent enfin la possibilité de rencontrer Martin Hauser, le PDG du groupe, avec la présence du conseiller social de l’Élysée. Les salarié.e.s n’arrivent pas les mains vides à cette réunion. Une offre de reprise de la part du groupe Alkam est sur la table, offre appuyée par les pouvoirs publics. C’est alors qu’on mesure tout le mal du non-respect de la promesse de Loi Florange du candidat François Hollande : une loi qui aurait imposé à toute entreprise qui souhaitait fermer une unité de production de rechercher un repreneur et de la céder si celui-ci se présentait, et ce, afin de préserver l’emploi. Le directeur France de Dimke est sans ambigüité : « Nous, on se place uniquement du point de vue du droit, et le droit, la loi française, elle impose une exigence au groupe, c’est de chercher un repreneur. Mais en revanche, la loi française, elle n’impose pas au groupe Dimke de vendre à celui qui veut acheter. »
Nous laisserons le mot de la fin à Martin Hauser répondant à Laurent Amédéo qui affirmait représenter des centaines de salarié.e.s : « Ce n’est pas seulement question de centaines de salariés, il est question de 140 000 salariés du groupe Dimke dans le monde […] Refuser de voir la réalité de ce marché, revient en réalité à vouloir un autre monde, vivre dans un autre monde. Et bien, vous ne m’en voudrez pas, mais moi pour ma part, je vis dans le monde qui nous entoure, dans notre monde. Je vis, j’applique les règles de ce monde. » La réalité du marché dont il parle n’est pas celui des produits et des services, mais celui des capitaux, de ceux qui cherchent tous les jours les meilleurs rendements au mépris de celles et de ceux qui travaillent et permettent ces rendements. Non, nous ne voulons vraiment plus vivre dans ce monde absurde qui ferme des unités de production, non parce qu’elles ne sont pas rentables, mais parce qu’elles ne le sont pas assez. La solution est alors évidente : supprimons ce marché des capitaux, établissons dès maintenant un fonds commun qui sera constitué en confisquant les actuels profits des entreprises de façon à ce que nous ayons la maîtrise des investissements. Cela, la gauche ne le propose pas et c’est ce qui explique sa défaite idéologique et le désespoir dans lequel nous vivons.
Film de 1 h 53 min.
Réalisateur : Stéphane Brizé
avec Vincent Lindon, Mélanie Rover, Jacques Borderie…