coop-mafia1La coopérative sociale Valle del Marro s’est développée au cœur de la Calabre. Dans une région où l’emprise de la ’Ndranghetta – la mafia calabraise – a découragé bien des initiatives, la coopérative récupère les biens – bâtiments ou terrains – que la justice a repris au crime organisé et s’en sert comme outil d’insertion. Une entreprise modèle dont le courage et la portée ont valeur de symbole. « Ici ce n’est pas une terre de la mafia. C’est une terre confisquée à la mafia », résume Don Pino De Masi, référent régional de Libera, la plus grande association anti-mafia de la péninsule. Reportage sur cette terre marquée par la violence mafieuse.

Les carabiniers et leurs unités d’élite l’ont arrêté en juin dans le massif de l’Aspromonte, cette pointe de la péninsule italienne qui descend brusquement sur le détroit de Messine, face à la Sicile. Ernesto Fazzalari, 46 ans, était en cavale depuis 1996, soupçonné, entre autres choses, d’avoir pris part cinq ans plus tôt à la décapitation au couteau d’un chef d’un clan rival de la ’Ndranghetta, la mafia calabraise. Devant le bureau de poste de la petite ville de Taurianova, en présence de nombreux témoins, sa tête est jetée en l’air par l’un des tueurs tandis qu’un autre la prend en joue comme un palet de ball-trap. Les tueurs à gages commettent le même jour trois autres homicides. Sur l’un des cadavres, on comptera 19 impacts laissés par un fusil de chasse à canon scié.

Le souvenir de ces violences hante le récit d’Antonio Napoli, né dans la ville voisine de Cittanova. Là, entre le milieu des années 70 et la fin des années 80, agressions et règlements de compte ont fait une centaine de morts. Antonio Napoli est l’un des fondateurs de la coopérative Valle del Marro, créée en 2003 à quelques kilomètres de Taurianova et Cittanova, dans la ville de Polistena, 12 000 habitants. Dans cette ville, à la fin des années 80, la ’Ndrina [la famille] Longo-Versace régnait en maître.

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Un jour, raconte Antonio, le prêtre Don Pino De Masi, aujourd’hui référent de l’association anti-mafia Libera, organise des activités pour les enfants de la ville sur la place qui fait face à un immeuble luxueux, propriété du clan Longo-Versace. En voyant les enfants, Michele Versace envoie un domestique pour offrir une glace à chacun d’entre eux. Le prêtre explique aux enfants qu’ils doivent refuser et ceux-ci obtempèrent. Pointant l’immeuble du doigt, il dit à l’émissaire des Versace : « Un jour, c’est nous qui serons là. » Après une guerre entre clans rivaux pour le contrôle de la drogue et l’assassinat de deux membres de la famille Versace, l’État reprend peu à peu le contrôle du territoire. Il confisque l’immeuble luxueux des Versace, symbole de leur pouvoir occulte, tellement puissant qu’il est capable de mettre à mal l’autorité publique. « Quand bien des années plus tard l’immeuble confisqué a été confié à notre coopérative, j’ai vu que Don Pino de Masi avait les larmes aux yeux. Jamais il n’aurait pensé que sa folle prophétie se réaliserait un jour », conclut Antonio Napoli.

Une coopérative sociale, agricole, anti-mafia

La coopérative Valle del Marro est une coopérative sociale et mutualiste née d’une double volonté : d’un côté le désir des pouvoirs publics d’externaliser une part de leurs services, de l’autre l’auto-organisation de la société civile désireuse de répondre à des besoins sociaux peu ou mal satisfaits, en apportant des solutions innovantes. Ce qu’on appelle en Italie une coopérative de « type b » : ce ne sont pas les activités de la coopérative qui en font le caractère social, puisqu’il peut s’agir indifféremment d’activités commerciales, industrielles, agricoles ou de service. En revanche, elle se doit d’embaucher au moins pour moitié des employés, qui par leur handicap, psychique ou moteur, trouvent plus difficilement le chemin de l’emploi.

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La coopérative Valle del Marro a une autre spécificité. Comme l’immeuble des Versace, les terrains qu’elle exploite ont tous été saisis à la ’Ndranghetta. Si les familles mafieuses agissent encore souvent en toute impunité, les autorités parviennent toutefois à mettre en évidence le décalage énorme entre le patrimoine acquis et les revenus déclarés. Elles procèdent alors à des confiscations. « La terre n’est pas une richesse productive aux yeux de la ’Ndranghetta, m’explique Antonio. Mais dans une région demeurée très rurale, elle a un fort pouvoir symbolique. Elle marque l’emprise sur le territoire. »

60% de l’espace cultivé par la coopérative est destiné aux oliveraies, le reste aux fruits – oranges, clémentines, kiwis – et à l’horticulture – aubergines, piments. L’huile d’olive biologique est le fleuron de l’entreprise. La production est distribuée dans toute l’Italie, ainsi qu’en Suisse, par des boutiques spécialisées dans le commerce biologique et équitable ainsi que par la grande distribution coopérative. L’association Libera, dont le référent est le prêtre Don Pino De Masi, a aussi développé son site qui sert de vitrine commune à l’ensemble des coopératives anti-mafia.

Construire un autre futur pour le territoire

Rendre productives des terres parfois à moitié abandonnées par leurs précédents propriétaires – occupés à d’autres tâches plus lucratives – est un travail de longue haleine. « Faire pousser des oliviers réclame plusieurs années, la ’ndranghetta le sait pertinemment et elle attend que le travail soit sur le point de porter ses fruits avant d’incendier ou de scier les arbres, décrit Antonio. Son but est de faire le plus de mal possible, de briser la résistance morale de ceux qui entendent construire un autre futur. Elle s’en est pris aussi à notre matériel, mais pour l’instant, il n’y a pas eu d’agression contre les personnes. »

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Antonio raconte tout cela avec passion, vêtu de son tee-shirt à l’effigie de Libera, comme quelqu’un qui a toujours assumé ses choix et les risques qu’ils lui font courir. « Aujourd’hui, les mafieux ne sont plus les maîtres absolus et nous travaillons à donner le goût du travail collectif. » Il cite quelques proverbes qui disent une société minée par le manque de cohésion et la peur : « Occupe-toi de tes affaires et tu vivras cent ans » ou encore « Qui joue seul ne perd jamais. » Le manque de travail est le plus gros problème : « Il y a toute une zone grise qui est sous l’emprise de politiciens et de magistrats corrompus. » Avec ces onze employés, auxquels s’ajoutent entre seize et vingt travailleurs saisonniers, la coopérative n’entend pas apporter une solution de grande ampleur, mais initier un modèle économique basé sur des valeurs de citoyenneté et de respect du bien commun.

Avec les migrants de la plaine de Gioia Tauro

Durant l’hiver, la coopérative fait appel aux travailleurs migrants. « Ils ont du courage à revendre, estime Antonio. Et ils ne sont pas conditionnés par la mentalité locale. » Ils bénéficient ici de contrats en bonne et due forme, une exception dans une région où le travail à la tâche est de mise. Ailleurs, souvent, des contremaîtres appelés « caporaux », anciens travailleurs migrants passés au service des patrons, sélectionnent chaque jour la main d’œuvre contre une partie de sa faible rémunération. Ce système existait avant la vague d’immigration et régissait autrefois l’exploitation des Calabrais les plus pauvres, enfants compris.

En 2010, à Rosarno, à quelques kilomètres de la plaine de Gioia Tauro, les migrants se sont révoltés contre les violences subies. Là encore, la ’Ndranghetta a joué un rôle majeur, une sorte de double jeu pour déchaîner la haine raciste contre ceux-là mêmes dont elle tirait profit. « Ce fut une occasion manquée », explique Antonio, qui salue le travail effectué depuis, à Gioia Tauro, par les syndicalistes de rue de la FLAI-CGIL, la section du grand syndicat national (équivalent de la CGT française), dédié aux travailleurs saisonniers. Celeste Logiacco, sa secrétaire depuis février 2014, a vu porter la même année une proposition de loi régionale contre le « caporalat ». Elle a été adoptée en mars 2016.

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Approchés par les syndicalistes sur les lieux de leur embauche, certains migrants ont fini par dépasser leurs peurs et par s’organiser. Une grève est lancée en décembre 2015. Un jeune Burkinabé est devenu permanent à la CGIL. Plusieurs opérations de police ont été menées, du fait des différences énormes entre le nombre de travailleurs déclarés et la production de certaines exploitations, et ont entraîné des amendes et des arrestations. Et Antonio de citer l’un des livres les plus célèbres de Don Milani, inspirateur de ceux qu’on a nommés en Italie les catho-communistes : « L’obéissance n’est plus une vertu. »

Une chose est sûre, si à l’échelle nationale et très au-delà, la ’Ndranghetta est plus puissante que jamais, contrôlant par exemple 80% du commerce de la cocaïne en Europe, localement, le courage commence à payer. Dans l’ancien immeuble de la famille Versace, la coopérative a installé une bibliothèque et s’apprête à ouvrir une auberge de jeunesse. Toute l’année, organisations régionales et nationales s’y retrouvent pour des rencontres sur la citoyenneté.

Photo de une : source Coop Italia

Photos © Olivier Favier :
– Une oliveraie. Au premier plan, des plantations de l’année, en remplacement aux saccages récents de la ’Ndranghetta. En arrière-plan, le massif de l’Aspromonte, connu pour avoir caché de nombreuses personnes enlevées pour rançon, ainsi que des criminels en cavale.
– Antonio Napoli dans la bibliothèque du « centre polyfonctionnel » de la coopérative, un bien confisqué à la ’Ndranghetta.
– Quelques produits de la coopérative Valle del Marro. « Les saveurs et les savoirs de Libera. » Le logo de l’association anti-mafia apparaît sur les produits de plusieurs coopératives, en Sicile, en Campanie, en Calabre ou dans les Pouilles.
– La place Giuseppe Valarioti, du nom d’un ancien élu communiste assassiné par la ’Ndranghetta en 1980.

Article original : http://www.bastamag.net/En-Italie-une-cooperative-resiste-a-la-Mafia-calabraise-et-offre-un-autre-futur