Comme l’indique Charles Jacquier dans son introduction, Lip c’est d’abord « la plus grande grève générale sauvage de l’histoire ». Et ce livre « évoque un combat exemplaire qui modifie en profondeur la vie de toutes celles et de tous ceux qui y participèrent ». Le préfacier souligne : « C’est sans doute cette tension entre une lutte restée dans les annales de l’histoire ouvrière et la vision à hauteur de femme d’une travailleuse fortement impliquée dans ce conflit qui fait tout le prix et tout l’intérêt de ce témoignage », parle des nouvelles formes de lutte, de méthodes d’action directe, de victoire incontestable des salarié-e-s, et d’une autre histoire plus funeste avec la liquidation en 1977…
Dans un premier temps, en suivant la chronologie, je souligne certains éléments indiqués par Monique Piton. Je reviendrai dans un second temps sur quelques points toujours d’actualité de cette lutte des Lip.
L’auteure mêle à juste titre la vie, des éléments de sa vie, les analyses dans et hors des murs de l’usine, la situation de travailleur/travailleuse et de femme.
Elle parle, entre autres, du droit à l’avortement, des réunions de personnel, de la création du « Comité d’action Lip », des relations avec les cadres, des blouses blanches, des bleu de travail, de la manufacture, de la production de montres, des inquiétudes sur l’avenir, des bruits, des cadences, des affiches, du déménagement d’une partie des stocks de montres par les cadres, de déracinement, « nous luttons pour ne pas être des déracinés », de solidarité, de l’écriture d’un petit feuilleton « il était un petit navire », de prise « du pouvoir dans notre entreprise », d’explications dans la rue, « Nous sortions en blouse blanche, les mécanos en bleu. Ces blouses devinrent un peu notre symbole », des sous-traitants, de mobilisation des femmes…
L’auteure souligne l’atmosphère de sympathie, les réunions chaque matin du Comité d’action, « Le comité d’action est un lieu de libre parole par excellence », de la CFDT, de la CGT, de grande manifestation à Besançon, de l’attaque des CRS, de la décision du « plus sensationnel hold-up du siècle » : « On concevait très bien l’illégalité de notre opération, mais très bien aussi sa portée et la force que ça allait nous donner » et « Le stock, soit plus d’un milliard en montres finies, a été prélevé en deux fois et mis à l’abri. On l’a appelé notre « trésor de guerre ». »
La grande manif du 15 juin, « Nous réfléchissons, le Comité d’action fait part aux délégués d’une idée qui fut qualifiée de géniale par la suite. Fabriquer et vendre ! Fabriquer sans patrons, remettre en route l’usine sans patrons ! Vendre les montres que nous fabriquerons ! Garder le stock comme otage, ne pas y toucher, ne le rendre que lorsqu’on aura un protocole d’accord précisant : pas de licenciement. Fabriquer pour se payer, rester dans NOTRE usine », les cadres refusent de s’associer aux travailleurs/travailleuses pour la vente, « On se passera d’eux », le travail en commissions, la grande fresque peinte dans le hall de réception, les relations avec les comités d’entreprise…
Monique Piton évoque le changement dans les relations au travail « Ils ont enfin une marge de contrôle suffisante pour ne pas se sentir stupides. Les tâches ne sont plus monotones ou dénuées de sens », les difficultés de l’unité syndicale et les pratiques de la CGT, la grande démocratie chez Lip, les visiteurs/visiteuses de l’usine libérée…
Jugement du tribunal de commerce, Lip en liquidation, les divergences syndicales, en voyage, « Très fière de notre action, je raconte : je suis une Lip », le grand rendez-vous des Comités en lutte, la situation des ouvriers, la situation des femmes, celle des immigré-e-s, débats autour des différences de salaire, les conditions de Monsieur Giraud…
L’envahissement de Lip, les CRS, la population, « Les gens se rassemblent devant les gardes mobiles casqués, armés de boucliers et de matraques qui restent impassibles sous les injures », l’usine ne pourra pas tourner sans les Lip d’autant que des pièces de machine ont été prélevées, « L’usine Lip est désormais appelée : Lip-Caserne », les affrontements, le meeting au Palais des sports de Besançon, les grèves de solidarité, le Larzac, Besançon ville occupée, l’atelier clandestin, « constituer les ouvriers en une communauté ouvrière vivante et l’ouvrir vers l’extérieur », les syndicats et le Comité d’action, la grande marche nationale du 29 septembre 1973 sur Besançon…
Metro Balard, l’arrestation, « Alors le 13 octobre1973, on a voté », la lutte continue, Lip n’est pas fini, non au démantèlement – non aux licenciement, polémiques syndicales autour du Comité d’action, Carole Roussopoulos, Delphine Seyring, La Mutualité…
Le vote à main levée, le oui, l’accord sera signé, « Je l’ai aimé ce conflit, jamais quiconque ne l’ayant pas vécu ne pourra comprendre tout à fait ce qu’on éprouve » (Quiconque a participé à une grève majoritaire dans une entreprise, à participé à l’animation de luttes, d’assemblées générales, de comité de grève, comprendra, au plus intime d’elle même ou de lui même, tous les sens de cette phrase…)
Après. Dernier chapitre. Et pour conclure. « Nous avons lutté solidairement, en 1973 et 1974, jusqu’à ce que soient signés les accords stipulant qu’on serait TOUS réembauchés dans Notre usine. Nous avons rendu toutes les montres qui avaient constitué notre trésor de guerre ».
Pour ce récit, sa densité, ses détails, la lucidité des analyses, merci Monique.
J’ai volontairement omis de citer les noms de syndicalistes ou de proches de l’auteure.
Dans sa conclusion, Monique Piton écrit : « il n’y aura jamais autogestion tant qu’il n’y aura pas d’égalité entre hommes et femmes, tant que les intellectuels, les orateurs se croiront supérieurs aux manuels, ne respecteront pas mieux celles et ceux qui nettoient les WC »
La lutte des travailleuses et des travailleurs de Lip nous parle toujours, et pas seulement comme un écho d’une grande grève passée. Faire tourner une usine sans patron, produire et se payer reste d’une actualité brulante pour les centaines d’usines récupérés, pour des milliers de salarié-e-s à travers le monde.
Les formes démocratiques de gestion de la grève, assemblées générales, comités d’actions ont prouvé leur supériorité pour la mobilisation unitaire, pour la participation directe de la majorité des salarié-e-s, la simple unité syndicale ne suffisant pas. A chaque fois, il convient d’inventer collectivement les formes qui permettent à toutes et tous les salarié-e-s et à chacun-e d’elles/eux de s’exprimer, de participer aux décisions…
Les salarié-e-s sont des travailleuses et des travailleurs, leurs revendications dans l’entreprise comme à l’extérieur devraient être prise en charge par les organisations syndicales et des structures d’auto-organisation adéquates à chaque problème. Briser les murs entre les salarié-e-s, briser la dichotomie entre salarié-e-s et citoyen-ne-s, briser toutes les divisions engendrées par l’exploitation et les dominations… Oui « C’est possible ! »
De l’auteure :
Mémoires libres : pour-etre-libre-il-faut-faire-taire-sa-peur/
Les Blancs et les Arabes : les-blancs-et-les-arabes/
Monique Piton : C’est possible
Une femme au cœur de la lutte de Lip (1973-1974)
Réédition, Editions L’échappée, Paris 2015, 386 pages, 22 euros
Article original : https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2015/06/07/fabriquer-et-vendre-fabriquer-sans-patrons-remettre-en-route-lusine-sans-patrons/