JETER APRES USAGELa perspective de l’autogestion généralisée, impliquant propriété sociale et pouvoir des travailleurs dans l’entreprise, n’est pas une utopie si un certain nombre de conditions sont réunies, parmi lesquelles :

  • L’élargissement des compétences des travailleuses et des travailleurs avec la formation tant initiale que permanente, prenant en compte bien évidemment l’expérience (c’est le double aspect de la « qualification ») ;
  • Le temps dont chaque travailleur (et pas seulement les représentants du personnel) peut bénéficier pour pouvoir exercer ses droits – qu’ils aillent d’un simple contrôle informatif à la gestion . La réduction du temps de travail est aussi un enjeu de ce point de vue.
  • Et, condition nécessaire, la sécurité de l’emploi pour chaque travailleur dans l’entreprise, comme garantie nécessaire à son implication de longue durée, que ce soit dans le travail comme dans les collectifs de travail (y compris les collectifs de l’action collective, syndicats, etc.). La précarité produit l’effet inverse, l’incertitude du lendemain perturbe la projection dans l’avenir.

Les offensives menées par le patronat (qui trouve malheureusement une écoute au plus haut niveau) dont les discours provocateurs de Gattaz ne sont que les expressions les plus symptomatiques vont bien évidemment à l’encontre de tout cela. Pour lui la « responsabilisation » des salariés signifie soumission à l’autorité patronale, flexibilité. Si leur imagination et leur savoir-faire sont admis, c’est à au service du profit d’une minorité et non au profit de la collectivité toute entière.

Il est donc nécessaire de décortiquer les assertions qui font évidence dans le discours dominant, discours largement repris par les « experts » médiatiques. En effet, beaucoup d’affirmations s’avèrent d’abord des affabulations. Le discrédit est jeté que ce soit sur la « complexité » du Code du travail 1, les seuils en matière de droit à représentation du personnel, le contrôle soi-disant insupportable de l’Etat via l’inspection du travail ou la médecine du travail, le licenciement « impossible » car tout cela entraverait l’embauche ! Sans oublier la dévalorisation de la juridiction prud’homale,

Commençons par la dernière en date de Gattaz, la proposition de supprimer l’exigence d’un motif de licenciement car – n’est-ce-pas – l’obligation de justifier une rupture empêcherait l’embauche. Et en plus chacun « sait bien » que les salariés gagneraient toujours aux prud’hommes. Bref, ce sont les patrons qui ne sont pas en sécurité puisqu’ils ne peuvent licencier sans risques (et, CQFD, nous devrions partout constater que le salarié baigne aujourd’hui dans un sentiment de sécurité. !!!).

Impossible de licencier aujourd’hui? Prenons d’abord les chiffres : un million de ruptures chaque année, dont près de 700 000 licenciements (et plus de 300 000 ruptures amiables). Est-ce que tous les salariés vont aux prud’hommes ? Non ! Un peu plus de 200 000 demandes par an (dont 92% émanant de salariés) sont portées devant les conseils de prud’hommes, mais uniquement 100 000 procédures vont jusqu’au bout, les autres 100 000 se concluant bien avant par accords, irrecevabilités, abandon du procès. Quant au résultat final, 30% des demandes sont rejetées, 70% sont satisfaites en totalité ou en partie. Calculons bien, 4 salariés licenciés sur 5 ne font aucun recours, et au total ce sont 70 000 condamnations (sur 700 000 licenciements), en admettant que tous les recours aux prud’hommes soient fondés sur la contestation du licenciement (il y a d’autres cas, voir les statistiques du ministère de la Justice, et celles du Conseil des prudhommes de Paris). Dans la loterie, le licencieur a un risque de 10% de payer plus (et cela rentre dans les frais généraux de l’entreprise et non sur sa cagnotte personnelle), le licencié lui c’est 100% puisque -même s’il obtient une indemnisation – il n’y a aucune obligation de réintégration 2.

Le sentiment d’insécurité patronal, s’il existe, est donc largement le produit de campagnes de désinformation menées par les organisations « représentatives » du patronat 3. Or, que l’on sache, les organisations professionnelles ne mènent pas campagne contre l’insécurité juridique qui est aussi le lot de toute activité commerciale, industrielle, économique. Regardez les réformes et la taille du Code de commerce ! Les réformes sur les prescriptions. Penchez-vous sur les litiges en matière de baux commerciaux, les hésitations des tribunaux, les retournements de la Cour de cassation, et vous verrez aussi de la complexité et de l’alea juridique. Pourtant, les organisations professionnelles ne sont guère montées à l’assaut et la réforme des tribunaux de commerce est une vieille anguille qui demeure insaisissable ! Mais là, point de déclarations tonitruantes, pas de dénonciation du « conservatisme » des syndicats.

Revenons donc à cette revendication du licenciement sans motif ! Il serait injurieux d’attribuer de l’inculture historique à Gattaz le jeune, fils de Gattaz l’ancien (qui fut aussi président du CNPF, ancien nom du MEDEF). S’il n’est pas dans l’ignorance, c’est qu’il est dans l’omission. Qu’apporterait la suppression de la motivation du licenciement? l’absence de recours ? Cela n’est pas certain.

Revenons donc quatre décennies en arrière. C’est en 1973 (Pompidou président, Messmer Premier ministre) que fut adoptée la loi obligeant à motiver tout licenciement par une cause « réelle et sérieuse ». Ce n’est pas l’interdiction du licenciement, mais de donner la possibilité pour le tribunal, en l’occurrence le conseil des prud’hommes, s’il était saisi (ce qui n’a jamais été la majorité des cas) de pouvoir vérifier la réalité de la cause du licenciement pour le valider ou non. Que l’on sache, quand un employeur répudie (pardon, quand il licencie) un salarié, il doit bien y avoir un motif, qu’il soit économique ou qu’il ressorte d’une faute du salarié ! Pourquoi le cacherait-il ?

Comment cela se passait-il avant 1973, car il y a eu un avant. L’employeur pouvait effectivement licencier un salarié sans motiver la rupture, et si le salarié contestait il lui incombait de prouver « l’abus de droit ». La loi de 1928 avait beau demander au juge de mener une « enquête sur les circonstances de la rupture » 4, en réalité c’était au salarié de faire la preuve de son innocence, sans savoir de quoi il était coupable (ce qui permettait à l’employeur de changer et d’inventer en cours de procédure un motif).  Est-ce là que Gattaz veut en revenir, au patron de droit divin ayant droit de vie et de mort sur le contrat de travail ?. Les rapports de forces issus de mai 68 avaient amené à la conclusion d’un accord national interprofessionnel sur la sécurité de l’emploi 5, puis à la loi du 13 juillet 1973 (celle que Gattaz veut abroger), pourtant assez modérée (le professeur Antoine Lyon-Caen estimait que cette loi se contentait d’anesthésier) 6. Mais que les patronats ne se fassent pas d’illusions : sans motifs de licenciement, les recours des salariés pourront – effet pervers et inattendus– en être plus nombreux ! A moins que l’on vise également à entraver le droit d’accès à la justice pour les salariés…

Traitant de rétrogrades, conservateurs, taxant de chauvins et frileux toutes celles et tous ceux qui critiquent les politiques de l’Union Européenne et de la mondialisation libérale, Gattaz n’hésite pas en revanche à prôner la sortie d’un engagement international, à savoir la convention n° 158 de l’OIT. Quand c’est lui qui veut une mesure « nationale » contre une règle internationale, ce n’est pas conservateur, mais révolutionnaire !

Dans un divorce – s’il n’est pas par consentement mutuel – la séparation ne devient légale qu’avec un jugement. Dans le licenciement, la séparation est décidée unilatéralement avant toute décision de justice. Le licenciement, c’est la peine de mort pour le contrat de travail. Drôle de peine qui peut être prononcée avant tout jugement. C’est déjà le cas, mais avec la « libération » du licenciement, l’insécurité des salariés n’en sera que renforcée. Or, pas de citoyenneté effective en état de précarité, pas de liberté d’expression sans garanties.

Conquérir de nouvelles positions implique de savoir défendre ce qui est déjà acquis.

A suivre…

Notes:

  1. Voir l’excellent article de Gilles Balbastre, « Combien de pages valez-vous », dans Le monde diplomatique de novembre 2014.
  2. Seules exceptions, les « salariés protégés », représentants du personnel. Mais le salarié « protégé » peut-être licencié, seule la procédure change (autorisation administrative nécessaire des services du ministère du Travail), et les conséquences du licenciement annulé puisqu’il y a obligation de réintégration. Ce sont en moyenne autour de 20 000 par an qui sont licenciés, et même quand il y a condamnation, peu réintègrent. Il y a loin du droit à l’effectivité du droit !
  3. Quand ceux qui « aiment l’entreprise » contestent la représentative syndicale, c’est bien évidemment les organisations de salariés qui sont visées. Ils oublient de rappeler qu’aux élections prudh’omales le taux de participation dans le collège employeur était jusqu’en 2002 bien plus faible que celui des collèges salariés, et en 2008 il est du même ordre.
  4. P. Virton, Histoire et politique du droit du travail, Bibliothèque de la recherche sociale, Paris, Editions ouvrières, 1968.
  5. La sécurité de l’emploi était déjà inscrite dans le programme du Conseil national de la Résistance.
  6. « La réforme du licenciement à travers la loi du 13 juillet 1973 », Droit social, 1973, p 493.