Michel Lallement, sociologue du travail au CNAM, a publié en 2015 l’ouvrage « L’âge du faire – Hacking, travail, Anarchie », qui relate une enquête de terrain qu’il a effectuée parmi des hackers et makers au sein d’un hackerspace californien. Il y analyse le fonctionnement du hackerspace « Noisebridge », et le renouvellement des formes de travail et d’autonomie qu’il y a constatées.
Reproduisons ici la définition de « hackerspace » donnée par l’auteur:
« hackerspace: espace physiquement situé où des personnes ayant un intérêt
pour les techniques se rassemblent pour travailler sur des projets tout en partageant des équipements, des connaissances et des valeurs communes issues de l’éthique hacker (le travail comme fin en soi, le refus de la hiérarchie,…) ». Notons que « hacker » désigne en anglais un bidouilleur, et pas un pirate informatique (« cracker »).
Partie prenante du mouvement « faire » (make), le hackerspace « Noisebridge », situé dans la baie de San Francisco, est particulièrement connu pour son fonctionnement libertaire, l’importance accordée au consensus et son implication dans des mouvements sociaux tels que « Occupy ».
Ce qui intéresse également l’auteur est la forme de travail originale qui s’y développe: autonome, pour le travail lui-même et sans hiérarchie.
La Californie des années 1960 et 1970: contre culture, développement de l’informatique
Pour préciser le contexte, l’auteur rappelle plusieurs épisodes de l’histoire états-unienne récente, à commencer par l’importance du mouvement communautaire au cours des décennies 1960 et 1970: les communautés (« intentional communities ») compteront jusqu’à 750.000 personnes vers 1970. De nombreuses luttes ont eu lieu au cours des années 1960 et 1970, depuis le combat pour les droits civiques des noirs jusqu’à l’opposition à guerre du Vietnam.
Cette période est également celle de l’essor de l’informatique et des micro-ordinateurs
personnels nés des efforts de passionnés, hobbyistes, universitaires, désireux de fabriquer leur propre ordinateur, à une époque où ces équipements coûteux, encombrants et énergivores restaient réservés à l’armée et aux grandes entreprises.
Les valeurs dominantes dans ces groupes de « hackers » sont alors la passion des technologies, l’intérêt pour le partage des connaissances et le refus des grandes organisations pyramidales.
La micro-informatique personnelle sera pourtant récupérée à cette époque par des entreprises telles que Microsoft et Apple, nées de ces mêmes communautés de hackers désintéressés. Elles draineront pendant de nombreuses années les techniciens, ingénieurs et autodidactes qui participaient ou animaient les clubs plus ou moins formels de passionnés.
Pour Michel Lallement, la Silicon valley, qui abrite quelques uns des plus grands groupes capitalistes mondiaux du secteur des hautes technologies (Apple, Google), a également su absorber à son profit non seulement l’inventivité technique des hackers mais également certaines des valeurs de la contre-culture telles que le primat de la créativité, la remise en cause des hiérarchies pyramidales, etc…
Noisebridge
Le hackerspace ne touche pas de subventions publiques et fait face à des dépenses de 5000 dollars par mois, principalement constituées du loyer. Celles-ci sont couvertes par des cotisations et des dons.
Michel Lallement précise que le hackerspace est principalement fréquenté par des hommes blancs actifs dont l’âge est compris entre 25 et 40 ans, issus des classes moyennes. Ils n’ont pas nécessairement un parcours scolaire réussi mais ont souvent un parent ayant une activité en rapport avec la technique ou une profession artistique.
Les relations entre hommes et femmes posent régulièrement problème, du fait des stéréotypes sexistes concernant les compétences techniques des femmes.
Le hackerspace est un lieu de travail et de partage gratuit de connaissances très variées, allant de la cuisine à l’électronique en passant par la couture. Des présentations de projets personnels des membres ont lieu, des conférences, des cours gratuits permettant à ceux qui les suivent de développer leurs compétences professionnelles.
Le principe de base est celui de la « do-ocracy »: celui ou celle qui prend l’initiative de faire est légitimé.
De nombreuses tensions ont été constatées lors de l’enquête. Elles surviennent par exemple lorsque certains membres abusent de l’alcool et se livrent à des propos sexistes ou homophobes. A l’occasion, des sans-abris dorment dans les locaux, enfreignant les règles édictées par le collectif. L’activité commerciale d’un membre a donné lieu à une occupation d’espace inappropriée que d’autres membres ont contestée. Un certain élitisme pousse certains membres à en dénigrer d’autres aux compétences techniques jugées médiocres.
Les régulations internes sont multiples et peuvent faire appel à la médiation d’un ancien, qui peut conduire à l’expulsion temporaire ou définitive, y compris par l’intermédiaire de la police. Ce type de décision peut être discuté lors de réunions hebdomadaires. La règle de décision étant le consensus, un temps très important est régulièrement consommé en réunions. Plusieurs s’en plaignent, mais ce mode de fonctionnement semble perdurer aujourd’hui.
Autonomie et Travail
Pour Michel Lallement, il n’y a pas d’opposition frontale entre le capitalisme et l’éthique du mouvement « faire ». De nombreux hackers et makers oscillent entre
activités désintéressées et lucratives: certains conçoivent et vendent des
jeux video, des produits alimentaires ou effectuent des prestations de service
informatiques afin de se constituer un revenu.
L’éthique hacker/maker partage certaines valeurs avec celles du capitalisme, comme
la liberté de créer et d’entreprendre. Toutefois pour l’auteur, les hackers de Noisebridge se servent des relations marchandes pour faire vivre la gratuité de certains savoirs, contre leur confiscation par les grands groupes privés, dans ce que l’auteur nomme un « judo social ». Puis il examine le concept d’autonomie, en comparant la situation des hackers/makers à celle, mieux connue des sociologues, des ouvriers de l’entreprise taylorienne contraints à une activité hétéronome. De nombreuses enquêtes analysent les stratégies qu’ils et elles déploient pour conquérir de l’autonomie dans l’hétéronomie, pour éviter la soumission totale (par exemple via l’utilisation détournée des machines, des arrangements avec les régleurs, les rythmes de production, … ).
Les hackers/makers n’ont – eux – pas de supérieurs et choisissent le travail qu’ils
veulent effectuer, avec qui s’associer, mais ils doivent s’assurer des
activités de subsistance, par exemple avec un travail alimentaire.
Pour Michel Lallement, les hackers/makers contribuent à l’invention d’un nouveau
travail, qui est sa propre fin, qui est également plus ouvert et qui favorise
l’égalité.
Webographie: