En un mot, la République, c’est la sociale, qui n’a rien de commun avec les anciennes républiques à esclaves, si chères aux messieurs qui ont fait leurs classes.
Le grand honneur de la Commune de Paris de 1871, c’est de l’avoir compris.
C’est aussi pour cela que, malgré les griefs que les travailleurs peuvent relever contre elle, elle marquera dans l’histoire – véritable révolution populaire – le point de départ de rupture définitive [et sans cesse grandissante] entre le prolétariat et ses exploiteurs [de tous ordres, jusqu’à la disparition de ces derniers], monarchistes absolus ou constitutionnels, républicains plus ou moins radicaux ou même intransigeants.
Et, que les prolétaires ne l’oublient pas, ces derniers ne sont pas les moins dangereux parmi leurs implacables ennemis.

Gustave Lefrançais, dernières phrases de Souvenirs d’un Révolutionnaire, coll. Futur antérieur, Éditions de la Tête de Feuilles 1.

Une tentative de Commune sans suite le 24 mars 1871, une manifestation de soutien le 18 mai devant le Théâtre et peu de choses entre ces deux dates. Peut-on encore parler d’une Commune à Nîmes ? C’est une question et nous demeurerons volontairement dans cette question qui ne se clôt pas par un sens de l’Histoire, mais laisse une ouverture au mouvement social de Nîmes (certainement faible et vigilant quant à la répression éventuelle et possible : juin 48 et le coup d’État de 1851) qui s’était engouffré dans une dynamique plus ample, celle du communalisme et de la République universelle.

Le temps historique du prolétariat

Un aspect essentiel et fondamental de la Commune de Paris fut (et demeure) le fédéralisme. L’appel à la Commune était antérieur au 18 mars mais ce fut la Révolution de ce jour-là, dans sa spontanéité, qui synthétisa toutes les actions et réflexions précédentes, sans mode d’emploi ni guide. D’ailleurs, comme on le lit dans ce numéro, la Commune de Paris ne fut pas la première à se déclarer, Lyon et Marseille la précédèrent. Ce mouvement très populaire et très démocratique du 18 mars ne chercha pas la conquête du pouvoir, mais l’exemple. L’exemple de détermination et d’auto-organisation devait entraîner le maximum de communes à suivre Paris. Les contours de la Révolution du 18 mars (comme elle se nommait elle-même) demeuraient larges et ouverts, tandis qu’elle était inflexible sur la République démocratique et sociale (la Sociale) et les formes politiques qu’elle venait d’inventer (à partir d’une longue incubation, la spontanéité de ce jour de mars et un environnement transnational après le 4 septembre – comme le définit Quentin Deluermoz – même jusqu’à la Martinique : « Ce faisant, la Commune rend visible ce vaste espace de contestation républicaine et socialiste des années 1848-1870, même si, à l’évidence, elle le cristallise d’une manière toute particulière. 2 »

Car la Commune porte en elle une utopie sociale depuis ce moment de juin 1848 où elle se sépare, par la force de la répression, d’un février républicain qui n’aurait pas existé sans elle. Là aussi est la question – une de plus, toujours latente – qui pose déjà celle de la représentation : long chemin (mais parfois bref) que l’on essaiera (que l’on essaie encore) de contourner. La manière toute particulière, décrite par Quentin Deluermoz, intervient là aussi : la Commune n’est pas un dogme, elle ne donne pas de leçons ; nous n’avons pas à lui en donner non plus, mais à l’écouter au plus près ; même dans les apparents silences et vides de la « Commune » de Nîmes qui demeurent encore plus forts, plus interrogatifs, que s’ils avaient été tressés en une Vérité : un récit national. L’absence de la Commune de Nîmes tourne en rond dans la mémoire sociale. Elle se situe dans le passé défini par Walter Benjamin en quelque sorte.

« En écrivant que la Commune de Paris fut importante non par les idéaux qu’elle s’efforça d’atteindre mais par sa propre « existence en acte », Marx soulignait l’absence totale chez les insurgés d’un projet partagé sur la société à venir. La Commune, en ce sens, fut un laboratoire d’inventions politiques, improvisées sur place ou bricolées à partir de scénarios ou d’expressions du passé, repensés selon les besoins du moment, et nourris des désirs nés au cours des réunions populaires de la fin de l’Empire. Menée sous le drapeau de la République universelle, l’insurrection dans la capitale a toujours résisté, en tant qu’événement et en tant qu’élément de la culture politique, à toute intégration fluide dans le récit national. 3 » Et ce que ne dit pas Marx, est que son incroyable analyse marxienne de la Commune, écrite quelques jours après la Semaine sanglante, revient sur ses considérations anti-communalistes (lettres à Engels en 1868) et surtout sur l’État qu’il faut briser (détruire serait plus conforme à la traduction du texte). Il est certain – nous n’en avons aucune preuve, mais cela semble évident – que dans la dynamique, cette existence en acte évoquée ci-dessus qui provenait, de plus, d’elles et d’eux, les prolétaires de la gare, des abattoirs, du marché aux bestiaux, des fabriques de textile, de la bonneterie, des imprimeries… partageaient souvent ces remarques, comme un effet de boomerang : elles et ils ne les ont certainement pas lues ; l’existence n’était pas aussi claire et binaire qu’on l’a supposée ; en revanche, une trace de certitude inconnue plane encore : comme si tout était à recommencer, comme si tout le passé décrit par Walter Benjamin descendait le boulevard des Arènes.

La question que pose l’absence d’une Commune à Nîmes reste une question sans réponse sauf à reposer la question dans le temps. La République sociale qui se montre à Paris ne refuse pas le suffrage universel (la Commune va utiliser les registres des dernières élections), mais l’accentue dans le sens d’une plus grande démocratie, au moyen de la démocratie directe des clubs, des associations, des chambres syndicales, de la Garde nationale et, surtout, de ses décisions quant au contrôle de ses mandataires (et leur révocabilité possible). De plus, cette République sociale, depuis juin 48, n’en reste plus à la simple liberté politique mais aborde la question de fond : l’égalité économique. À partir de là, le jacobinisme se découvre, n’a plus guère d’attrait et l’on voit que Gustave Courbet a raison (et plus qu’à postériori) d’avoir demandé que la Commune ait sa propre idéologie (son idée), plutôt que de singer la Grande Révolution enfermée dans son temps. Précisons qu’il en serait de même pour la Commune de nos jours mais est-ce bien utile de le dire à son sujet ? Il est, bien entendu, que toutes ces questions (toujours des questions neuves, novatrices, révolutionnaires) traversent la pensée collective de la classe ouvrière (à Nîmes comme ailleurs !).

Si l’on considère la supposée différence sociale entre Paris et la Province, l’on est obligés de reconnaître que Nîmes est une ville ouvrière. « Il y a certainement plus d’ouvriers en 1871 à Nîmes qu’à Narbonne », écrit Raymond Huard dans un article de 1996 4, où il nous donne, par ailleurs, de précieux renseignements, telle l’existence d’un club républicain à la Placette (quartier populaire de Nîmes) : « La seule structure sur laquelle peuvent s’appuyer la gauche et l’extrême-gauche nîmoise, c’est un club, le club républicain de la Placette. » Peut-être que ce club (Raymond Huard ne l’écrit pas) est l’ombre portée du journal Le Prolétaire, paru en 1868 ? Toujours est-il, que pour publier ses articles le club doit passer par Les Droits de l’Homme de Montpellier (auquel participe Jules Guesde) : cela ne devait être guère pratique et efficace bien qu’il existât une ligne de chemin de fer entre Nîmes et Montpellier. Mais avant, faudrait-il, peut-être revoir ces notions (justes mais tellement marquées aujourd’hui et quelque peu anachroniques pour l’époque) : de gauche et d’extrême gauche. C’est encore une question ! Question qui ne saurait recouper le clivage énorme, décisif, encore contemporain : communeux/versaillais qui demeure vif et vivant – social – malgré tout, malgré toutes les recherches d’alliance et de consensus (à Nîmes comme ailleurs), peut-être du fait que la Commune – c’est l’une de ses leçons, parmi d’autres – n’a jamais confondu consensus et hégémonie, mots inexistants à l’époque comme autogestion. Autre annotation d’importance dans l’article de Raymond Huard : « Car partout dans notre région, les partisans de la Commune ne sont pas seuls sur la place. Ils doivent livrer à l’intérieur du parti républicain, une âpre lutte pour l’emporter. » La question se poserait peut-être alors, à propos de la position politico-sociale des Républicains (disons bourgeois) par rapport aux Républicains (disons prolétariens) avec la question sociale (autre question plus qu’importante au centre de la différence : les premiers, Républicains, défendant leurs intérêts économiques face à un Quart-état (le prolétariat et les couches populaires, majoritaires), qui s’organise (et dont la Commune est la représentante avouée). Il est à noter aussi que la religion dénie quelque peu la simplicité de l’analyse et vient la compliquer (le quartier de la Placette, par exemple, était réputé d’obédience protestante dans une ville de tradition légitimiste).

« Au Creusot, Dumay [meneur ouvrier de l’usine Schneider] est vaincu avant même d’avoir combattu par la défection de 2 bataillons sur 3 de la Garde nationale et c’est encore la défection de la Garde nationale qui empêche la Commune de tenir à Nîmes le 24 mars. 5 » Et, toujours, dans le riche – considérant l’aridité du sujet – article de Raymond Huard, l’on peut lire un passage significatif extrait de la déclaration de la Société de propagande républicaine de Nîmes, publiée dans le Gard Républicain du 29 mars 1871 : « Le 25 mars, la société […] tout en blâmant fortement certains actes du gouvernement et l’attitude de l’Assemblée qui ont été de nature à provoquer dans Paris une légitime défiance et une légitime irritation, […] N’admet pas que ces actes puissent être considérés comme justifiant l’émeute quand la République existe, quand les Prussiens sont là […] Réprouve énergiquement l’émeute. » Tout est dit, bien dit : Versailles est la République. Sans tomber dans une dichotomie facile, la question est peut-être là : les Républicains conservent leurs biens et les républicains-prolétaires de la Sociale continuent à travailler dans les fabriques et à la tâche à domicile. Cette binarité qui n’est pas une dialectique non plus (une illusion pratique pour certains courants de l’époque) recouvre tout simplement la lutte des classes. La lutte des classes qui n’est pas une rhétorique, une algèbre politique dont le prolétariat serait une valeur d’ajustement ou le vecteur d’une équation, mais, tout simplement, l’émancipation sociale : ce qu’est au fond la Commune !

Que de belles litotes pour la Révolution du 18 mars : défiance et irritation (on se croirait au Café de la Comédie d’alors, à côté du théâtre, en haut du boulevard des arènes). Du 24 mars 1871 au 18 mai, il ne se passe rien à Nîmes, sinon la réprobation de l’émeute par une organisation de défense de la République (mais laquelle ? Poser la question est y répondre, nous semble-t-il !). L’article, maintes fois cité, de Raymond Huart – nous l’en remercions – finit sur le sursaut de la manifestation du 18 mai, certainement en réponse à l’appel de Paschal Grousset du 15 mai : « L’appel de Paris aux grandes villes : à cette date, une manifestation de quelques centaines de personnes arborant un drapeau rouge (en fait un drapeau tricolore dont on avait brûlé le blanc et le bleu) proclama symboliquement la Commune sur le péristyle du théâtre. » Le péristyle du théâtre parle aux nîmois – l’on voit les marches, les colonnes : la solennité gréco-romaine. Le drapeau rouge est symbolique à plus d’un titre. La manifestation se dispersa. Deux jeunes gens furent arrêtés par la suite et l’un d’eux écopa de six mois de prison. « Le 18, à Nîmes, une manifestation, drapeau rouge en tête, parcourt la ville en criant : – vive la Commune ! vive Paris ! à bas Versailles ! 6 » Certainement – et malheureusement – ce sont les archives modernes qui sont au plus près de la réalité, cette réalité inapparente mais tellement marquée de toutes ses absences, de tous ses non-dits, de toutes ses récupérations, de toute sa révolte bouillonnante. Avec le théâtre, nous avons certainement une image de l’intervention des Républicains dans les Communes de Province : ils utilisèrent souvent ce synopsis, comme la représentation-type du 4 septembre 1870 à l’Hôtel de Ville, dont les Trois Jules 7 devinrent les vedettes et Adolphe 8 l’imprésario ; les scénarios se ressemblent et ce serait risible si, à la tombée du rideau, il n’y avait pas des milliers de morts : il y a hésitation, atermoiement, compromission, discussions sans fin, trahison, répression et les républicains-prolétaires se retrouvent seuls (La Guillotière à Lyon….) face à l’armée… avec leurs dernières barricades… C’est un théâtre engagé dont la trame et le thème des pièces sont fort simples : « Chaque propriété qui se crée, c’est un citoyen qui se forme », affirme Gambetta, un an après la Commune. Et, pour ceux qui n’ont rien, le progrès social devrait pourvoir à leur protection, au rythme lent de la législation. Il est vrai que la République a été préparée dans l’opposition au Second Empire par les seuls représentants de la bourgeoisie et des couches moyennes ; elle restera entre leurs mains, d’autant plus conservatrices que le nouvel ordre est issu, non seulement de l’échec de la Commune mais de son rejet. 9 »

« Le 28 [mars] , au moment où Paris s’absorbe dans sa joie, il n’y a plus dans toute la France que deux communes debout, Marseille et Narbonne. 10 » Et la Comuna de Narbona, le club de la Révolution, Émile Digeon…

Ma maire me rementi de tot çò que disiás
Vòli cantar lo vent que parla en lenga d’òc
E Marcelin Albert
E la Comuna de Narbona
E los qu’an tuat los Crosats
E Marcelin Albert
E la Comuna de Narbona
Totes los qu’an cridat : « Libertat ! »

Vos ai parlat d’un país
Que vòl viure !

Un país que vòl viure 11, chanson de Claude Marti (1969).

Notes:

  1. Réédition : La Fabrique , 2017.
  2. Commune(e)s 1870-1871, Quentin Deluermoz, Editions du Seuil, 2020.
  3. L’imaginaire de la Commune, Kristin Ross, Editions La Fabrique, 2015. Titre original : Communal Luxury, The Political Imaginary of the Paris Commune.
  4. « Un échec du mouvement communaliste provincial : le cas de Nîmes », Raymond Huard, La Commune, utopie ou modernité, Presses universitaires de Perpignan, 1996.
  5. Communes de province, Commune de paris 1870-1871, Jeanne Gaillard, Editions Flammarion,1971.
  6. Histoire de la Commune de 1871, Prosper-Olivier Lissagaray, Librairie contemporaine de Henri Kistemaeckers, Bruxelles, 1876.
  7. Fabre, Ferry, Simon.
  8. Thiers
  9. Le procès de la liberté, Michèle Riot-Sarcey, Editions La Découverte, 2016.
  10. Histoire de la Commune de 1871, Prosper-Olivier Lissagaray.
  11. Traduction de l’extrait : Ma mère, je me souviens de tout ce que tu me disais – Je veux chanter le vent qui parle en langue d’Oc – Et Marcelin Albert – Et la Commune de Narbonne – Et ceux qu’ont tué les croisés – Et Marcelin Albert – Et la Commune de Narbonne – Tous ceux qui ont crié « Liberté! » – Je vous ai parlé d’un pays qui veut vivre.