Parce qu’elle a expérimenté, dans une situation de crise sociale, politique et militaire, des formes nouvelles d’organisation sociale ; parce qu’elle a mis en avant le rôle des marginaux dans l’action de changement ; et parce qu’elle a révélé in vivo le lien entre changement dans les rapports sociaux et développement des forces productives, la Commune de Paris, en 1871, peut être qualifiée de laboratoire historique. « Laboratoire historique » n’est pas une métaphore, ni une reprise historiciste de la notion de « laboratoire social ». Il faut prendre l’expression au sens d’expérience concrète, cumulative, enrichissant la théorie politique et sociologique ainsi que la pratique du mouvement ouvrier international.

La contre-culture dans la Commune

-le développement des media d’information
Parmi les forces productives, on peut placer à la fois les forces matérielles proprement dites (moyens et force de travail), mais aussi le savoir social (la science, la technologie, l’idéologie, la littérature, l’art) comme élément intervenant de manière de plus en plus massive dans le procès de travail, à la suite de la révolution industrielle et des débuts de la révolution urbaine.
Prenons l’exemple de l’information. Soixante-dix nouveaux journaux naissent entre le 18 mars et le 21 mai 1871. Ce qu’on a appelé la littérature de colportage connaît un succès foudroyant. Les observateurs les plus hostiles à la Commune reconnaissent, avec un grand étonnement, que « la Commune a donné une singulière impulsion à la papeterie, à l’imprimerie, à l’affichage et aux industries analogues. Jamais la rage de discuter, qu’un ancien Romain signalait déjà comme un trait distinctif de la race gauloise, n’avait envahi tant de cervelles ; jamais l’invention de Gutenberg ne s’était trouvée à pareille corvée … ».
Cette « corvée », Mac Luhan dirait sans doute que Gutenberg et les progrès technologiques l’avaient seuls rendue possible ; le développement des potentialités sociales contenues dans la technologie de Gutenberg ne peut qu’effrayer les partisans de la propreté et de la discrétion. On l’a bien vu en mai-juin 68 en France quand les affiches, les proclamations, les graffiti, les tracts ont envahi les rues de Paris. Qu’un soulèvement populaire brusque et inattendu fasse surgir en quelques jours toute la créativité réprimée, nous le savions déjà à la vue des deux grandes révolutions, la révolution française de 1789 et la révolution russe de 1917. Le développement des forces productives n’est pas absolument mesurable par les analyses économiques en temps normal. Il faut que survienne un temps critique, c’est à-dire un événement que les appareils et les penseurs officiels de la révolution ne prévoient pas forcément, pour que ces forces apparaissent au grand jour, avant de reprendre leur cours souterrain, dès que l’exploitation s’est éteinte.


On en a un autre exemple avec les techniques de reproduction proprement dites : pendant le siège et la Commune, les parisiens ont inventé en quelques jours des procédés pour fabriquer du papier journal extra léger, et des procédés typographiques microscopiques, afin d’économiser le papier, et de pouvoir expédier
journaux et correspondance par ballon ou pigeon-voyageur. La photographie connaît des progrès considérables, qui seront « récupérés» et commercialisés par la suite.
La diffusion des journaux et d’une multitude de textes subit également une transformation remarquable. Les femmes et les enfants – dont on verra plus loin le rôle essentiel dans la révolution – colportent aussi bien les informations écrites que les informations orales. La parole pleine est dans la rue. L’humour aussi. Dans la première partie du siège, un journal intitulé Le Trac, journal des peureux, propose : « En cas de bombardement, le Trac sera porté à domicile jusque dans la cave du souscripteur. .. ».
On laisse volontairement de côté, ici, le développement des autres forces productives, pour s’en tenir au problème de l’information et du savoir social de la collectivité assiégée. Disons simplement que le contenu et le style des journaux et autres textes parus pendant la Commune participent eux aussi de la libération dont il vient d’être question. Des historiens ont été profondément choqués par la violence de l’écriture révolutionnaire. Le beau style, le style noble, et même la décence, sont écartés, au profit d’un style parlé, argotique, né sur les lieux mêmes où il est consommé par les lecteurs. C’est que la Commune n’est pas une révolution élégante, un soulèvement dans les règles.
On va le constater en examinant le rôle des marginaux.

La contre-société des déviants

une révolution de marginaux
« Journalistes aigris, ouvriers mégalomanes, avocats et médecins sans clientèle, ratés de toutes les professions, épaves que poussait le flot révolutionnaire, ils arrivaient tous au pouvoir » raconte un historien réactionnaire de la Commune. Tout en reconnaissant que les voleurs et les tarés n’ont constitué qu’une proportion infime dans le personnel dirigeant de la Commune, ce même historien (qu’il n’est même pas utile de nommer), énumère avec des gloussements d’indignation les appartenances professionnelles de ces fameux « dirigeants », accusés par ailleurs de n’avoir rien dirigé du tout :
9 ouvriers métallurgistes
l cheminot
l ouvrier vannier
l ouvrier menuisier
2 ouvriers chapeliers
l ouvrier teinturier
2 ouvriers relieurs
2 bijoutiers
9 cordonniers
l « gargotier »
l concierge
l vétérinaire
l clerc d’avoué
4 défroqués
1 saltimbanque
2 forçats libérés

Il y avait aussi, ajoute l’historien, deux médecins, trois professeurs ou instituteurs, quatre peintres et de nombreux journalistes, dont Vallès et Delescluze. La proportion de travailleurs manuels restait cependant
supérieure à celle des travailleurs intellectuels. Par rapport aux révolutions de 1789 et de février 1848 – révolutions bourgeoises par excellence – le pouvoir des intellectuels était d’autant plus diminué que, non contents d’être en minorité, ils se recrutaient parmi les petits bourgeois « aigris » ou « ratés » (il est vrai que Robespierre et Marat étaient eux aussi. respectivement un avocat et un médecin « ratés» … ).
Autre caractéristique de la composition sociale des dirigeants de la Commune : Je grand nombre d’artisans. Seuls les neuf métallurgistes peuvent être considérés, avec beaucoup de prudence, comme appartenant au prolétariat de l’industrie, c’est-à-dire au prolétariat le plus exploité. En effet. l’industrie moderne est moins développée dans le Paris de 1871 qu’en province. Par contre, l’artisanat règne encore dans les quartiers du centre et de l’est. A ce sujet, il ne faut pas oublier que les diverses révolutions parisiennes et françaises, de 1789 à 187l, ont eu comme fer de lance le peuple des artisans puis les ouvriers des petites entreprises 1.
Enfin, une caractéristique de la composition sociale du Comité Central de la Commune n’est pas à négliger : il s’agit du nombre relativement élevé de marginaux, et même de déviants. Du reste, toutes les révolutions voient surgir au grand jour des déclassés, des bohèmes, des gens que la veille nul ne prenait au sérieux. Avant la crise, ils croupissaient dans l’ombre, ou se contentaient de discuter dans les cafés, entre deux manifestations d’opposition publique où ils faisaient figure de « provocateurs».
Dans la plupart des révolutions connues, ces marginaux et déviants ne parviennent pas aux premières places. Ils ne deviennent pas des leaders. Intellectuels prestigieux, publicistes de talent, manuels appartenant à « l’aristocratie ouvrière », tels sont en général les nouveaux dirigeants. Avec la Commune, et avec Je siège de Paris par les Prussiens puis par les Versaillais, la sélection s’opère d’elle-même. Les grands noms de la littérature et de la pensée sont ou à Versailles, ou dans leur maison de campagne ou, comme Victor Hugo (la figure la plus prestigieuse de la République née en septembre 70), à l’étranger. Quant à l’Internationale, ou à ce qu’il en reste à l’époque, elle n’est représentée dans sa section française par aucun théoricien ou activiste de premier plan.
Ah ! si Marx ou Engels étaient venus s’enfermer dans Paris assiégé au lieu de se contenter de lire les journaux … Un tel regret est un peu comique, car Marx et Engels n’étaient absolument pas préparés à l’événement, lequel mettait en déroute une bonne partie de leurs analyses et de leurs prévisions.
Tribuns, apôtres, demi-fous, mais aussi « fous à lier» font partie des leaders de la Commune. Tel Jules Allix, célèbre depuis 1850 par sa découverte des « Escargots sympathiques », c’est-à-dire des escargots capables de communiquer à distance et de se transformer en télégrammes vivants. D’inventions burlesques en séjours à l’asile d’aliénés, comment un « déséquilibré » a-t-il pu rejoindre la cohorte des marginaux et des déviants qui, en 1871, allaient faire trembler l’État, la bourgeoisie et l’Europe tout entière ? Mystère que l’historien a bien du mal à résoudre.
Il en va de même pour le rôle des femmes et des enfants : quel scandale aux yeux du professionnel de la politique, en entendant par là tous ceux qui sont consciemment ou non dominés par l’idéologie bourgeoise, du « politique » avant tout : « Plus l’intelligence politique est unilatérale, c’est-à-dire, donc, parfaite, plus elle croit à la toute-puissance de la volonté, plus elle se montre aveugle à l’égard des limites naturelles et spirituelles de la volonté, plus elle est donc incapable de découvrir la source des maux sociaux ». Qui dénonce ainsi les politicards, y compris « les politiciens radicaux et révolutionnaires » ? Marx, en 1845.
Cantinières, ambulancières, barricadières, infirmières, ouvrières, militaires … et épouses ou amantes de soldats. Celles qui se sont battues le mieux et le plus longtemps, note un observateur, sont celles qui avaient perdu dans le combat un époux ou un amant. Celles qui composent le bataillon des « Amazones de la Seine » étonnent le correspondant du Times car elles ne répondent pas à l’image que ce journaliste se fait des
amazones. Ce sont des cuisinières, des blanchisseuses, lasses de travailler tous les jours dans la chaleur accablante et dans un air irrespirable.
Les bordels sont fermés, les prostituées sont libres et beaucoup entrent dans la bataille. A la prison de
femmes de Saint-Lazare, que la Commune n’a pas osé supprimer, la direction et le personnel nommés par la Commune se chargent de faire dépérir de l’intérieur cette institution coercitive. Les lilas qui poussent dans le jardin de la direction sont offerts aux détenues, qui sont invitées dans le cabinet du directeur transformé en salon. Là, on danse. Ailleurs les femmes, « publiques » ou non, animent les bals et les fêtes de quartier. Les mots « joie » et « fête » reviennent sans arrêt sous la plume de l’historien le plus réactionnaire (ce qui confirme qu’Henri Lefebvre et l’Internationale Situationniste n’ont rien inventé !). Les rapports entre homme et femme subissent de profondes transformations. Le féminisme se déploie en des proclamations qui font pâlir les théories des mouvements de libération des femmes les plus actuels : « Les hommes sont des lâches ; ils se disent les maîtres de la création, et ne sont qu’un tas d’imbéciles », proclame « L’appel des femmes patriotes de Montrouge et de Belleville ».
Le bilan de la répression touchant les femmes est éloquent : l 500 femmes, parmi lesquelles 469 étrangères, sont déférées au Conseil de Guerre. 221 sont mariées, 7 sont veuves, 82 sont célibataires, et les autres – l’immense majorité – pratiquent l’union libre sous toutes ses formes, « même les plus simplifiées ». Sur le plan professionnel, on relève I propriétaire (une seule !), 45 concierges, 45 repasseuses, 57 blanchisseuses et 85 domestiques. Les autres n’ont pas de profession fixe.
Laissons l’historien bourgeois avouer sous prétexte de psychologie collective (une « science » promise à un bel avenir, et dont le choc de la Commune a été comme l’acte de naissance) : « Chez beaucoup de femmes, aigries par la souffrance et les privations, l’envie de classe, l’envie démocratique, se doublait d’une jalousie en quelque sorte sexuelle à l’égard des autres femmes plus favorisées par la fortune, mieux armées pour mettre en valeur leur beauté… Ce sentiment, aussi odieux que répandu … », amène des amantes désespérées à se battre jusqu’à la mort sur les barricades des derniers jours. Par leurs bravades, leurs injures, elles « obligent » les vainqueurs à les fusiller.
Tout aussi ténébreuse apparaît à certains historiens l’âme de l’enfant telle qu’elle s’est manifestée pendant la Commune. La perversité polymorphe (que Freud découvrira chez l’enfant quelques dizaines d’années plus tard) éclate avec une telle évidence que le « politique », une fois de plus, ne sait plus que penser… Surtout lorsqu’il s’agit d’enfants sans éducation … et pour cause !
Ruse, agressivité, exhibitionnisme, cruauté, telles sont quelques-unes des « perversités » dont les gosses de la Commune se sont rendus coupables. Le plus impardonnable, c’est qu’« ils prenaient tout du bon côté, même la faim, même les bombes ». Bref, ils étaient, comme les femmes, comme les hommes, à la fête. Mais pas en permanence : ils ont su aussi remplir les devoirs militaires, monter la garde devant les canons, se battre avec acharnement, participer à l’immense effort collectif de production et de lutte armée. Des bandes d’enfants combattent avec des capitaines de douze ans qui se font tuer d’un coup de couteau dans le ventre, et cela dans des combats « simulés », imités de la guerre que se font les adultes. Quant aux combattants réels, ils s’organisent dans des corps de volontaires âgés de 14 à 16 ans : « Vengeurs de Flourens» 2, « Turcos de la Commune », « Pupilles de la Commune ». Plus de cinquante mille au total.
Les Versaillais en arrêtent 651 : 237 ont 16 ans; 226 ont quinze ans ; 103 ont quatorze ans. Les plus jeunes, âgés de 8 et 7 ans, avaient sans doute fait leurs armes dans les combats simulés dont il est question plus haut, avant de se battre pour de bon. Quand on les juge comme les plus « acharnés », les plus « féroces », en invoquant le goût des adolescents pour les utopies et les perversions, ne souligne-t-on pas ce fait (apparu avec les soulèvements de blousons noirs, d’étudiants et de lycéens) que la révolution a quelque chose à voir avec le désir, avec la libido, avec la sexualité ?
Dans la prison de Versailles où ils attendaient de passer en jugement, ces enfants jouaient encore à simuler la bataille entre Versaillais et Insurgés. Les Versaillais étaient presque toujours perdants.

L’apparition des contre-institutions et l’autogestion

On ne va pas passer en revue toutes les décisions et toutes les réalisations de la Commune. On se contentera de mettre l’accent sur l’apparition des forces instituantes, sur leur originalité et sur leurs limites (circonstantielles, historiques).
Au lendemain de la prise de pouvoir, le premier acte instituant consiste à convoquer des élections afin d’élire la Commune. Mais sans attendre, certaines mesures sont prises, qui rompent avec l’ordre institué : abolition de l’armée permanente, amnistie et libération des détenus politiques, suspension des mesures répressives concernant les loyers, les échéances et effets de commerce, les objets déposés au Mont-de-Piété. Ces premières décisions caractérisent la révolution sociale autant que le changement du pouvoir politique.
Ce dernier est vacant. Il n’y a donc pas transmission, négociation, compromis avec l’ancienne classe dirigeante. Tout le personnel des administrations a rejoint Versailles. Paris est vidé de sa classe politique. Comme on l’a vu, la classe intellectuelle a, elle aussi, déserté. Même Monsieur Littré, en pleine fabrication du dictionnaire qui allait lui assurer la célébrité, a fait transporter ses fiches dans sa maison de banlieue et s’est remis au travail, loin des canons. Au moment où une « certaine idée de la France » est en train de vaciller, il s’agit de sauver au moins la langue française …
Que font les révolutionnaires ? Ils proclament et appliquent immédiatement les principes du droit que la bourgeoisie n’utilisait que pour mieux camoufler la réalité de sa domination.

« Conformément au droit républicain, vous vous convoquez vous-mêmes, par l’organe de votre comité, pour donner aux hommes que vous-mêmes aurez élus un mandat que vous-mêmes aurez défini. »
« Votre souveraineté vous est rendue pleine et entière ; vous vous appartenez complètement ; profitez de cette heure précieuse, unique peut-être, pour ressaisir les libertés communales dont jouissent ailleurs les plus humbles villages, et dont vous êtes depuis si longtemps privés. »
« En donnant à votre ville une forte organisation communale, vous y jetterez les assises de votre droit, indestructible base de vos institutions républicaines (souligné par moi, R. L.).
« Cette assemblée fonde l’ordre véritable, le seul durable, en l’appuyant sur le consentement renouvelé d’une majorité souvent consultée. »

Ces phrases magnifiques du Comité Central posent la théorie et la pratique (éphémère) des contre-institutions de lutte de la classe exploitée. Alors que les institutions de la société bourgeoise se servent du parlementarisme pour assurer la délégation de pouvoir et son abandon aux mains de la classe politique, les contre-institutions sont fondées sur l’autogestion sociale des affaires publiques. Le principe des assemblées renouvelables et révocables en permanence, issu de l’expérience du mouvement révolutionnaire et de ses théorisations les plus « utopiques », est, remarquons-le, le principe même des conseils ouvriers qui apparaîtront en Europe au XX eme siècle (Russie, Allemagne, Hongrie, Italie, Espagne, etc.).
Une autre caractéristique des contre-institutions contribue à mettre à jour et à analyser en permanence la négativité contenue dans toute forme de régulation sociale, c’est-à-dire dans toute source du pouvoir : il s’agit de la suppression de l’armée permanente et de son remplacement par une milice populaire directement contrôlée par les assemblées communales. Ainsi l’armée, pas plus que la bureaucratie, n’est plus la base objective, matérielle, de l’ordre établi et des institutions.
La rupture avec· les grandes forces dominantes de la bourgeoisie s’opère aussi, pendant la Commune,
quand l’enseignement est séparé de l’Eglise et devient gratuit. Mais cette rupture se manifeste de mille manières, par exemple lorsque les artistes, sous la conduite du peintre Courbet, s’organisent afin de combattre les institutions culturelles qui font de l’artiste un domestique « doré » de la bourgeoisie.
Le passage de l’autogestion sociale de crise à l’autogestion économique de crise n’est pas aisé à franchir. Dans une économie de siège, sous le signe de la rareté, de l’autarcie, de la lutte politique et militaire
permanente, il n’est pas facile d’innover radicalement. L’autogestion des unités de production pendant la Commune n’est exemplaire que dans la mesure où elle aussi préfigure, annonce, un ordre économique et social que les conseils ouvriers actualiseront plus tard dans des circonstances révolutionnaires moins limitées. Il n’en reste pas moins que la question actuellement débattue de l’autogestion comme forme sociale liée à un développement moyen de l’industrie ou à des pays moyennement industrialisés ne peut être posée correctement si l’on oublie la référence aux laboratoires historiques que sont les crises sociales.
A ce sujet, on peut dire, avec Albert Meister, que l’autogestion est liée à une phase du développement des forces productives, comme l’exemple de la Yougoslavie le montre bien. Mais est-ce suffisant? Enterrer l’autogestion au nom de cette analyse est peut-être un peu hâtif. Un autre paramètre est à considérer, le paramètre de la crise. Car tous les pays moyennement industrialisés, ou tous les secteurs de la moyenne industrie, ne vont pas vers l’autogestion comme vers une « bonne forme » de gestion. En Yougoslavie, en Algérie, c’est un facteur historique – politique et militaire – qui est à l’origine de l’expérience autogestionnaire. Il en va de même – mais pour deux mois seulement — avec la Commune de Paris.
Plutôt que de considérer seulement l’autogestion comme une phase sociale du développement industriel, il serait plus exact de dire que l’autogestion (en dehors de toute fétichisation comme de tout dédain « théorique ») est un analyseur des contradictions entre le développement des forces productives et la reproduction des rapports sociaux. Les institutions sont analysées in vivo par l’autogestion, même si cette dernière ne constitue absolument pas un modèle idéal du socialisme. Comme instrument analytique et de lutte contre l’ordre institué, elle agit bien à la manière de ce qu’on nomme en physique ou en biologie un analyseur : elle produit une information, un savoir (social) sur le fonctionnement et les contradictions du système.
Pour finir, un rappel est nécessaire. Les contre institutions éphémères de la Commune de 1871 ne sont pas réductibles à des événements sans lendemain, à un dérangement insignifiant des structures sociales. Si l’on veut la preuve qu’elles s’inscrivaient dans une dialectique historique, et non dans un pur fantasme proudhonien et utopique, il suffit de considérer que la plupart des grandes innovations institutionnelles de la III ème République ne font que reprendre, en les récupérant et en les canalisant au profit de la nouvelle classe (moyenne) au pouvoir, les innovations de la Commune.
C’est ainsi que la liberté d’association et de réunion, qui sous la Commune a connu une extension inouïe, finira par être institutionnalisée par la loi de 1901 sur la liberté d’association.
Le droit pour les travailleurs de s’unir dans des syndicats sera, lui, reconnu et organisé encore plus tôt, en 1884, par la loi Waldeck-Rousseau.


L’enseignement gratuit et laïque, proclamé par la Commune, deviendra la loi la plus célèbre de la III ème République : entre 1881 et 1885, Jules Ferry attachera son nom à cette transformation institutionnelle radicale.
La séparation de l’État et des églises, liée à l’institution de la laïcité dans l’enseignement, comme on
l’a vu sous la Commune, sera effective après des luttes parlementaires homériques, en 1905.
Quant au contrôle ouvrier dans l’économie, on sait de reste qu’il est toujours d’actualité dans l’idéologie et la législation du néo-capitalisme. C’est dire qu’après la Commune, nombreuses ont été les lois (jamais appliquées, ou de façon toujours restrictive) prônant la « participation » des travailleurs à la gestion ou aux bénéfices de l’entreprise … Dans ce domaine, les « leçons de la Commune » sont toujours actuelles. Le laboratoire historique n’en finit pas de nous apprendre ou de nous rappeler le sens du mouvement ouvrier et du « changement social ».
Reconnaissons donc que la Commune est une révolution de la première époque industrielle : ni l’aviation, ni l’automobile, ni le téléphone n’étaient inventés. C’est sur un fond de ballons, de voitures à chevaux, de chandelles et de gaz, de pigeons voyageurs et de télégraphe optique que le peuple de Paris s’est révolté.
C’est aussi sur un fond social et organisationnel qui n’a pas grand chose à voir avec la théorie classique du prolétariat et de l’organisation révolutionnaire. Comme on l’a vu, les marginaux, et les catégories sociales d’âge et de sexe marginalisés, ont joué un plus grand rôle que le prolétariat industriel au sens actuel du terme. La théorie de l’organisation au sens de Lénine n’est pas tendre pour ces analyseurs sociaux …
Pourtant, si la Commune est la dernière révolution de la société moyennement industrialisée, elle est la première révolution urbaine. La Ville insurgée contre ce qui la nie, contre ce qui nie la pratique urbaine et les formes sociales nouvelles liées à la révolution industrielle et démographique. un bourgeois comme Monsieur Thiers en avait peut-être vaguement conscience, lorsqu’il tirait des révolutions de 1830 et 1848 l’idée d’ouvrir la cité aux canons et aux manœuvres de l’armée : l’urbaniste Haussmann, sous Napoléon III, allait appliquer sur le terrain la prémonition de l’homme politique contre-révolutionnaire. Mais la guérilla urbaine, comme Engels l’avait senti dès juin 1848, n’allait pas moins s’emparer de la capitale et fournir sa forme militaire privilégiée à certaines révolutions modernes.
Enfin il est un élément du décor politique de la Commune qui apparaît non seulement moderne mais
futuriste. La lutte contre les Versaillais s’allume, pour reprendre les paroles que Marx appliquait à la philosophie du droit de Hegel, « sur le sombre fond naturel. .. de l’État». Maintenue dans l’ombre par la tradition marxiste, sabordée par le marxisme légal de Lassale et de ses actuels continuateurs, la stratégie de lutte pour le dépérissement et la disparition de l’État est, depuis la Commune, à l’ordre du jour de la révolution.

Notes:

  1. Les ouvriers des différents corps de métiers: le meuble, le cuir, le bois ; des ouvriers polyvalents de haute qualification professionnelle.
  2. Flourens que « les éphèbes, nous dit Verlaine, appelaient Florence ». Cf. P. Gascar, Rimbaud et la Commune, N.R.F., Paris, 1971.