affichecntA l’occasion du 80e anniversaire de la Révolution espagnole, nous publions en deux parties un article sur les collectivisations en Catalogne (Richard Neuville, 2009).

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Le décret de collectivisations et de contrôle ouvrier

Antoni Castells Duran[1] distingue quatre étapes dans le processus de collectivisation. Lors de la première étape (juillet à octobre 1936), une économie collectiviste se met en marche avec la socialisation de la majorité des entreprises et la constitution de regroupements par secteurs d’activité. L’autogestion ouvrière se développe rapidement mais les partis et les syndicats réformistes (PSUC, Esquerra Republicana et UGT) créent très vite des organismes pour en limiter les effets. L’opposition avec les forces révolutionnaires (CNT, FAI et POUM) s’exacerbe et tourne bientôt à l’affrontement direct.

Le Comité central des milices antifascistes de Catalogne, créé à l’initiative des libertaires, est représentatif des trois grandes idéologies en présence : l’anarchisme, le marxisme et la doctrine républicaine. Trois délégués de la CNT, deux de la FAI, trois de l’UGT, un du PSUC créé le 22 juillet, un du POUM et trois nationalistes catalans y participent. Le 11 août, ce comité constitue  le Conseil d’économie, formé par les mêmes organisations. Il est chargé d’avaliser les acquis révolutionnaires et de coordonner la production et la distribution. A l’extérieur de Barcelone, les comités révolutionnaires ont remplacé les conseils municipaux et exercent l’autorité. Mais le pouvoir dual avec, d’un côté, les organismes révolutionnaires et, de l’autre, le gouvernement de la Généralité montre rapidement ses faiblesses. Les partis républicains s’engouffrent dans ces failles pour exiger une plus grande coordination et une organisation centrale de plus en plus renforcée. Le 27 septembre 1936, alors qu’elle aurait pu imposer sa domination aux autres forces politiques, la CNT accepte de collaborer et entre dans le gouvernement de la Généralité avec trois représentants. La participation des anarcho-syndicalistes à ce gouvernement est une victoire pour les forces républicaines catalanes qui triomphent sur la question de la dualité du pouvoir. Dès lors, elles obtiennent des libertaires la dissolution du Comité antifasciste, des comités révolutionnaires et l’intégration du Conseil économique au gouvernement. En échange, les libertaires parviennent à imposer un décret de collectivisation de l’industrie et des services qui est publié le 24 octobre 1936 par le gouvernement de la Généralité.

Décret collectivisations et contrôle ouvrierCelui-ci réglemente la collectivisation de « toutes les entreprises industrielles et commerciales qui occupaient plus de cent salariés à la date du 30 juin 1936 et celles qui occupaient un nombre inférieur mais dont les patrons ont été déclarés factieux ou ont abandonné l’exploitation ». Sur l’insistance des représentants de la CNT et du POUM, le Conseil concède « qu’exceptionnellement, les entreprises de moins de cent ouvriers pourront être collectivisées après accord intervenu entre la majorité des ouvriers, et le ou les propriétaire(s) » (Art. 2). Il précise le mode d’administration qui « sera assuré par un conseil d’entreprise nommé par les travailleurs, choisi dans leur sein en assemblée générale » (Art.9)[2]. Dans les entreprises non collectivisées, un comité ouvrier de contrôle est obligatoire et représentatif de tous les services (Art.21). Ses missions portent sur le contrôle des conditions de travail, des horaires, des salaires, de l’hygiène et de la sécurité ; le contrôle administratif et le contrôle de la production (Art.22). Il crée des conseils généraux d’industrie, chargés d’organiser la production par branche (Art.25). Ce décret légalise de fait une situation existante dans la plus grande partie de l’industrie et des transports en Catalogne. Seuls l’artisanat et les petits ateliers industriels conservent leur caractère d’entreprise privée mais restent soumis aux dispositions de contrôle ouvrier. Afin de ménager les démocraties occidentales, les entreprises à capitaux étrangers sont respectées, des modalités de compensation et de collaboration sont prévues. Les propriétaires sont invités à discuter le règlement de leur participation avec le Conseil d’économie. Avec cette mesure, il s’agit surtout de préserver particulièrement les intérêts des entreprises britanniques puisque les entreprises Nestlé (suisse) et la compagnie d’engrais Cros (belge) sont collectivisées et le restent jusqu’à la fin de la guerre. Le central téléphonique de Barcelone, propriété de l’entreprise nord-américaine Tell, contrôlé dès les premières heures de la révolution par la CNT et l’UGT, est l’enjeu de la lutte de pouvoir de mai 1937 et il est récupéré par la police catalane avec l’appui du parti communiste pour le compte de la Généralité.

Pour Antoni Castells Duran[3], la promulgation du décret de collectivisations et de contrôle ouvrier, approuvé par toutes les organisations syndicales et politiques, ouvre la seconde étape (octobre 1936 à mai 1937) et « constitue une solution de compromis entre les différentes composantes au gouvernement ». Néanmoins, le processus de collectivisation et de socialisation se poursuit et le décret est interprété différemment selon les entreprises. Pour autant, la concentration et la coordination de la nouvelle économie sont en marche et la légalisation des conquêtes révolutionnaires est atténuée par l’influence politique croissance des opposants aux collectivisations et partisans de l’étatisation. Cette contradiction provoque un affrontement direct dans les premiers jours de mai 1937, lors de la semaine sanglante.

Les étapes du démantèlement

Après les premières conquêtes révolutionnaires, le vent de la contre-révolution souffle déjà, les réformistes composés des communistes du PSUC et des républicains dénoncent l’inefficacité supposée et l’indiscipline des milices (CNT-FAI et POUM) sur le front et font adopter un autre décret par la Généralité qui impose la militarisation des milices (24 octobre 1936). Et ce n’est pas l’entrée de quatre membres de la CNT dans le gouvernement Caballero le 4 novembre 1936 qui permet d’enrayer la contre-offensive. Les républicains limitent désormais le poids et la puissance des révolutionnaires. Le 16 décembre, les communistes obtiennent l’exclusion du POUM du gouvernement catalan.

La troisième étape (mai 1937 à février 1938) commence avec les « faits de mai », l’affrontement armé à Barcelone et dans d’autres territoires catalans entre ceux qui impulsent les transformations révolutionnaires (libertaires et militants du POUM) et ceux qui s’y opposent (républicains, catalanistes et communistes). Durant cette étape, qui voit s’abattre une féroce répression contre le POUM avec l’assassinat de son principal dirigeant, Andreu Nin, par le Guépéou et l’assignation à domicile de Largo Caballero (dirigeant de la gauche socialiste), la CNT-FAI perd son rôle prédominant au niveau politique. Le PSUC prend le contrôle du Conseil d’économie. Dès lors, le contrôle étatiste et celui des bureaucraties syndicales augmentent au détriment de l’autogestion ouvrière et les collectivistes sont contraints à la défensive. Sur les lieux de travail, une forte résistance s’organise malgré tout contre les tentatives d’en finir avec l’expérience initiée en juillet 1936. Mais le reflux du mouvement révolutionnaire est amorcé.

Lors de la quatrième étape (février 1938 à janvier 1939), alors que le POUM est éliminé et que les dirigeants de la CNT-FAI ont abandonné leurs principes libertaires et la défense de l’autogestion ouvrière, les attaques contre les collectivisations se multiplient. Sous l’impulsion des communistes, alliés à la petite bourgeoisie, se développe une politique d’étatisation et de reprivatisation. Malgré cela, de nombreuses entreprises et plusieurs regroupements d’activités restent collectivisés jusqu’à leur suppression par les troupes de Franco.

Une expérience inédite et d’une ampleur considérable

Pour Antoni Castells Duran[4], l’expérience des collectivisations développée en Catalogne durant la période 1936-1939 « constitue l’unique tentative de mise en pratique des principes de socialisme libertaire et autogestionnaire qui a existé dans une société industrielle. C’est, ce qui lui confère une importance exceptionnelle au niveau mondial, tant du point de vue historique qu’économique et social ».

D’une ampleur considérable, elle a concerné 1 million de personnes en Catalogne et 1 million 750 000 personnes, dans l’ensemble du pays[5]. Avec la socialisation de l’économie catalane, les collectivistes prétendaient transformer la propriété privée des moyens de production en propriété collective et exercer la direction et le contrôle direct de l’activité par les travailleurs, dans le but de construire une société plus libre et égalitaire. Les acteurs des collectivisations proposaient l’exercice de la démocratie directe face à la délégation du pouvoir de décision des professionnels de la politique et de l’économie. Ils considéraient que la démocratie et le socialisme devaient se réaliser à partir des lieux de travail et d’habitation. Bien que la socialisation de l’industrie et des services de la Catalogne ait été confrontée par un ensemble de facteurs – la guerre, la division de l’Espagne en deux zones, la division et l’affrontement de la société catalane entre les défenseurs d’alternatives économiques et sociales opposées – qui empêcha leur consolidation et leur développement, les collectivisations permirent d’obtenir d’importants résultats tant au niveau économique que social.

Les collectivisations apportèrent une plus grande égalité sociale – disparition ou diminution des différences salariales, création du salaire familial et amélioration des prestations sanitaires et de retraite – et augmentèrent le niveau culturel et de formation des travailleurs. Elles obtinrent également des succès au niveau économique en améliorant et en rationalisant l’appareil productif et des services, ce que reconnurent par la suite certains opposants. L’expérience collectiviste développée en Catalogne put compter sur la forte implication de la majorité des travailleurs qui défendit les conquêtes quand celles-ci furent menacées par l’environnement politico-militaire comme en mai 1937, date à laquelle elles commencèrent à décliner, ou lors de l’occupation des troupes de Franco quand elles furent éliminées complètement.

Pour Victor Alba[6], la Révolution espagnole fut « la seule authentiquement ouvrière », conduite spontanément par les travailleurs sans initiative initiale de leurs organisations. Ce fut une révolution de la base ouvrière de la société. Les décisions furent adoptées par les travailleurs eux-mêmes au service de leurs propres intérêts. Le prolétariat espagnol ouvrit un chemin qui conduisit vers une société sans classe, dans laquelle les différences sociales, économiques, culturelles dues à la division du travail et aux différentes fonctions dans le processus de production s’estompèrent. Il entreprit bel et bien la construction d’une société socialiste autogestionnaire même s’il renonça au pouvoir politique.

Notes 2e partie

[1] CASTELLS DURAN, Antoni, Les col-lectivitzacions à Barcelona 1936-1939, Hacer, Barcelona, 1993, p.21.

[2] CENDRA i BERTRAN, Ignasi, « El Consell d’Economia de Catalunya (1936-1939), Revolució i contrarevolució en una economia col-lectivizada”  (Le Conseil d’économie de Catalogne (1936-1939), Révolution et contre-révolution dans une économie collectivisée), Abadia de Monserrat, Barcelona, 2006.

[3] CASTELLS DURAN, Antoni, op.cit., p.21.

[4] CASTELLS DURAN, Antoni, op.cit., p.258.

[5] MINTZ, Frank, Autogestion et anarchosyndicalisme, CNT- RP, Paris, 1999, p.46.

[6] ALBA, Victor, Los colectivizadores, Laertes, Barcelona, 2001, p.20.

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