L’article qui suit est extrait d’une pièce de théâtre inédite sur la Commune. Nous avons retenu ici les passages susceptibles de s’insérer dans un numéro de revue concernant directement l’événement politique.
La présentation de cet article a été voulue telle par l’auteur qui, prenant pour exemple la peinture moderne, a développé l’idée selon laquelle un objet ne nous est donné qu’à partir d’un ensemble de relations entre ses fragments constitutifs.
ELEMENTS
Les commémorations sont presque toujours les cendres avec lesquelles on étouffe l’étincelle. Comme elles s’inscrivent dans les mœurs, la prudence incite à fixer leur fonction aliénatrice 1.
L’inertie a figure d’éternité. Identique à elle-même, elle ne prend force que parce qu’elle est d’essence tautologique 2.
Cependant, le cycle a beau être répétitif, l’Histoire se déroule tout de même. L’événement initial dessine le symbole sans lequel la vie quotidienne s’effriterait 3.
ENVOI
Quand la philosophie sera devenue dérision, elle pourra percevoir ce qu’a été la Commune. Paris en 1871 a esquissé un motif d’après lequel la liberté est un jeu 4.
Ne se préoccupant pas de fixer des règles, il a simplement retrouvé l’arcane dont l’absence permettait toutes les tricheries. Sans même le vouloir expressément, il a inauguré une géométrie politique inédite 5.
A l’analyste de la Commune doit faire place le citoyen.
SEQUENCE I
La Commune occupe dans l’histoire du mouvement ouvrier la position de référence absolue. Les querelles en témoignent. Notons en passant qu’à l’usuelle polémique anarchistes-marxistes, répond aujourd’hui le débat qui oppose les lyriques aux positivistes.
Mais il y a davantage que les problèmes idéologiques. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que l’idéologie est une traduction d’un complément existentiel. Évoquer les « conditions économiques » est toujours possible, encore qu’il ne suffise pas de le clamer. D’ailleurs la dimension « objective » n’est pas donnée, mais déchiffrée : celui qui la perçoit reste encore sous le coup de l’aliénation. Marx n’a pas tenu compte du corps …
Cette malformation du projet marxiste s’est trouvée à l’origine d’une myopie et de nombreux préjugés. On n’a pas vu, entre autres, que les communards ont amorcé une « théâtralité » inédite, ne serait-ce que parce qu’ils ont réellement pris en charge la République 6.
Si la philosophie récupère ce que l’idéologie néglige, le socialisme n’est pas la fin de la philosophie, mais l’un de ses commencements absolus.
La commune a cristallisé la poésie du mouvement ouvrier contemporain – c’est-à-dire ce « reste » laissé en friche par la politique. C’est ici que le bât blesse : la crispation idéologique ne pourra pour en parler qu’utiliser des mots, tel « pureté », qu’il faut apprendre à décaper.
SEQUENCE II
Rendre hommage à la Commune, c’est jouer à son tour. Si elle ne le fait, la parole perd de sa gravité.
Peut-elle chanter sans inverser les axiomes les mieux établis ? Incantation, prière, prémonition, elle ne naît qu’en détruisant la gangue dans laquelle gît l’imagination. Ici, la « réalité » devient un cauchemar; et la « vie », un rêve.
C’est alors que la Commune prend figure de mythe. Le reste? Substituts du mythe témoignant d’une peur.
Les déguisements scientifiques ne sont que des protections. L’idéologie en fait des carapaces.
La légende s’inscrit naturellement dans le pro-jet révolutionnaire. La beauté de la Commune ? En avoir été pétrie. Sous quelles formes ? D’une manière artistique.
Les catégories de la pensée courante n’ont plus cours.
La révolution, c’est la prise en charge de la totalité. Soit ! Mais cette totalité exclut-elle ce qui déborde sa transcription ? Exclut-elle l’art ? Exclut-elle le plaisir?
Le Paris de la Commune a pris l’infini pour emblème.
Qu’il ne puisse s’incarner en un pouvoir, ne lui en fera grief que celui qui s’enveloppe dans le discours répressif. La loi de ce censeur témoigne de son puritanisme.
SEQUENCE III
La Commune coïncide avec le rêve qui la tisse. Aucun événement collectif n’a comme elle brisé le discours à sa racine. L’action directe ? La grâce révolutionnaire ? On a beau dresser des nomenclatures, les
valences restent vestiges.
Comment est né ce rêve ? Quelles sont les conditions de son éclosion ? Ne pouvait-il durer davantage ?
Il ne s’avère pas possible de poser de telles questions si l’on n’a pas d’abord laissé la légende s’emparer de soi. Le faisant, celle-ci éveille l’instinct tragique.
En tout cas, il ressort que les multiples thèmes que tresse la Commune, loin d’être issus de modèles théoriques, sont, au contraire, conséquences d’un état d’esprit. L’autogestion, par exemple, n’a pas été (et ne sera jamais) l’application d’un mot d’ordre; mais une création spontanée du peuple.
Si l’idée de Dieu 7 s’amplifie dans la conscience mesure que celle du peuple décroît, c’est que Dieu verrouille l’inconscient. Le nier revient à se préparer des prisons nouvelles.
L’autogestion n’est pas un modèle approximatif vers lequel on tend à se rapprocher, mais l’irruption du peuple dans la philosophie. Il devient inutile de préciser ici que la vie quotidienne scintille alors de mille feux. Mais, peut-être faudrait-il indiquer que la philosophie, tout comme la lumière, n’est point affligée de permanence.
Si le cycle actuel ne s’enlise pas, la Commune passera du statut (inconscient) de totem à celui (conscient) d’hypothèse existentielle. Le saut d’un stade à l’autre ne pourra se faire qu’en coïncidence avec la résolution de la crise.
Cette dernière a beau être collective, elle ne sera intégrée qu’au niveau de l’individu. Le problème est le suivant : « comment passer à l’adolescence sans renier l’enfance? ».
Car la Commune, ce fut un amour platonique.
Mais l’être aux sens rassis ne nous enchante guère.
André NATAF, « L’anniversaire de la Commune », Autogestion et socialisme, n°15, Paris 5e, Mars 1971, p.31-36.
Notes:
- Dans le monde moderne, les partis ont pris la suite des sociétés secrètes initiatiques. Le même confort et les mêmes terreurs les rassemblent. Toutefois, la transmission n’a plus pour objet qu’une présence technique paniquant I’« initié» dès qu’un élément naturel (saison, jour, nuit ou révolution) se profile. ↩
- Si l’éternité est un leurre, la phrase « l’inertie a figure d’éternité » est une tautologie. Sans entrer dans une démonstration de type linguistique, on peut tout de suite noter que l’illusion inhérente aux cérémonies habituelles implique pour logique : « rien ne se passe puisqu’on te l’interdit ». Cette aberration a pour principe de prouver l’immobilité en ne marchant pas. ↩
- Si l’emblème s’effondre, le groupe vit une dépression nerveuse généralisée. Signalons qu’au cours du processus de guérison, le malade passe par l’euphorie et la mauvaise humeur. Il ne s’en sort qu’après avoir exprimé le « refoulé ». ↩
- Lorsque les dieux antiques ont perdu le sourire, ils ont cédé la place à un avatar d’eux-mêmes que les modernes appellent aliénation. Savons-nous ce qu’est la liberté? La philosophie préfère s’interroger sur elle-même (Heidegger) comme un boutiquier classerait ses traites. Par ces questions desquelles toutes les autres découlent, seule la Commune a été constellée ; et c’est ce qui fait son charme. ↩
- L’idée est dans l’air. Léo Ferré chante : « Il faut mettre Euclide dans une poubelle ». La révolution lobatchewskienne qu’on passe sous silence est le plus grand « scandale psychologique » des temps modernes. Elle participe de cette crise qui fait que le scientifique a beau se cramponner, il sent s’agiter dans ses tréfonds un personnage qui ressemble fort à la diseuse de bonne aventure. A la foire donc ! ↩
- La « qualité » d’une société peut se mesurer à celle de son théâtre. Au , théâtre de boulevard » a correspondu la f: République bourgeoise : Le théâtre de la révolution sera fête parce qu’il aura retrouvé la parole perdue – celle du corps. L’archétype du théâtre de boulevard démagogise (spectacle par procuration, clichés, absence du sens de l’autre, etc). Cependant parce que les communards l’ont naïvement assumé, parce qu’ils ont littéralisé l’archétype, ils ont inventé de nouveaux vertiges. Théoriquement formulés, ceux-ci s’enchâssent dans l’éblouissement que donne l’unité libérée des contraintes sociales. Précisons toutefois que la geste n’est restée qu’esquissée. ↩
- Par analogie avec l’univers religieux, la liberté est à l’esclavage ce que Lucifer est à Dieu. Lucifer, c’est-à-dire le monde devenu sensible, le monde vivifié par une existence dont le dialogue est la passion. Si l’aliénation a un poids si grand c’est qu’elle semble « incarner » un impondérable : la mort. Une révolution est une manifestation de nature. La pensée juste est celle qui remplit son rôle prémonitoire. Par la révolution, la vie et la mort déchirent leurs voiles sociologiques. Une révolution est aussi un acte créateur parce que pressentir que l’existence est un jeu abolit le racisme, c’est-à-dire cette croyance (névrotique) d’après laquelle la sensation d’exister est fonction de la capacité à résorber, exclure, liquider, sacrifier l’autre. La révolution, et la Commune l’a bien montré, c’est le contraire de la guerre. ↩