Le premier mouvement coopératif américain s’est développé parmi les natifs du continent : les tribus indiennes. La famille élargie indienne mettait tout en commun. La propriété privée des ressources naturelles était inconnue. Les moyens des productions étaient partagés. La tribu des Soshone, proches des Comanches, pratiquait collectivement la chasse aux lapins à l’aide de filets dont la propriété était collective. La confédération des Iroquois, par exemple, pratiquait une démocratie tribale à une large échelle. Le consensus était la méthode privilégiée pour toute prise de décision affectant la vie des tribus. Cette pratique du « commun » s’étendait à l’ensemble des tribus indiennes.
Les premiers colons anglais qui s’installèrent sur le sol américain, organisés sous la forme coopérative, devaient rembourser à des sociétés de crédit le prix de leur voyage à des financiers anglais. Cependant, ils entrèrent vite en conflit avec les financiers londoniens qui voyaient d’un mauvais œil leur autonomie croissante. Dès 1623, un gouvernement de rébellion est élu, selon le principe un homme (à l’exclusion des femmes) une voix, et gérait la colonie. Cependant, cet esprit démocratique ne devait pas perdurer très longtemps.
Un siècle plus tard, en 1778, la première grève éclate sur le sol américain. Vingt tailleurs de New York cessent le travail en raison d’une réduction de salaire. Afin de pouvoir résister à leur patron et aux briseurs de grève qui avaient pris leur place, ils fondent leur coopérative. En 1791, à Philadelphie le même scénario se reproduit avec des charpentiers qui revendiquent la journée de 10 heures. Au sein de la coopérative qu’ils ont fondée pour faire aboutir leur revendication, ils appliquent la réduction du temps de travail revendiquée. La coopérative, dans l’esprit des grévistes, ne devait durer que le temps de la grève et disparaître avec la reprise du travail. Mais leur grève et leur coopérative connaissent l’échec. Une année plus tard, des cordonniers en lutte pour une augmentation de salaire créent une coopérative de production. Organisés en syndicat, ils gagnent à leur cause la moitié des cordonniers de la ville et, contrairement à leurs prédécesseurs, obtiennent satisfaction sur leurs revendications. La création de coopératives comme moyen de lutte pour résister au patronat se développe. Jusqu’en 1840, alors que la production est basée essentiellement sur l’artisanat, la création de coopératives est relativement facile. L’investissement en machine ou moyen de production est relativement faible. De leur côté, les consommateurs organisent, à leur tour, des coopératives. Le magasin d’Owen fondé en 1825 en est le prototype. Josiah Warren, après être passé par la New Harmony de Robert Owen, crée une coopérative d’échange, Time Store, dont l’unité de compte est le temps de travail, mais le magasin ferme après trois années d’activités. Cette expérience inspira d’autres projets où toute monnaie était exclue.
La coopérative, arme syndicale
Au début des années 1830, le syndicalisme, en plein développement, connaît de nombreuses défaites. Des coopératives sont alors fondées pour employer des syndiqués au chômage. Deux fédérations syndicales apparaissent : la NEAFNOW et la NTU. La première (New England of Farmers, Mechanics and Other Workingmen) était née de la lutte pour la réduction du temps de travail. Pour soutenir ses membres victimes de la répression antisyndicale, une quarantaine de coopératives (magasins, fermes…) avaient été fondées. La NTU (National Trades’ Union), alliance de différents syndicats, défendait l’abolition du salariat au profit d’un système coopératif. Ainsi lorsque les peintres de New York, membres de la NTU, perdent leur grève, ils fondent leur coopérative. En 1847, les fondeurs de Cincinnati connaissent eux aussi une grave défaite et une partie d’entre eux choisit de fonder également, avec succès, leur coopérative de production. Ceux de Pittsburg choisissent de les imiter. L’année d’après, 80 tailleurs de New York empruntent le même chemin à l’issue d’une lutte perdue. Et en nombreux autres endroits les travailleurs font de même.
Durant cette période, l’immigration massive venue d’Europe renforce le développement des idées coopératives, notamment grâce à l’immigration allemande. Wilhelm Weitling, compagnon de Karl Marx, développe une coopérative appelée Communia dans l’Iowa. À l’issue d’une défaite sociale, la coopérative est également expérimentée par Kate Mullan et 300 blanchisseuses de New York qui avaient fondé le premier syndicat de travailleuses, le Collar Laundry Union (CLU). Cependant, les entreprises refusent d’avoir recours à des blanchisseuses syndiquées. En réponse le CLU crée sa propre coopérative de blanchisserie qui doit alors affronter le harcèlement des patrons-clients et le CLU disparaît l’année suivante.
La grande grève de 1877 dans les chemins de fer donna un nouvel élan aux idées coopératives. Durant ce conflit très violent qui engage des dizaines de milliers des cheminots, on voit les grévistes de Pittsburg prendre le contrôle de la ville pendant cinq jours. Au centre du conflit, les Knights of Labor (Chevaliers du travail, KOL) jouent un rôle décisif et le conflit transforme l’organisation. Le KOL est atypique. Il est l’une des premières organisations racialement mixte et compte dans ses rangs 50 000 femmes. À son apogée, en 1886, plus de 700 000 travailleurs en sont adhérents. Entre 50 et 60 magasins coopératifs sont gérés, en 1883, par l’organisation syndicale. La même année, des mineurs de l’Indiana lock-outés décident de louer un terrain minier pour l’exploiter eux-mêmes. Avec l’aide de leur organisation, ils fondent alors la première coopérative de production d’importance. Le KOL consacre 20 000 dollars à l’entreprise, car la coopérative pour les Chevaliers « devait être un lien direct avec la société nouvelle qu’il voulait construire ». Mais des obstacles insurmontables se dressent entravant la distribution du charbon de la coopérative et celle-ci disparaît. Cet échec ne décourage par le KOL qui continue à inciter ses membres à fonder des coopératives. En 1886, il existe entre 185 et 200 coopératives gérés par le KOL dont la moitié était des coopératives de production (mines, fonderies, fabriques de briques…). À la même époque, on recense 334 coopératives ouvrières non affiliées au KOL. Les produits des coopératives de production membres du KOL portent un label pour informer le public de la provenance des produits. Mais ce réseau de coopératives allait bientôt être détruit lorsque le KOL connaît un déclin irréversible. La première raison de la disparition du KOL a été son surprenant refus de soutenir la grève générale pour les huit heures dans lequel l’AFL, nouvelle organisation syndicale toute récente qui organisait principalement les ouvriers qualifiés blancs et mâles, s’engage sans hésiter. Le paradoxe était que les militants du KOL étaient le plus souvent impliqués dans ce mouvement pour la réduction du temps de travail, mais sans que leur organisation en tant que telle n’apparaisse. L’explosion d’une bombe à Haymarket Market à Chicago lors d’un rassemblement contre la répression policière, déclenche une vaste vague de répression qui touche durement le KOL et dont ses coopératives ont été d’abord victimes. Le patronat a compris le danger que représente le mouvement coopératif ouvrier et organise alors un isolement économique systématique de ces organes de résistance. Pour John Curl (Curl, 2009), « la destruction des coopératives des Chevaliers marque la fin d’une période où la masse des salariés recherchait dans la coopérative une stratégie pour libérer leur classe de cet asservissement ».
Au début du 20e siècle la naissance du Socialist Party of America allait redonner de la vigueur au souvent coopératif ouvrier. Le parti, dès sa fondation, a son bureau d’information sur les coopératives et cette question n’est pas absente des discours d’Eugene V. Debbs, son principal dirigeant. Par ailleurs, la nouvelle vague de radicalisme n’est pas sans effet dans le mouvement syndical où dans l’AFL, des militants, ne supportant plus le choix de s’appuyer exclusivement sur l’aristocratie ouvrière, fondent l’Industrial Worker of the World (IWW).
Durant la Première Guerre mondiale, les coopératives de consommateurs se multiplient en raison de l’inflation galopante qui écrase le pouvoir d’achat ouvrier. Ces coopératives ne sont pas isolées des mouvements sociaux. Lors de la grève générale que connaît Seattle en 1919, elles apporteront une aide matérielle aux grévistes, et à l’instar des travailleurs seront, elles aussi, sévèrement réprimées. C’est en 1918 qu’apparaît la première coopérative de consommateurs à Seattle à l’initiative de Carl Lunn, vice-président du syndicat des travailleurs de la blanchisserie. À la fin de 1918, la coopérative compte 253 familles adhérentes. Une autre coopérative est ouverte par le syndicat des bouchers. Lorsque la grève des 35 000 dockers syndiqués à l’AFL éclate, le mouvement coopératif apporte son soutien et ce sont 10 000 miches de pains qui sont distribués aux grévistes. Immédiatement, sur instruction du maire de la ville de Seattle, la police investit les locaux de la coopérative et saisit ses biens. La violence de la réaction peut surprendre mais elle est compréhensible lorsqu’on lit le journal du syndicat qui dresse les perspectives du mouvement : « Si la grève continue, le mouvement ouvrier pourrait être conduit à penser que pour éviter la souffrance générale, il faut recouvrir de plus en plus d’activités SOUS SA PROPRE GESTION » (sic). Devant la menace d’affrontement avec l’armée et sous la pression de la direction de la direction de l’AFL, les grévistes ont dû voter la reprise du travail. La répression qui s’ensuivit visa plus particulièrement le journal du syndicat et les militants du Socialist Party of America et de l’Industrial Worker of the World investis dans le mouvement. Cependant, le mouvement coopératif de Seattle résista et se développa de plus belle jusqu’en 1920, lorsque la reprise économique de courte durée ne lui permit plus de batailler en terme de prix avec le secteur privé. L’intervention de coopératives dans le soutien des conflits du travail était courante.
La coopérative de Charlot
Le mouvement de concentration que connaît l’industrie américaine touche également le secteur du cinéma. Charlot, Charlie Chaplin, avait créé en 1917 sa propre société de production. Cependant, en 1919, le distributeur de ses films fusionna avec Paramount afin de monopoliser et contrôler le secteur. Charlot avec ses amis, Mary Pickford et Douglas Fairbanks, formèrent alors leur propre coopérative de distribution de films, United Artists Studios, pour avoir un contrôle entier sur leur travail. Si, aujourd’hui, United Artists est devenue un géant capitaliste, à ses débuts, elle entretenait de liens avec le mouvement ouvrier coopératif, ce qui n’est pas non plus étranger au bannissement des États-Unis qu’a frappé, en 1952, Charlot, accusé de sympathies communistes par la Commission des activités antiaméricaines. Le FBI s’était en réalité intéressé à lui dès 1911, certainement en raison de ses velléités coopératives.
Avec la dépression de 1929, un nouveau chapitre du mouvement coopératif américain allait s’ouvrir où ce sont surtout, en raison de la crise, les coopératives de consommation qui allaient jouer un rôle de premier plan comme arme d’auto-défense sociale.
Dans la citadelle du capitalisme, la coopérative, comme arme de lutte de classe, a profondément marqué dès son origine les mouvements d’émancipation. Elle permit de construire des bases arrières de repli et de résistance des exploités. Elle est ancrée dans la culture populaire américaine.
Source : For All the People: Uncovering the Hidden History of Cooperation, Cooperative Movements, and Communalism in America, John Curl, PM Press, 2009.