Le Rojava désigne la région historiquement kurde de Syrie. Dans les affres de la révolution syrienne, y est née une forme d’organisation que les habitant-e-s qualifient de « révolution ». Cette révolution n’arrive pas de n’importe où : elle est le résultat du mouvement kurde de Turquie et des réflexions d’Abdullah Öcalan. L’organisation porte le nom de confédéralisme démocratique.
Suite de la première partie
3. Auto-organisation au Rojava
Alors que la révolution syrienne éclate puis se transforme en guerre civile, les Kurdes présents dans le Rojava vont décider de mettre en œuvre ce qu’ils nomment une « troisième voie ». Le PYD s’il n’est pas autorisé en Syrie, a de nombreux militant-e-s sur le terrain, qui œuvrent dans le sens de l’autonomie démocratique depuis plusieurs années. Ce travail et l’existence de leur force d’autodéfense (YPG) vont faciliter l’emprise du PYD sur les régions de peuplement kurde. Ils décrètent trois cantons qui forment le Rojava (Efrin, Kobané, Djezireh) et déclarent l’Autonomie Démocratique en décembre 2013 sur la base d’un « contrat social », expression choisie pour éviter le caractère étatique de « constitution ». Ils créent alors un système d’auto-gouvernement populaire, fondé sur des assemblées communales de voisinage (comprenant plusieurs centaines de ménages chacune), auxquelles n’importe qui peut participer et avec le pouvoir s’exerçant de bas en haut par des députés élus au niveau de la ville et des cantons. Les trois cantons sont unis par ce contrat, mais ne fonctionnent pas nécessairement de la même manière. Le contrat social stipule des principes anti-étatiques, anti-nationalistes, pluriculturels, multilingues et pour l’égalité hommes/femmes. La représentante des « Rojavans », comme les appellent Janet Biehl dans ses carnets de voyage, est une assemblée dénommée le Tev-Dem (Tevgera Civaka Demokratîk). Elle regroupe une centaine de personnes qui sont désignées par les assemblées locales ainsi que les représentant-es de partis et associations de chaque canton. C’est à la fois une assemblée et une coalition. Le Tev-dem a établi des dizaines de comités et groupes dans les quartiers, les villages, les campagnes et les villes avec l’objectif de faire se rencontrer et discuter entre eux-elles les habitant-e-s. Des « maisons du peuple », lieu de sociabilité et d’assemblée, sont créées par quartier.
Tous les paradoxes qui existaient en Turquie se retrouvent ici concernant la place des partis politiques à l’intérieur du mouvement d’auto-organisation. Mais la puissance du mouvement permet de résoudre plus vite les contradictions qui lui sont inhérentes. A contrario, l’état de guerre et l’embargo subit par le Rojava complique les réalisations de la révolution.
Dans ces conditions, voici quelques grands traits, que nous pouvons retenir du projet du Rojava : il n’y a pas d’État. Il n’y a plus de « minorités » au sens où il n’y a pas de caractère national décidé. Chaque langue est reconnue si des citoyens en expriment le besoin. Chaque religion peut être pratiquée mais elle n’intervient pas dans les affaires politiques. L’égalité homme-femme est au centre du projet. Chaque poste à responsabilité, chaque représentation est géré par deux personnes : un homme et une femme. Cela permet à la fois l’égalité des sexes et le contrôle démocratique. Dans les instances représentatives, 40 % sont obligatoirement des femmes. Les femmes ont des assemblées en non-mixité. Elles y traitent des sujets qu’elles estiment les concerner et s’occupent de problèmes concrets comme les violences faites aux femmes. Elles ont aussi créé une force militaire non-mixte qui est aussi une force d’autodéfense contre les violences domestiques, les YPJ.
3.1. Auto-organisation des forces armées YPG / YPJ (Yekîneyên Parastina Jinê)
Les YPG / YPJ sont composées en grande partie de la population du Rojava, mais des renforts nombreux-s-es de Qandil et des Kurdes du nord y ont été envoyé-e-s. L’organisation de la lutte armée relève aussi de formes d’auto-organisation, et ce malgré un commandement installé dans les monts Qandil, au QG du KCK. C’est dans ces montagnes que s’effectue la formation militaire qui dure en général trois mois. Cette formation est proche de ce qu’on trouve dans les académies avec, par ailleurs, l’idée de travailler sur l’ego de chacun-e. Les combattant-e-s s’engagent dans une vie collective, qui peut être qualifiée de « camaraderie ». A Qandil, comme au Rojava, il y a une guérilla de femmes et une guérilla mixte. Toute relation amoureuse est proscrite. Les YPG/YPJ fonctionnent par petit groupe, qui décide chacun-e de son coordinateur-trice. Le coordinateur-trice peut changer et son rôle n’implique pas qu’il-elle soit au-dessus des autres. Chaque combattant-e possède ses armes et les entretient. A côté des guérilleros qui s’engagent pour longtemps et sont formés, le Rojava a vu la naissance de combattant-e-s plus « temporaires ». Bien souvent ces personnes ne restent pas plus de deux mois. Aussi les organisations socialistes et révolutionnaires de Turquie ont créé des unités de combat. Enfin, il y a actuellement des Brigades Internationales qui regroupent environ 130 personnes venues du monde entier pour aider à la reconstruction de Kobane, à la logistique, etc. La camaraderie est très présente face à la mort. Les YPG / YPJ n’abandonnent jamais les corps de leurs camarades et de nombreux cimetières pour les martyrs ont vu le jour au Rojava.
3.2. L’éducation dans le Rojava
Dans le projet de l’autonomie démocratique, l’éducation est centrale. D’une part parce que la création d’un système d’éducation auto-organisé permet de soustraire cette question de la tutelle de l’État, permet d’enseigner dans les langues maternelles et de créer des contenus d’enseignement en accord avec l’autonomie démocratique.
Tout le monde (c’est-à-dire filles comme garçons) est obligé d’aller à l’école à partir de l’âge de 6 ans. L’éducation doit pouvoir se faire dans la langue maternelle des enfants. Par ailleurs, de nombreuses académies ont vu le jour à travers la région. Elles sont destinées aux adultes. Le mot académie a été choisi à la place de celui d’université : « Bien que les universités lors de leur création pensaient s’organiser de manière indépendante du système central, aujourd’hui le mot université résonne bien plus avec un lieu de formation de cadres pour les États. Les académies quant à elles sont un espace dans lequel la société construit elle-même sa force intellectuelle. Et elles existent encore comme des lieux dans lesquels sont produits le savoir et les sciences. 1 » déclare Dorşin Akif, qui enseigne à l’académie des femmes et à celle des sciences sociales. L’éducation doit prendre aussi ses distances vis-à-vis d’un modèle étatique et nationaliste. Les académies servent à l’émancipation des individu-e-s et du collectif. C’est flagrant dans le cas des académies des femmes, dans lesquelles toutes les femmes viennent discuter entre elles, suivre des cours ou des formations. Une académie de « droit » existe aussi dans laquelle des discussions sont faites autour d’un modèle de justice axé sur la médiation et non la vengeance de l’État et la punition.
La séparation enseignant-e / étudiant-e n’est pas à proprement parler existante. Il s’agit plutôt de formation auto-organisée. L’apprentissage par cœur et la vérité tout crue y sont plutôt mal vus. Toute personne qui sait quelque chose ou veut présenter quelque chose peut se trouver enseignante. Ces enseignements comprennent à la fois de l’histoire, de l’anthropologie, de la philosophie, une critique du droit. Le modèle des académies de femmes est le mieux connu et le plus abouti actuellement. Les femmes y travaillent les rapports historiques avec les hommes, l’inégalité à travers les siècles. Y sont développées des critiques du système patriarcal, qui dans les théories d’Öcalan fonctionne main dans la main avec l’État. Cet ensemble a même pris un nom : la jinéalogie (formée à partir de « logie » et jîn (femme) / Jiyan (vie)). Mais les académies sont aussi et surtout des espaces où les femmes s’émancipent et apprennent à fonctionner par elles-mêmes et surtout en égal des hommes.
3.3 L’économie
Le Rojava subit un embargo. Son économie est une économie de guerre. Personne ne se fait payer à l’exception de ceux et celles qui continuent à travailler pour l’État syrien. La nourriture est distribuée et chaque espace tente d’avoir un potager, voire des animaux pour faire du fromage notamment. L’économie commence à prendre forme après des mois de flou dus à la guerre essentiellement. Cependant le contrat social institue que « le système économique dans les provinces doit viser à assurer le bien-être général et en particulier l’octroi du financement de la science et de la technologie. Elle visera à garantir les besoins quotidiens des personnes et à assurer une vie digne. Le monopole est interdit par la loi. Les droits des travailleurs et le développement durable sont garantis. » Le Rojava vit en autosuffisance et des coopératives ont été fondées pour assurer les besoins de chacun. Par ailleurs, l’économie est adossée à un autre grand principe du confédéralisme démocratique : l’écologie. La refonte de l’économie est probablement l’un des plus gros chantiers à venir pour la révolution. À la fois pour permettre effectivement une vie digne, mais aussi pour refuser le capitalisme. Les menaces et pressions en cours à la fois de certains partis kurdes, organisés autour du PDK (Irak) et de la communauté internationale augurent d’un combat qui est loin d’être terminé.
Conclusion
Le modèle d’auto-organisation du mouvement kurde a donc aujourd’hui une quinzaine d’années. Sa mise en œuvre a été très rapide, même si elle est encore loin d’être aboutie. Cette auto-organisation repose au Bakur comme au Rojava sur un mouvement populaire de masse, ce qui permet qu’elle s’enrichisse par la pluralité de ceux et celles qui y apportent des choses. Il faut rappeler que pour les Kurdes, les frontières entre les pays sont celles de la colonisation et donc n’ont de réalités qu’oppressives. De nombreuses familles se sont trouvées séparées de part en part de la frontière. La révolution du Rojava a donc un impact sur toute la région et constitue une source d’inspiration. Cela montre aussi qu’il ne s’agit pas d’un modèle figé. L’évolution spectaculaire du PKK et du mouvement kurde depuis 20 ans donne un aperçu des évolutions possibles d’un mouvement dont la force transcende aujourd’hui tout ce que les révolutionnaires critiques et les autogestionnaires auraient pu imaginer.
Il faut noter qu’un troisième congrès existe expérimentant lui aussi l’autonomie démocratique, mais au niveau de la Turquie : le Congrès Démocratique des Peuples (HDK) qui regroupe un certain nombre de syndicats, organisations LGBTI, organisations féministes, collectifs et parti écologistes, une partie des organisations révolutionnaires de Turquie, et le mouvement kurde. Cette évolution constitue un tournant majeur au Moyen-Orient. Mais tant que la guerre durera en Syrie, l’autonomie démocratique sera en danger. Les velléités d’autres groupes de créer un État-nation kurde constitue aussi une menace pour le confédéralisme démocratique. Ce débat concerne à la fois les Kurdes « entre eux-elles » et les gauches du Moyen-Orient. La situation de la région fait que les groupes divers doivent avancer ensemble vers un projet démocratique qui permette à toutes les cultures de vivre. Cet horizon suppose nécessairement la fin des nationalismes et entrent en contradiction avec les nationalismes arabes tout particulièrement.
Pour en savoir plus (biblio) :
AKKAYA Ahmet Hamdi, and JONGERDEN Joost, « Confederalism and Autonomy in Turkey: The Kurdistan Workers’ Party and the Reinvention of Democracy », In The Kurdish Question in Turkey : New Perspectives on Violence, Representation and Reconciliation, ed. Cengiz Gunes and Welat Zeydanlıoğlu, 186–204. Oxon, UK: Routledge.
BOZARSLAN Hamit, La question kurde. États et minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Sciences po, 1997.
BOZARSLAN Hamit, Le Conflit kurde, Paris, Autrement, 2009.
ÖCALAN Abdullah, La Feuille de route vers les négociations : Carnets de prison, Paris, International Initiative Édition, 2013.
GOLDSTEIN Julien, PIOT Olivier, Kurdistan, la colère d’un peuple sans droits, Paris, Les Petits Matins, 2012.
Site : www.thekurdishquestion.com